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Libérer sa voix, redéfinir son destin : Rencontre avec Leila Amini pour son film A Sisters’ Tale

Deuxième long métrage documentaire de la cinéaste iranienne Leila Amini, A Sisters’ Tale nous plonge dans le périple de Nasreen, que sa sœur, la réalisatrice, a suivi et filmé pendant sept ans.

— Leila et Nasreen Amini – A Sisters’ Tale
Image courtoisie Vinca Film

Dans sa jeunesse, Nasreen emplissait la maison familiale de sa belle voix, nourrissant le rêve de devenir chanteuse. Peu à peu, elle est devenue silencieuse et s’est conformée à l’ordre traditionnel, acceptant un mariage arrangé et donnant naissance à un fils. Déterminée à être l’épouse et la mère idéales, elle s’est investie dans ce rôle. Pourtant, la frustration a fini par s’imposer lorsqu’elle a compris que son mari, Mohammad, entièrement dévoué à travail, ne lui offrirait jamais les petits plaisirs simples et romantiques d’une vie de couple. La naissance de sa fille, Hana, a marqué un tournant : Nasreen a pris conscience qu’elle risquait de passer à côté de sa propre vie, réduite à son rôle de mère. C’est alors qu’elle a décidé de renouer avec sa passion pour le chant.

Cette rupture intérieure s’est traduite par un acte courageux et décisif : celui de divorcer. Ce choix marque le début d’un chemin d’émancipation jalonné d’obstacles sociétaux – rappelons qu’en Iran, les femmes n’ont pas le droit de chanter en public –, de tensions et inquiétudes familiales portées par la jeune sœur et la mère, ainsi que de doutes intérieurs. En quête de sa voix, Nasreen trace une voie libératrice, non seulement pour elle-même, mais aussi pour ses deux enfants.

Hamid, son fils de dix ans, est un garçon doux, affecté par les conflits entre ses parents. Cependant, après leur divorce, il devient un soutien émotionnel pour sa mère, mais aussi pratique, s’occupant de sa petite sœur Hana (âgée de sept mois au début du tournage) avec une maturité exemplaire. À la fin du film, Hamid est devenu un jeune homme de son temps, témoin des luttes de sa mère contre vents et marées, et incarne l’espoir d’une génération où filles et garçons se battent ensemble pour davantage de liberté.

Ce film ne se contente pas de relater un destin individuel ; il agit comme le miroir d’un mouvement collectif qui gronde avec force depuis septembre 2022, après la mort de Mahsa Amini, tuée par la police des mœurs – Femme, Vie, Liberté. Tandis que Nasreen cherche sa voix et trouve une voie, nous assistons, en parallèle, à une vague de fond : les femmes investissent l’espace public, cheveux découverts, pour ouvrir la voie à un changement sociétal inéluctable, mais aussi à donner de la voix et reprendre la parole dans le discours collectif. Le remarquable court métrage A Move d’Elahe Esmaili, lauréat du Prix du meilleur court métrage à Visions du Réel 2024, illustre également cet élan de libération.

Dans ce mouvement, comme dans le film de Leila Amini, les hommes ne sont pas absents. Aux manifestations, ils se tiennent aux côtés des femmes. Nasreen trouve aussi cette solidarité auprès d’un tatoueur et, surtout, d’un producteur de musique, tous deux prenant des risques pour l’accompagner sans se dérober. La représentation de Mohammad, le mari de Nasreen, mérite également d’être soulignée : bien que religieux et traditionnel, il est dépeint avec nuance. Victime, lui aussi, d’un système qui lui a imposé un mariage, il reste un père qui soutient sa famille, même après le divorce. Notons également qu’il n’a pas refusé d’apparaître dans A Sisters’ Tale.

Entretien réalisé à Locarno 2024, où le film a ouvert la Semaine de la Critique :

Vous avez filmé pendant sept ans l’histoire de votre sœur. Quels sont les défis d’un tournage au long cours, tant pour maintenir le fil narratif que pour le travail de montage ?

Oui, filmer sur une aussi longue période présente de nombreux défis. Il est essentiel de conserver une cohérence dans le dispositif, la manière de filmer et le traitement du sujet. Comme je travaille à partir de la réalité, je suis souvent confrontée à une multitude de petites histoires annexes, pleines de drames et de moments intenses, qui enrichissent le processus mais compliquent le montage. On se retrouve avec un grand nombre de rushes, tous intéressants, mais qui ne servent pas forcément l’histoire principale du film. Les choix à faire sont donc particulièrement difficiles.
Pour surmonter cela, j’ai décidé d’écrire au fur et à mesure. Dès le début, je savais que ce projet s’inscrirait dans la durée. Après chaque journée de tournage, je visionnais les rushes et rédigeais une sélection. Cela m’a permis d’anticiper ce que j’allais filmer ensuite pour rester fidèle à l’histoire que j’avais en tête. Par ailleurs, comme je faisais moi-même le montage initial, cela m’a aidée à structurer le récit très tôt. Plus tard, Audrey Maurion et Morteza Payeshenas m’ont rejointe, mais ce travail progressif de montage, entamé dès les premières étapes, a été crucial pour préserver la fluidité et la cohérence du film.

Vous avez filmé de la matière vivante, de la réalité, sur cette longue période. Par rapport à l’idée originale, y a-t-il des éléments qui ont évolué au fil du processus ?

