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FIFDH 2025 – Les Filles du Nil (Rafaat einy ll sama) de Nada Riyadh et Ayman El Amir : Une exploration saisissante de la liberté de jeunes femmes coptes d’Égypte – Rencontre

Œil d’Or du meilleur long métrage documentaire au Festival de Cannes 2024, Les Filles du Nil de Nada Riyadh et Ayman El Amir a également remporté le Grand Prix de Genève du Festival du film et forum international sur les droits humains 2025.

Les Filles du Nil (Rafaat einy ll sama) de Nada Riyadh et Ayman El Amir
© Felucca Films

Lorsqu’il est question de l’Égypte, que ce soit sur le plan médiatique, social, politique ou cinématographique, Le Caire et Alexandrie occupent le devant de la scène. En revanche, la Haute-Égypte demeure bien souvent réduite à la splendeur de ses sites archéologiques emblématiques – Louxor, Karnak, la Vallée des Rois, la Vallée des Reines, entre autres. Pourtant, si cette région est le berceau de la civilisation pharaonique, elle joue également un rôle central dans l’histoire et la culture coptes. Bien que les chrétiens d’Égypte, représentant environ 10 % de la population, soient présents sur l’ensemble du territoire, la Haute-Égypte abrite de nombreuses communautés ainsi que des monastères et des lieux de pèlerinage majeurs.

C’est dans l’un de ces villages, Al Barsha, que les cinéastes ont posé leur caméra pendant quatre ans, séjournant environ une semaine par mois sur place avec une petite équipe. Ils y ont suivi une troupe de théâtre de rue composée de jeunes femmes libres et créatives. Au moment du tournage, la troupe Panorama Barsha en est à sa deuxième génération. Menée par Majda Massoud, qui rêve de faire du théâtre son métier, elle écrit collectivement ses pièces à portée sociale et les interprète dans l’espace public avec un aplomb et une force remarquables, défiant ainsi les normes d’une société patriarcale et profondément ancrée dans la tradition.

Au fil du tournage, les jeunes femmes grandissent, et à la liberté dont elles jouissent encore jeunes se superpose progressivement la réalité de la condition féminine dans cette région, où le mariage et la vie familiale apparaissent comme des horizons inéluctables. Peu à peu, les cinéastes glissent du théâtre de rue vers un sujet plus intime : la dissonance entre les aspirations de ces jeunes femmes et le chemin de vie qui leur est dévolu.

Le film suit principalement trois d’entre elles : Majda Massoud, Monika Youssef, qui rêve de devenir chanteuse, et Haidi Sameh, déterminée à choisir librement son époux. La relation privilégiée que le couple de cinéastes a su tisser avec elles, mais aussi avec l’ensemble de la communauté villageoise – familles, fiancés de certaines, instances religieuses – permet une immersion exceptionnelle dans un univers rarement représenté au cinéma ou dans les médias. Cela donne lieu à des scènes particulièrement éloquentes : le frère de Majda qui tourne en dérision son art et ses ambitions, le fiancé que Haidi s’est choisi, mais qui lui interdit de poursuivre le théâtre, ou encore son père, déconcerté par la décision soudaine de sa fille d’abandonner la scène pour épouser un jeune homme qui exerce déjà sur elle un contrôle pesant.

Cette proximité avec les protagonistes soulève néanmoins quelques questions : si certaines scènes ne laissent aucun doute quant à leur authenticité, d’autres, bien que manifestement ancrées dans la réalité, semblent avoir été rejouées, ou du moins provoquées, suscitant une réflexion sur la frontière entre documentaire et mise en scène.

Quoi qu’il en soit, ce documentaire offre un regard inédit sur une région méconnue, à travers la voix de jeunes femmes qui s’approprient leur propre récit.

Rencontre avec Nada Riyadh et Ayman El Amir :

Comment avez-vous rencontré la troupe ?

Ayman El Amir : Entre 2014 et 2016, nous travaillions avec une ONG au Caire qui soutient la création artistique des femmes issues de communautés marginalisées, dans une démarche d’émancipation par l’art. Nada a beaucoup voyagé en Haute-Égypte pour prospecter et, dans un village isolé, elle a découvert cette troupe qui l’a profondément impressionnée. Elle m’a alors encouragé à venir sur place, car ces jeunes femmes faisaient quelque chose d’unique et d’audacieux : elles s’accordaient une liberté extraordinaire au sein de leur communauté.
Lorsque nous avons fait leur connaissance, elles ont demandé à voir nos précédents documentaires et ont immédiatement perçu le potentiel du cinéma comme moyen d’expression. Ce sont elles qui nous ont sollicités pour les filmer. Comme nous nous interrogions sur la manière dont leur liberté allait évoluer et résister face aux obstacles et au passage du temps, nous avons décidé d’entamer

Est-ce qu’il y a une tradition de théâtre de rue dans la région ?

