L’exposition sentiments, signes, passions – à propos du livre d’image au Château de Nyon plonge le visiteur dans les fragments de la perception du monde pessimiste de Jean-Luc Godard tout en laissant au visiteur sa propre interprétation des choses
Une carte blanche à Jean-Luc Godard, intitulée passions, signes, sentiments, aurait dû être au programme de la 51e édition du festival Visions du Réel qui, pour cause de crise sanitaire liée à la pandémie Covid-19, n’a pu avoir lieu que dans une édition limitée et en ligne.
Heureusement, l’exposition produite par Visions du Réel et l’Atelier, créée par le cinéaste, intitulée sentiments, signes, passions – à propos du livre d’image, a pu être présentée à la mi-juin au Château de Nyon dès sa réouverture et y sera visible jusqu’au 13 septembre 2020.
L’exposition, imaginée avec le cinéaste dans un dialogue amorcé il y a deux ans, reprend le découpage de son dernier film – Le livre d’image – présenté en compétition en 2018 au Festival de Cannes, introduit par 5 chapitres, expression des 5 doigts de la main qui, ensemble, en forment un sixième, tels les événements du passé qui forgent chaque individu selon leur composition. En fragmentant, explosant chaque partie de l’œuvre, tant du point de vue sonore que visuel, Godard s’éloigne du format filmique linéaire et créé un tout autre type d’expérience et de rapport à l’image. S’inscrivant dans la suite conceptuelle de l’exposition Voyage(s) en utopie de Jean-Luc Godard au Centre Pompidou en 2006, sentiments, signes, passions s’ancre dans une démarche se situant dans l’héritage d’Henri Langlois et de son musée du cinéma, qui mélangeait affiches, maquettes et dessins pour donner une forme physique à l’idée même de montage. Les cinq chapitres du film et leur épilogue sont ainsi réinventés dans six salles du Château de Nyon qui, nonobstant cette exposition, mérite le détour pour son emplacement, la vue qu’il offre sur les toits de la ville et le lac, ainsi que ses salles muséales qui donnent un bon aperçu de l‘histoire de la région, et de la célèbre manufacture de porcelaine, tout en offrant une valorisation d’artistes contemporains originaires ou établis à Nyon.
En revisitant son film, le cinéaste met à contribution les sens du visiteur qui s’extrait de son état de spectateur qui, à la projection du film, se doit de suivre le rythme et les impulsions du réalisateur – ou décrocher par moment et se laisser aller à ses propres pérégrinations. Ici, les stimulations sonores et visuelles viennent de chaque recoins, se succèdent, s’interposent ou se superposent brièvement sur un mode répétitif et aléatoire. Le livre d’image de Godard se fragmente ici encore plus lorsque nous sommes livrés à lui sans autre fil(et) que le sens de la visite, lui-même pas évident puisqu’instinctivement de nombreux visiteurs, après la première salle entrent dans la dernière à droite au lieu de prendre celle de gauche – d’où l’utilité de regarder le petit fascicule donné à l’entrée. Ceci dit, le fait de prendre l’expo à l’envers peut être intéressant avec le côté déstabilisant et mystérieux de ce qui nous est donné à voir, et décuple l’autre perspective, celle du « bon ordre », lorsqu’on la reprend dans le bon sens, avec les explications du maître données dans la transcription Penser avec les mains, que l’on trouve collée quasi en catimini dans l’arrière de la première salle… ou dans le fameux fascicule.
L’espace qu’offre le château de Nyon à la création de Godard participe grandement au rendu visuel et sonore, le placement des écrans jouant avec la lumière naturelle ou obstruée des pièces, les reflets des miroirs ainsi que les ouvertures et perspectives vers l’extérieur du Château offrent de beaux jeux de profondeurs de champs, dans un environnement sonore qui génère des échos attrappes-attention entre les pièces. La vastité de l’endroit permet également au visiteur de choisir sa propre temporalité et ses points de vue en déambulant entre les installations d’écrans ou en les contemplant assis.
On ne regrettera qu’une chose, que la voix du maître qui tout à coup surgit et suspend le temps à son phrasé reconnaissable à la première syllabe ne soit pas plus présente. Mais comme le dit si bien Pétrone : la rareté fait le prix des choses.
À l’occasion de l’exposition, les Cinémas du Grütli à Genève projettent Le Livre d’image tous les dimanches à 19h jusqu’au 13 septembre 2020.
Malik Berkati
Château de Nyon, Place du Château, jusqu’au 13 septembre. Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 17h.
https://www.chateaudenyon.ch
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