Beaucoup de choses ont changé ! Au départ, je pensais réaliser un film sur ma sœur qui voulait chanter, retrouver sa voix de chanteuse. Progressivement, le projet a pris une dimension plus profonde, plus identitaire. Elle cherchait non seulement à retrouver sa voix, mais aussi sa voie, en tant qu’être humain et en tant que femme. Elle voulait devenir un modèle pour ses enfants, se libérer d’un mariage qui ne lui convenait plus. Cet aspect est apparu plus tard dans le processus de création.

Cette recherche de libération est très bien mise en lumière dans votre film. On ressent son étouffement, puis son émancipation ! Quand on observe ce qui se passe en Iran depuis 2022, même si le parcours de votre sœur a commencé bien avant, son histoire semble s’inscrire naturellement dans le mouvement Femme, Vie, Liberté

Pour moi, c’est avant tout un film sur la liberté, de manière universelle. La liberté d’être celle ou celui que l’on veut être. Oui, c’est exactement cela : la liberté d’être. Bien que l’histoire de ma sœur ait commencé avant ces événements, elle s’inscrit dans le même élan qui a transformé la société iranienne. Nous vivons une période où de nombreuses Iraniennes s’interrogent profondément sur leur place et leurs droits. C’est comme une sorte de synchronisation historique : Nasreen appartient à cette génération de femmes qui portent en elles le désir de changement et de libération.

— Nasreen Amini – A Sisters’ Tale
Image courtoisie Vinca Film

En parlant de génération, il y a une génération de réalisatrices, comme Elahe Esmaili ou encore Maryam Moghaddam, entre autres, qui racontent un autre récit, qui redéfinissent le narratif…

Nous sommes les filles de la génération des mères qui ont subi le patriarcat en Iran, qui ont vécu le manque de liberté imposé par la religion, la tradition et les circonstances politiques. Nous sommes leurs filles, et nous ne voulons pas répéter leur destin. Nous avons choisi de libérer nos voix de toutes les manières possibles.
En même temps, nous sommes les mères des générations futures, et nous ne souhaitons pas leur transmettre les stéréotypes sociétaux que nous avons reçus de nos mères. Nous voulons que nos enfants grandissent avec plus de liberté et de force. Nous voulons créer un pont entre nos mères, qui se posaient sans doute des questions mais n’avaient pas l’espace pour s’exprimer, et la nouvelle génération, qui est bien plus actrice de son destin. C’est pour cela qu’il y a cette nouvelle vague d’Iraniennes artistes, réalisatrices et activistes.

Vous avez également laissé une belle place aux hommes progressistes dans le film, mais vous avez aussi présenté un portrait très nuancé du mari de Nasreen…

Oui, cela était très important pour moi, et c’était un défi de le rendre de manière juste dans le montage. Je crois que les mouvements de libération se construisent à travers la solidarité entre les hommes et les femmes. Aucun∙e des deux, seul∙e, ne peut aller très loin ; la solidarité est essentielle. C’est également la raison pour laquelle je parle de mon père dans le film, qui nous encourageait et nous soutenait, ou de Mohammad, le mari de ma sœur. Il est assez religieux et traditionnel, mais, malgré le divorce, il a continué à soutenir sa famille. Je voulais aussi montrer ces autres figures masculines qui aident Nasreen sur son chemin. La question des générations est ici aussi cruciale. Il est important que mon neveu, Hamid, grandisse avec une mère qui sait ce qu’elle veut dans sa vie et qu’il ne subisse pas les mêmes contraintes que la génération de son père. Le film se termine sur une note d’espoir pour cette nouvelle génération.

Votre sœur parle directement à la caméra, comme si elle s’adressait à un psychanalyste. Ce dispositif l’a-t-il aidée dans son parcours et comment avez-vous provoqué ces discussions en tête-à-tête ?

Nous avions de nombreuses discussions en dehors de la caméra, en tant que sœurs. Ce que vous voyez à l’écran est en quelque sorte le prolongement de ces échanges. En tant que sœur-réalisatrice (rires), j’ai eu le privilège de suivre son parcours de près, d’être présente à chaque étape de son chemin. Parfois, elle me confiait des choses, mais je n’avais pas la caméra avec moi. Lorsque je reprenais la caméra, je faisais en sorte qu’elle répète certains propos en posant les questions sous un autre angle, pour provoquer une nouvelle réflexion ou expression.

Est-ce que le fait de parler à sa sœur-réalisatrice l’a aidée à avancer ?

Le simple fait de vouloir faire un film sur elle l’a rassurée. Elle s’est sentie soutenue, elle a compris que je croyais en elle, et cela lui a donné beaucoup d’assurance.

Le film sort sur les écrans romands ce mercredi 11 décembre. Des séances spéciales auront lieu en présence de Nasreen et Leila Amini :
10 décembre à 17h30 aux Cinéma du Grütli à Genève
11 décembre à 20h30 au Cinématographe à Lausanne
12 décembre à 18h au Rex à Fribourg

De Leila Amini; avec Nasreen Amini, Mohammad Eigharlou, Hamid Eigharlou, Hana Eigharlou, Sareh Amini, Fate­mehjan Nourian; Suisse, France, Iran; 2024; 93 minutes.

Malik Berkati

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