Nada Riyadh : Il existait une tradition de théâtre de rue, bien que ce soient traditionnellement les hommes qui se produisent dans l’espace public. Aujourd’hui, cette pratique tend à disparaître, même si l’on trouve encore quelques exemples dans certains villages. Chez les coptes, en revanche, il subsiste une tradition de théâtre cultuel, ce qui facilite une appropriation plus large de cet art comme moyen d’expression.
Dans ce village, un premier groupe de jeunes femmes a fondé cette troupe dans les années 2010, reprenant cet outil non seulement pour parler d’elles-mêmes, mais aussi pour aborder des questions de société plus larges, notamment les droits des femmes. Majda et ses amies en représentent la deuxième génération. Ces jeunes femmes sont les dépositaires d’un patrimoine culturel important de Haute-Égypte, intégrant dans leurs performances des chansons traditionnelles, des contes, etc. Nous avons organisé des ateliers avec elles pour qu’elles développent leurs capacités et affinent leur expression artistique. Elles ont pris la liberté, parfois, de modifier le texte de certaines histoires ou chansons, mais la base reste profondément ancrée dans la culture locale.

Ce qui est impressionnant dans leur art, c’est qu’elles ne se contentent pas d’exprimer leurs colères, leurs rêves ou les injustices qu’elles perçoivent, mais qu’elles interpellent directement le public dans la rue…

Ayman El Amir : C’est précisément ce qui a attiré notre attention sur elles au départ. Nous avions rencontré d’autres groupes dans divers villages, mais ces petites troupes se produisaient généralement dans des espaces fermés. À Al Barsha, en revanche, il n’existe aucun lieu dédié au spectacle, et la rue est leur seule scène possible.
Comme on le voit dans le film, toutes les réactions du public ne sont pas positives, mais cet espace d’expression leur permet d’affirmer leur parole tout en prenant du recul face aux critiques ou aux oppositions.

Mais il y a aussi des femmes dans le public qui leur répondent et vont dans leur sens, c’est un vrai dialogue…

Nada Riyadh : Oui, un véritable mouvement se crée. Un échange s’instaure entre la troupe et la société à laquelle elle s’adresse. Cela ouvre des discussions avec le public et, petit à petit, permet de faire bouger certaines lignes. Par exemple, certaines familles ont renoncé à marier leurs filles trop jeunes.

Il y a, par exemple, le père d’Haidi qui évolue dans le film. C’est intéressant que vous montriez aussi un homme sensible au destin de sa fille…

Ayman El Amir : Oui, et il était crucial pour nous de briser les stéréotypes, tant sur les femmes que sur les hommes. Trop souvent, les femmes sont dépeintes comme des victimes, alors qu’ici, nous montrons des jeunes filles qui revendiquent leur droit de choisir, y compris dans leurs relations amoureuses, comme Haidi, bien qu’elles puissent se tromper. Il en va de même pour les hommes, qui sont souvent représentés comme violents et oppresseurs. Pourtant, il existe aussi des hommes comme le père d’Haidi, qui a passé toute sa vie dans le village et selon ses codes, mais qui se soucie du bonheur de sa fille, parce qu’il l’aime et veut pour elle le meilleur avenir possible. Il n’est d’ailleurs pas le seul dans cette communauté.
Nous tenions à mettre en lumière ce type de personnage également. Malheureusement, le père d’Haidi est décédé pendant le montage du film. Il y a cette dimension très émotionnel pour nous et pour Haidi, car d’une certaine manière, le film conserve sa mémoire et son image.

Votre documentaire ne capture pas un instant T, mais se forge sur le temps long…

Nada Riyadh : L’une des grandes questions que nous nous sommes posées dès le début était celle de la liberté face au temps, car le plus grand obstacle pour elles, ainsi que leur relation à la liberté, réside dans le temps. Le rythme du film suit cette logique : au début, elles jouissent d’une grande liberté dans la rue, ce qui se traduit par un élan, une énergie ; les scènes sont rapides. Au fur et à mesure, les choses ralentissent, jusqu’à une sorte de stagnation, voire un arrêt du temps. Ce défi temporel est peut-être quelque chose qu’elles avaient un peu sous-estimé : comment leurs rêves, leur rébellion et leur liberté allaient-ils résister au passage du temps ?

Ayman El Amir : Nous nous sommes aussi interrogés sur la dynamique du patriarcat. Au départ, nous pensions que celui-ci s’imposait principalement par la violence. Mais en les suivant pendant quatre ans, nous avons réalisé que ce n’était pas le cas. Le patriarcat pouvait aussi s’exprimer par l’ironie, le chantage affectif, voire par l’amour. Et, comme on le voit dans le film, lorsqu’elles commencent à céder au patriarcat, elles disparaissent peu à peu de l’espace public, s’effacent, et finissent par perdre une part d’elles-mêmes.

Le travail de caméra est très intéressant, parfois vous suivez au plus près les protagonistes, on est sur leur dos, vous faîtes des gros plans sur leurs visages, parfois la caméra est fixe…

Nada Riyadh : Nous voulions que les filles soient les héroïnes du film, et l’intention était de les suivre au plus près. Techniquement, cela s’est traduit par un rapport intime avec elles, en nous concentrant sur leurs visages et leurs expressions physiques. Cela nous a pris un peu de temps pour trouver le langage visuel du film, nous étions presque dans leur peau.

