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Locarno 2025 – Cineasti del presente : The Fin de Syeyoung Park – Allégorie noire de notre présent. Rencontre

La section compétitive Cinéastes du présent offre une plateforme dédiée aux premiers et deuxièmes longs métrages, servant également de laboratoire d’expérimentation de nouveaux langages cinématographiques et de révélation de talents émergents. The Fin du jeune cinéaste coréen Syeyoung Park (par ailleurs scénariste, directeur de la photographie, co-monteur et co-producteur du film) s’inscrit parfaitement dans cette veine, avec un budget modeste – moins de 20’000 euros – qui lui permet d’explorer toutes les possibilités techniques et créatives qu’ouvre paradoxalement la contrainte financière, exacerbant ainsi sa liberté.

— Goh-Woo – The Fin
© Syeyoung Park

The Fin, qui signifie en français « aileron », nous plonge dans une Corée réunifiée mais frappée par une catastrophe écologique qui affecte à la fois l’accès à l’eau et la pollution de l’environnement. Ce dernier volet est confié à des colonies où des Omégas – sortes de mutant·es pourvu·es d’un aileron et de pieds différents – sont contraint·es de travailler à l’assainissement de l’océan. Ostracisés, pourchassés, enfermés dans des camps ou parqués derrière une barrière de séparation, les Omégas sont considérés comme des créatures dangereuses, capables d’infecter autrui par un simple contact ou même de tuer par le seul son de leur voix.

Ce monde apocalyptique dépeint par Syeyoung Park est à la fois sombre et familier : la propagande omniprésente – dont on aimait jadis croire qu’on ne succombait pas dans nos contrées occidentales, illusion dissipée ces dernières années ; les fractures sociales imprégnées de racisme ; le déni collectif face à la crise environnementale ; la passivité face aux injustices, aux violences institutionnelles, aux crimes contre l’humanité, à la ségrégation et à la déshumanisation.

Le nerf de la guerre est ici l’eau : le gouvernement a instauré un programme intitulé « Économisez l’eau », promettant qu’un tel effort permettra un jour d’accéder à une abondance d’eau propre. En attendant, chaque goutte est comptée. Les gens ne se lavent plus ; leurs corps et leurs visages sont marqués de taches, et beaucoup rêvent encore du temps – dont certain·es gardent mémoire – où l’eau était bleue et les poissons sains. Exploitant cette nostalgie, un entrepreneur propose à sa clientèle de pêcher dans une eau qu’il garantit pure, dans un établissement à l’atmosphère étrange, oscillant entre l’exubérance d’une arcade de jeux et la mélancolie d’un monde disparu. C’est là que travaille Mia (Yeji Yeon), une Oméga clandestine.

Le gouvernement, quant à lui, abreuve la population de clips de propagande aussi kitsch que martiaux, promouvant « La Grande Nation » fondée sur « la loi et l’ordre ». Pour maintenir la peur et donc son emprise, rien de plus efficace que de désigner un ennemi intérieur. Car en dehors de leurs pieds différents – dissimulables grâce à un commerce clandestin de prothèses en silicone ou en PVC, selon les moyens – et de leur aileron, rien ne distingue les Omégas des autres citoyen·nes. Encouragé·es à dénoncer toute personne suspecte, les individus frustrés par leur existence morne et asséchée s’en prennent violemment aux Omégas, traqués par des groupes de milicien·nes civil·es bénévoles. Sujin (Pureum Kim), récemment engagé·e dans la milice, en vient lors de ses patrouilles à soupçonner Mia d’un comportement anormal. Parallèlement, un Oméga (Goh-Woo) quitte la zone des colonies pour retrouver Mia, à qui il doit remettre un aileron coupé.

L’un des aspects les plus pertinents de cette fable noire réside dans l’évolution de Sujin : au contact du monde des Omégas, elle commence à douter du discours officiel qui instille une peur aliénante, sans pour autant trouver la force de s’extraire du système d’oppression. Un écho puissant aux régimes qui gangrènent notre planète en embarquant les collectifs dans des idéologies mortifères à pensée unique, dont il est si difficile, individuellement, de se détacher pour retrouver son libre arbitre.

