La 32e édition du festival international du court métrage Filmfest Dresden prime un film canadien bouleversant – Physique de la tristesse de Theodore Ushev et un film allemand explosif – Masel Tov Cocktail d’Arkadij Khaet et Mickey Paatzsch
C’est avec un mélange de bravoure et de décontraction que les équipes du festival international du film court de Dresde ont livré une très réussie 32e édition, contre et vents et marées pandémiques. Repoussé d’avril à septembre, le festival n’a en aucune manière perdu de ce qui fait son charme : être un lieu de convivialité où les amoureux du cinéma peuvent échanger et se rencontrer sans protocole paralysant. Cette édition 2020 a démontré, s’il en est encore besoin, à quel point les rencontres culturelles sont importantes, non seulement pour ses côtés sociabilisant mais également pour tous les échanges d’impressions, de partages d’émotions, de découvertes de nouvelles perspectives, de nouveaux points de vue et horizons, ce qui, seul face à son écran, reste très limité et biaisé par la bulle qui se forme. La culture n’est jamais aussi pertinente que lorsqu’elle est vécue en collectivité.
Évidemment, il y avait moins d’invités et visiteurs professionnels cette année, mais les spectateurs étaient au rendez-vous et la technique a en partie pallié les contraintes sanitaires par des messages vidéo, des retransmissions en ligne des master class et conversations avec les réalisateurs. La programmation, elle, a été complètement maintenue avec 338 films projetés dans les sections compétitives ainsi que les différents focus et sections thématiques mis en forme de manière très pertinente. Impossible d’en faire un récit exhaustif, voici donc deux films qui ont marqué cette édition et ont été primés en conséquence.
Physique de la tristesse de Theodore Ushev
Le public ne s’y est pas trompé puisqu’il lui a décerné l’un des prix les plus convoités – même s’il est moins doté financièrement, le Prix du public du meilleur film dans la compétition internationale. Le réalisateur multi-primé pour ses précédents films, dont le fabuleux Vaysha l’aveugle – une jeune fille aux yeux vairons dont un œil voit le passé et l’autre le futur mais qui se trouve aveugle au présent – qui est lui aussi inspiré d’une œuvre de l’écrivain bulgare Géorgui Gospodinov, prend pour point de départ Physique de la mélancolie de son compatriote pour en faire un film à la fois très personnel et parfaitement universel.
Un inconnu navigue à travers ses souvenirs de jeunesse en Bulgarie qu’il déroule telle une pelote qui parfois fait des nœuds et se mélange et le ramène toujours et encore au seul sentiment qui semble ne jamais le quitter quel que soit le moment de sa vie : cette mélancolie du déracinement qui atteint son paroxysme lors de sa migration au Canada.
Je suis né en janvier 1944 sous les bombardements dans les catacombes d’un abri anti-bombes en Bulgarie ; je suis en hiver 1968 in Bulgarie dans un monde plein d’espoir.
Il semble naître en toute chose et tous lieux, d’un moucheron à un grain de canneberge en passant par un rouge-gorge ou un nuage de juillet. A la fois poétique et dramatique, tout et rien, éternel et éphémère. Tout ceci dans ce dessin à la fois sombre par la technique utilisée et dynamique, virtuose porté par le lyrisme de la musique.
« Je suis nous » répète-t-il à l’envie. En même temps nihiliste – « Il n’y a que l’enfance et la mort. Entre deux : rien. » – et admettant le champ des possibilités – sur l’étiquette de sa seule compagne pérenne, sa valise, est inscrit : « À n’ouvrir qu’à la fin du monde », le narrateur erre dans ses souvenirs tel le Minotaure dans le labyrinthe, figure symbolique qui revient régulièrement dans le récit qui, par ailleurs, est entrecoupé de réflexions sur les objets que l’on accumule et qui diraient quelque chose de leurs propriétaires individuels comme de la société à laquelle ils appartiennent. On suit le personnage dans l’avancée de sa vie, mais de manière passionnante dans la construction dramaturgique, pas forcément de manière linéaire par rapport à la frise temporelle de l’histoire individuelle comme de la grande histoire.
Il est enfant lorsqu’un cirque arrive dans son village et va changer le cours de sa vie qui sera un long périple à la recherche éperdue de son premier baiser avec sa petite princesse acrobate.
« Nous sommes tous des migrants » constate-t-il après son arrivée au Canada, il ne se sent donc pas étranger. Certains quittent leur maison, leur ville, d’autres leurs pays, mais nous avons tous en commun de quitter et laisser derrière nous notre enfance, cette capsule temporelle à jamais perdue si ce n’est dans notre mémoire. Nous sommes toutes et tous comme le Minotaure, chacun.e battant le pavé de nos labyrinthes personnels. Le narrateur fait le catalogue de ses déménagements, d’ailleurs la vie n’est pour lui qu’un catalogue des mouvements d’un individu. « Pour finir le seul endroit où je me sens chez moi c’est l’avion: entre deux pays, entre ciel et terre. »
Le jour où il décide de partir le plus loin possible de son pays, de sa famille, de son enfance, de ses amours, de ses souvenirs, il part sans rien, laisse tout derrière lui avec pour objectif de commencer une nouvelle vie exempte d’objets, une existence abstraite. Theodore Ushev ne le dessine, dans cette partie du récit, que par son corps ; on ne voit plus sa tête et son visage. Cette représentation du migrant est remarquable : il se dépouille même de ses traits.
