Locarno 2024 : présenté dans La Semaine de la Critique, Formas de atravesar un territorio (Ways to Traverse a Territory), de Gabriela Domínguez Ruvalcaba, explore les liens entre des générations de bergères et la nature
La cinéaste mexicaine a choisi une observation participative anthropologique en immersion, méthode si chère à Pierre Bourdieu, pour comprendre le mode de vie des bergères du Chiapas et poursuit par une introspection sur son travail « passant d’un lieu à l’autre et formant diverses strates autour de l’identité des territoires en transformation ».
Les femmes autochtones Tsotsi, bergères et tisserandes de laine, s’occupent de leurs moutons tout en honorant la mémoire de leur terre. La rencontre avec la cinéaste, dans leurs montagnes ancestrales, révèle une envie de reconnaître différentes manières d’habiter un même territoire. Dans un premier temps, le documentaire de Gabriela Domíguez Ruvalcaba, raconte la vie pastorale de ce groupe de femmes qui mènent leurs troupeaux pâturer, tout en conversant en tzeltal ou tzotzil qui sont tous deux des langues mayas de la région.
Originaire de San Cristóbal de las Casas, la cinéaste a toujours eu envie de se rapprocher d’autres façons d’habiter ce même territoire. Constatant que ce paysage montagneux, représentatif et constitutif de la région du Chiapas est de plus en plus dévasté, elle a choisi d’y consacrer un film. Au fil des ans, l’écosystème disparaît, mais aussi les diverses formes de vie qui lient les communautés amérindiennes à la nature, à la Terre et à l’eau. Gabriela Domíguez Ruvalcaba a voulu s’immerger dans l’univers de ces bergères qu’elle accompagne tout au long de leurs activités quotidiennes afin de comprendre leur mode de vie et leurs relations avec l’environnement. Le public est invité à suivre, le long des sentiers forestiers, Doña Sébastien, Maribel, Margarita, Rosalinda et Angelina qui accompagnent leur troupeau de moutons, attentives à ceux qui sont en retard, à ceux qui s’écartent du parcours pour savourer quelques brindilles, à ceux qu’il serait temps de tondre. Pendant que les ovins broutent, les femmes discutent de sujets quotidiens : le travail, la famille, si la pluie ou le froid approchent. Le savoir ancestral qu’elles échangent nous rappellent celui de nos anciens qui savaient se baser sur les astres, sur les nuages, sur les premiers bourgeons éclos pour dire si les récoltes seraient bonnes ou non. À leur joyeux groupe se joint Gabriela, une femme avec un appareil photo. Elle les enregistre, les femmes passent de la méfiance à la confiance. Ils savent que dans cette perspective, ils abordent une autre forme de communication.
Gabriela Domíguez Ruvalcaba explique comment elle a trouvé les protagonistes de son documentaire :
« Je viens de San Cristóbal de las Casas et j’ai le souvenir d’avoir toujours observé les femmes Tzotzil faire leurs activités comme garder les moutons et autres. J’avais envie de commencer à faire un film avec elles et d’en apprendre davantage sur leur univers. J’ai rencontré cette famille grâce à un groupe d’agroécologie auquel j’ai participé en tant que bénévole. La communauté est située dans le quartier de Los Ángeles del Pinar, à vingt minutes de la ville. Il y a huit sœurs : la plus jeune était au lycée et la plus âgée, Maribel, est celle qui a maintenu la tradition du berger et du filage de la laine. Je leur ai dit que je voulais faire un film dans lequel on leur disait ce qu’ils faisaient et l’idée leur a plu. De 2018 à 2022, j’ai vécu avec elles : je les ai accompagnées, j’ai marché avec les moutons et nous avons discuté. »
Doña Sebastiana et ses filles sont au centre d’une histoire qui atteste que l’humanité sait coexister en harmonie avec la nature tant que qu’elle sait l’écouter. La cinéaste filme les pâturages et les paysages qui, peu à peu, se sont transformés et ont apporté des changements dans la façon dont les peuples autochtones résident dans ces communautés. À l’instar du précédent film de la cinéaste, La Danse de l’Hippocampe, l’archive et matériel photographique sont des éléments fondamentaux du travail de la réalisatrice, l’apport des archives agissant en tant que mémoire d’un lieu. Gabriela Domíguez Ruvalcaba de préciser :
« Les archives nous rendent compte de cette dimension historique. Dans La Danse de l’Hippocampe, l’archive fait partie de l’essai sur la mémoire. Dans ce cas, les archives m’ont permis de parler de l’activité qu’elles exercent, qui se répète depuis des décennies et depuis de nombreuses générations précédentes. Il était important de récupérer ces éléments dans les archives, car finalement, avec ce film, nous créons une autre archive, une autre manière d’enregistrer pour celui qui vient. Il me paraissait important de laisser une trace de ces autres regards et de la manière dont ces autres femmes sont représentées dans les photographies.»
Au fil des saisons, la cinéaste décrit comment ces couches d’histoire se recoupent et se rejoignent pour constituer matière à son film. La nature est une protagoniste à part entière et chaque image semble convoquer Pachamama, la Terre-Mère nourricière. Gabriela Domíguez Ruvalcaba filme au plus près les mains noueuses qui filent la laine et l’écheveau sur lequel le fil s’enroule, mais aussi, de manière ascensionnelle, la cime des arbres et les rayons du soleil qui percent les feuillages. Aux côtés de ces bergères Tsotsi, le public est emporté dans une relation symbiotique avec la nature, entre les sphères cosmiques et l’ancrage tellurique. Tout au long du documentaire, la cinéaste se questionne tout en nous questionnant : « Appartenons-nous à un lieu ou un lieu nous appartient-il ? » Alors que l’écheveau qui se défait, cette question déroule le fil du récit de cet essai qui interroge la relation des femmes Tsotsi à leur territoire tout comme notre relation au monde.
Le compagnonnage de la cinéaste avec ces bergères Tsotsi a permis à la réalisatrice de réfléchir à son propre travail de documentariste. Au fil des discussions et des écoutes attentives, la rencontre se fait dans une sonorité et une reconnaissance mutuelle sous la protection de bienveillante de Pachamama, livrant une véritable leçon de vie.
Née au Mexique en 1981 au Chiapas, la réalisatrice et monteuse Gabriela Domínguez Ruvalcaba se nourrit d’expériences interdisciplinaires autour de récits et d’explorations qui naissent de son intérêt pour la danse et l’environnement. Après son premier documentaire, La danza del Hipocampo (2014), elle commence à s’interroger sur les formes de l’essai cinématographique, ce qui l’amène à poursuivre un master à l’EICTV de Cuba. Formas de atravesar un territorio (2024) est son deuxième long métrage.
Firouz E. Pillet, Locarno
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