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FFMUC 2023 – Let The River Flow (Ellos eatnu – La elva leve) d’Ole Giæver plonge dans l’histoire sombre de la Norvège et du peuple autochtone sámi

Le sort des peuples autochtones, après avoir été colonisés, est celui des tentatives d’extermination, de l’ostracisme, de l’assimilation à marche forcée – souvent par le truchement des instances religieuses du colonisateur sur territoire concerné. On le voit encore de nos jours dans les Amériques du Nord et du Sud, en Asie, en Afrique, en Océanie; l’Europe ne fait bien sûr pas exception. Considérés comme le dernier peuple autochtone d’Europe, en 2023, les Sámis continuent de lutter pour leur survie. En effet, leur territoire, qui traverse quatre pays européens – la Suède, la Norvège, la Finlande et la péninsule de Kola en Russie – attise la convoitise de grands projets énergétiques et miniers : mines de cuivre pour les batteries des voitures électriques, centrales à hydrogène et d’ammoniac verts pour le carburant de paquebots, champs d’éoliennes et construction de barrages. Mais ceci n’est pas nouveau, c’est ce que nous rappelle le cinéaste norvégien Ole Giæver, avec ce film qui relate la lutte des Sámis dans les années septante contre la construction d’un barrage, avec pour dommage collatéral la destruction d’un village entier.

— Ella Marie Hætta Isaksen – Let The River Flow (Ellos eatnu – La elva leve)
© Mer Film

Au cours de l’été 1979, Ester (Ella Marie Hætta Isaksen, chanteuse, actrice et activiste sámie célèbre en Norvège) déménage à Alta, dans le nord de la Norvège, pour commencer à enseigner dans une école primaire. Le racisme envers les Sami est très prégnant, nombre d’autochtones font profil bas, cachent leur appartenance ethnique, voire renient leur culture et leurs traditions. Ester, même si elle parle la langue sámie, s’est éloignée de sa culture. Elle cherche à s’intégrer coûte que coûte, personne à l’école où elle enseigne ne sait qu’elle est Sámie; non seulement elle doit écouter les blagues et remarques racistes envers son peuple, mais elle rit avec les Norvégien∙nes  contre elle-même.
Quelques personnes dans la région militent pour leurs droits, en commençant par des gestes symboliques tels que sortir avec des habits traditionnels et parler leur langue en public. Son cousin Mihkkal (Gard Emil), qui habite également à Alta, fait partie de ces activistes. Il l’emmène dans un camp installé au bord de la rivière Alta pour protester contre la construction d’un barrage approuvé par le gouvernement norvégien. La rivière Alta est la plus riche rivière salmonicole d’Europe du Nord et une source de vie durable pour les Sámis, ce qui n’intéresse personne en Norvège : la production d’électricité est la priorité pour le gouvernement et, pour la population norvégienne, les emplois engendrés. Petit à petit, Ester va se reconnecter avec son peuple, militer pour ses droits, devenir même une figure de proue de la révolte.

Dans Let The River Flow, le cinéaste norvégien rend compte d’événements réels avec des personnages de fiction qui permettent de poser la dramaturgie sur plusieurs niveaux, chacun∙e d’entre eux portant plusieurs couches d’éléments significatifs au socle de la situation générale. L’intelligence de cette écriture concentre tous les maux qui affectent le peuple sámi – le racisme, l’ostracisme, la discrimination, l’acculturation, la paupérisation, la haine de soi, le désœuvrement, l’alcoolisme, le suicide… – sans pour autant les réduire à cette condition de misère dans laquelle la colonisation les renvoie, ni même simplifier à outrance les attitudes des Norvégien∙nes, capables également d’évolution et d’activation de mécanismes universalistes, à l’instar du beau-père d’Ester (Finn Arve Sørbøe), Norvégien, peu enclin à la cause sámie, qui finira par pudiquement exprimer son assentiment à Ester en lui racontant l’acte de désobéissance civile à la sortie de la guerre de nombre d’habitants du Finnmark, dont il faisait partie.

Les magnifiques images, filmées par Marius Matzow Gulbrandsen, des territoires du Grand Nord, des changements de saisons, de la cueillette traditionnelle des baies par la grand-mère d’Ester – superbe personnage qui tient dans sa sobriété toute la tradition d’un peuple qui ne prend jamais plus à la nature que ce dont il a besoin – transportent en elle la tristesse d’un peuple dépouillé de ses traditions, de ses moyens de subsistance, de la beauté de ses joik – chants qui décrivent l’essence d’une personne, d’un lieu ou d’un animal, autant de portraits musicaux qui offrent à chacun∙e sa propre mélodie. Cette tristesse se lit également sur les visages des protagonistes, à commencer par celui d’Ester, imprégnés par cette errance entre les mondes qui empêche de se construire dans son identité, collective comme individuelle.

Let The River Flow (Ellos eatnu – La elva leve) d’Ole Giæver
© Mer Film

Ole Giæver déconstruit de manière efficace la machinerie colonisatrice, dont l’une des composantes les plus performantes et perverses est celle consistant à dissoudre le sentiment d’appartenance, à le décomposer, à monter les gens les un∙es contre les autres, à instiller la peur qui se transmet au sein des familles, qui s’installe dans les subconscients, de générations en générations, repoussant ainsi les velléités de revendications à la marge avec, pour conséquence absurde, que lors de certains actes de protestation, comme on le voit dans le film, il y a plus de militant∙es allogènes qu’autochtones !

« Il n’est pas possible de comprendre l’incidence de l’affaire d’Alta du point de vue des Sámis sans remonter à 1851, année de la mise en œuvre de la politique de « norvégisation » visant à assimiler la population sámie. Les enfants ont été séparés de leurs parents et envoyés dans des internats avec pour but d’en faire des Norvégiens. Ils ont été contraints de cesser de parler leur langue et soumis à une discrimination et à un racisme féroces. La stigmatisation et l’oppression ont été si brutales, et ont persisté pendant tant de générations, que beaucoup ont commencé à cacher leurs racines sámies. Être Sámi était une honte », explique le cinéaste.

Même si le combat d’Alta a échoué, cette mobilisation a permis à une nouvelle génération de Sámis de retrouver confiance en elle et de s’affirmer. En 2023, la lutte continue; elle a besoin d’un élan de solidarité national, d’une attention internationale et d’un engagement civil global. Ella Marie Hætta Isaksen proteste actuellement contre les éoliennes construites sur les terres traditionnellement utilisées par les éleveurs de rennes sámis. La Cour suprême norvégienne a statué en 2021 que deux parcs éoliens violaient les droits des Sámis en vertu des conventions internationales, mais les éoliennes sont toujours en service. En février 2023, elle faisait partie des manifestant∙es qui ont occupé des bâtiments gouvernementaux à Oslo. Ils et elles ont été privé∙es de nourriture, emmené∙es par la police, mais la manifestation a permis d’élargir le cercle des sympathisant∙es avec une couverture médiatique internationale (Reuters, le Washington Post,France24, CNN). Greta Thunberg s’est également jointe à la protestation contre ces parcs éoliens illégaux.

De Ole Giæver; avec Ella Marie Hætta Isaksen, Gard Emil, Sofia Jannok, Beaska Niillas, Marie Kvernmo, Finn Arve Sørbøe, William Sigvaldsen, Mary Sarre, Ivar Beddari, Maria Bock, Robert Amadeus Gaup Mienna, Mikkel Gaup; Norvège, Sápmi, Suède, Finlande; 2023; 123 minutes.

Malik Berkati, Munich

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Malik Berkati

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