Au Canada, il constate qu’il n’a même plus de nom puisque sa retranscription peut prendre trois formes différentes : « Il paraît que les gens sont profondément connectés à leurs noms. » Puisqu’il a trois noms, il est donc connecté à trois personnes que le constituent. « Je suis nous » en écho.
En définitive, changer de ville, de pays, de vie ne change pas grand chose à ce qui lui colle à la peau : la tristesse.
Physique de la tristesse est une prouesse technique, visuellement époustouflant et dont l’aspect formel participe également au récit puisque si le film est dédié au père du cinéaste qui était artiste-peintre, la technique utilisée fait écho au lien qui les unit : la technique de l’encaustique, extrêmement compliquée et qui n’avait auparavant jamais été utilisée pour un film d’animation, a dû être adaptée pour ce film et le réalisateur a été en cela aidé par son père qui lui a donné sa recette qui lui a permis de ramollir la cire afin de créer les effets de mouvements.
Theodore Ushev explique sa technique de travail:
À noter également la bande-son du film qui est partie prenante au fil narratif, par le souffle lyrique et poétique porté par la musique classique mais également les effets plus ciblés procurés par des extraits de chansons tels que Tous les garçons et les filles de Françoise Hardy ou Yesterday Fire de Moonface.
Physique de la tristesse, un film d’une beauté infinie et d’une mélancolie empoignante.
Masel Tov Cocktail d’Arkadij Khaet et Mickey Paatzsch
Ce film a fait le hold-up sur l’édition 2020 du festival en remportant le Prix du public dans la catégorie compétition nationale ainsi que le Prix de la promotion du cinéma du ministre d’État à la culture et au tourisme, offert par le ministère d’État de Saxe pour la science, la culture et le tourisme doté de 20’000 euros.
Film original dans sa structure et d’une actualité brûlante en Allemagne – à vrai dire un peu partout en Europe – il coche en effet les cases pour gagner des prix dans les festivals. D’ailleurs Masel Tov Coktail avait déjà remporté en janvier 2020 le Prix Max Ophüls 2020 dans la catégorie prix du public pour le moyen métrage et vient de gagner, quasi simultanément le Prix du meilleur film dans la catégorie espoir du Jüdisches Filmfestival Berlin & Brandenburg (JFBB). Cette comédie dramatique (ou dramedy selon le néologisme en vogue) empoigne vigoureusement la thématique de l’antisémitisme sous ses formes directes ou indirectes, explicites et conscientes comme celles inconsciemment intégrées dans une représentation collective.
Maniant l’ironie et l’esprit d’à-propos comme arme de défense et miroir tendu aux spectateurs, Masel Tov Cocktail montre par l’absurde qui ne l’est pas tant que cela, ce à quoi peut ressembler pour un jeune juif de grandir en Allemagne, les problèmes et préjugés auxquels ils sont confrontés en exposant et déconstruisant les clichés communs sur les Juifs.
Le film est axé sur un large éventail narratif qui se concentre dans l’histoire du protagoniste principal Dima, un jeune juif allemand d’origine russe, se heurtant à chaque pas fait dans cette journée où il frappe un camarade de classe antisémite aux questions sensibles de la cohabitation avec les non-juifs qui ont chacun.e une représentation de ce que c’est d’être juif : le camarade antisémite mais aussi celui qui ne sait pas comment l’aborder se sentant coupable tout en cherchant l’exonération personnelle vis-à-vis de Dima, la professeur d’histoire voulant qu’il fasse une présentation à la classe de la tragédie de la Shoah – Dima étant d’origine russe, il ne se sent pas directement concerné –, le membre de l’AfD qui fait campagne et veut sa voix puisqu’il serait le seul à justement le protéger contre « la menace islamiste », etc. Tout le monde semble attendre quelque chose de lui, quelque chose qui à avoir avec une construction identitaire artificielle dans laquelle sa propre personnalité et individualité n’ont aucune place. Ce qui agace le plus Dima en définitive c’est cette vision de victime que véhicule la judaïté, lui qui n’a aucune intention de l’être, même si comme il le dit, il n’est « pas un juif agressif ».
Ces attentes et projections proviennent également de sa famille ou de sa communauté avec un ami qui concentre aussi, de manière tout aussi ironique, à lui seul plusieurs facettes d’imperméabilités provenant de la communauté juive : il refuse de manger des fallafels dans le imbiss libanais car les Arabes auraient volé aux Israéliens la recette et le plat traditionnel pour en faire un bien culinaire culturel qu’ils exporteraient pour financer les groupes terroristes, tout comme il refuse de rentrer dans un Kaufhof, Grand Magasin allemand dont les propriétaires avaient profité du régime nazi pour faire leur succès et expansion.
Le film ouvre de manière frénétique tous ces tiroirs de pensée simpliste, avec des incrustations de statistiques ou remarques qui contredisent ou explicitent ce qui se dit à l’écran et un Dima, incarné jusqu’à la moelle par Alexander Wertmann, qui regarde dans l’œil de la caméra directement les yeux des spectateurs et psalmodie dans un débit urbain ses réalités et vérités.
Cette explosivité dans la structure et le propos est peut-être la meilleure réponse à donner à l’antisémitisme ambiant plutôt que moult circonvolutions et explications feutrées. Le film est certes drôle mais son côté amer devrait nous donner à réfléchir et à agir ensemble contre cet intolérable résurgence d’un racisme et antisémitisme à nouveau décomplexés.
Malik Berkati, Dresde
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