Ayman El Amir : Oui, et lorsque les filles se rencontrent pour discuter ou pour répéter, elles sont dans leur espace sécurisé, ce qui explique ces gros plans : nous sommes dans leur intimité. Elles tentent de bâtir une communauté, et quand elles se retrouvent dans un autre environnement, elles interagissent différemment, et la caméra capte cette évolution.

Nada Riyadh : C’est aussi une position politique de notre part de les filmer ainsi, car on voit très rarement des femmes comme elles dans les films, quel que soit leur genre, et nous voulions leur offrir une place importante sur le grand écran. C’est une question de visibilité.

La caméra semble parfois être une protagoniste à part entière dans votre film, particulièrement dans cette scène étonnante entre Haidi et son père…

Ayman El Amir : Il faut savoir que, pour cette scène, c’est le père qui nous a demandé de venir. Il voulait exprimer quelque chose à sa fille, mais il ne savait pas comment le faire. Probablement que la présence de la caméra l’a aidé à communiquer avec elle, à lui faire part de ses inquiétudes concernant ce mariage et à lui dire qu’il ne la voyait pas heureuse. Mais ce que vous voyez, qui dure 7 minutes, a en réalité pris 3 heures. Les choses mettent souvent du temps à se produire. Comme nous étions intégrés à cette communauté et que nous avions tissé des liens de confiance, nous demandions parfois à filmer certains moments, mais parfois ce sont les protagonistes eux-mêmes qui nous appelaient pour filmer des événements.

— Haidi Sameh – Les Filles du Nil (Rafaat einy ll sama)
© Felucca Films

Il y a aussi les hommes, comme le frère de Majda ou les fiancés de Monika et Haidi, qui se présentent devant la caméra sous un jour qui n’est pas forcément le meilleur, du moins pour des yeux occidentaux. Est-ce qu’il y a eu des réticences ou des protagonistes qui n’ont plus voulu apparaître dans le film plus tard ?

Ayman El Amir : Non, nous n’avons rencontré aucune difficulté de ce côté-là, car avant même de commencer à filmer, nous avons eu de très nombreuses discussions avec les protagonistes, leurs familles, mais aussi les villageois·es et les instances religieuses. Tout le monde savait ce que nous voulions filmer, mais aussi quelles attitudes ils et elles souhaitaient montrer dans le film. Les jeunes hommes dont vous parlez sont très fiers de la manière dont ils voient les choses, et ils n’ont pas de problème à se montrer sous ce jour. Ils veulent exprimer leur vision aux jeunes femmes, mais aussi au monde, devant la caméra. Il était très important pour nous, durant le tournage, de ne pas être dans le jugement. S’ils avaient senti que nous les jugions, je ne pense pas qu’ils auraient accepté d’être filmés ni d’apparaître dans le film. La relation de confiance que nous avons bâtie concerne tout le village, pas seulement les jeunes femmes de la troupe.

Nada Riyadh : En fait, toutes celles et tous ceux qui apparaissent dans le film sont heureux·ses du portrait qui est fait d’elles et d’eux, ainsi que de la communauté. Car, une nouvelle fois, cette communauté est rarement représentée à l’écran, et c’est une fierté pour elle de se voir dans une image authentique, qui reflète ce qu’elle est réellement.

Que sont devenues les jeunes femmes que l’on suit dans le film ?

Nada Riyadh : Majda a été acceptée à l’Institut supérieur des arts du Caire, où elle poursuit sa formation, qui inclut également le théâtre de rue. Cela lui permet, lorsqu’elle retourne au village, de transmettre ses savoirs à la troisième génération de la troupe Panorama Barsha. Haidi a rompu ses fiançailles, et Monika, qui a eu un second enfant entre-temps, vit toujours dans le village mais n’a pas abandonné son rêve de chanter. Nous avons mis en ligne sur Spotify les chansons qu’elle interprète dans le film et l’avons mise en contact avec un producteur cairote.

Le titre français est assez éloigné de celui en anglais – The Brink of Dreams que l’on peut traduire par Le Seuil des rêves –, quel est le titre en arabe et lequel est-il le plus approchant de votre titre original ?

Nada Riyadh : Rafaat einy ll sama signifie littéralement « contempler le ciel », et provient de la culture copte. C’est un verset de la Bible. Pour les Égyptien·nes, cela a une signification très émotionnelle, car cela évoque l’idée qu’il est possible d’avoir un avenir différent : « Lève les yeux vers le ciel et imagine une vie différente. » Nous avons trouvé que ce titre était tout à fait approprié pour le public arabe et égyptien, mais dans une traduction en anglais ou en français, il perd de sa force.

Ayman El Amir : Le titre en anglais représente pour nous cette mince frontière entre la réalité et le rêve, cette possibilité ou impossibilité : est-ce que les filles vont ou non réaliser leurs rêves ? En français, le titre choisi permet au public de se connecter directement au sujet : il sait que ce sont des filles qui sont les protagonistes et que cela se passe en Égypte.

De Nada Riyadh et Ayman El Amir; Égypte, France, Danemark, Qatar, Arabie Saoudite; 2024; 102 minutes.

Malik Berkati

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