Rencontre avec Syeyoung Park, jeune cinéaste plein de vitalité créative et de discernement politique :

La première chose qui frappe dans votre film est la technique visuelle : les couleurs, les lumières, les effets réfléchissants et le jeu avec les ombres semblent essentiels à la narration. Comment avez-vous élaboré cela ?

La Corée contemporaine est saturée d’enseignes commerciales, comme les 7-Eleven à tous les coins de rue, et d’une esthétique cyber que je n’apprécie pas. J’ai délibérément choisi de tourner dans des lieux en reconstruction ou abandonnés, échappant au capitalisme actuel. Cela m’a permis d’éviter toute trace de la Corée moderne : pas de voitures, pas de téléphones, pas de magasins typiques. Je voulais dépeindre une Corée unifiée future, non comme un progrès optimiste, mais comme une régression dystopique qui ressemble paradoxalement au passé. Pour les couleurs, j’ai banni le bleu – trop futuriste – au profit de tons jaunes, rouges et mordorés, créant une ambiance sauvage et humide. Le magasin de poisson, en revanche, explose de couleurs contrastées.

— Yeji Yeon – The Fin
© Syeyoung Park

Oui, le jaune du magasin ressemble à celui d’une veste de survie…

C’est le même jaune, mais avec un sentiment différent. À l’extérieur, c’est une couleur totalitaire, nationaliste. À l’intérieur, c’est une couleur nostalgique.

Comment avez-vous techniquement réalisé ces nuances ?

J’ai travaillé en numérique avec une méthode inhabituelle : plutôt que d’appliquer l’étalonnage en post-production, je l’ai intégré pendant le montage, sur trois ans. J’ajoutais de la fumée, des ombres, des pixels morts ou bloqués et des textures de manière incrémentielle, ce qui influençait même les émotions des personnages. Tournage, montage et étalonnage étaient simultanés – une rupture avec le processus classique. Nous avons filmé à Séoul, dans mon village de Daegu, et à Taean – le lieu de Squid Game – mais en évitant sciemment son esthétique.

Votre dystopie est très contemporaine ; elle mêle crise environnementale et contrôle totalitaire, où les Omégas servent de boucs émissaires, comme à travers les siècles l’ont été et le sont les « étrangers » qui souffrent de discrimination. Est-ce une critique de la société coréenne actuelle ?

Oui. La Corée comporte de nombreuses minorités – Chinois·es, Japonais·es, Koryoins, Joseonjok – que les « Coréen·nes pur·es » rejettent. Cette dualité et cette question de savoir « qui est coréen·ne ? » m’ont inspiré les Omégas. Le film baigne dans une propagande qui martèle une définition des Omégas qui n’est basée sur rien, tout comme le programme du gouvernement qui consiste à « Économisez l’eau » – on ignore s’il y a vraiment pénurie. Je veux que le public doute de ces messages. Quand Sujin crie après son contact avec l’aileron de l’Oméga, la question est : se croit-elle contaminée ? L’objectif est de créer une distance critique.

C’est très intéressant la manière de traiter la propagande : les habitant·es, à proximité des Omégas, mettent des casques anti-bruit ou se bouchent les oreilles de peur d’avoir les tympans percés par leurs cris. C’est comme un refus d’entendre les autres, rester enfermé·es dans sa propre bulle…

Exactement ! Le design sonore renforce cette dualité : avec les casques, on n’entend plus que son cœur, sa respiration – un son subjectif qui clash avec la propagande « objective ». Ce conflit émotionnel interroge : quelle est la vérité ?

La propagande dont vous parlez est à la fois très coréenne dans sa forme et universelle dans ce qu’elle véhicule, comme par exemple cette promesse d’un avenir radieux avec de l’eau propre et abondante malgré l’irrationalité de cette promesse face à la réalité dans laquelle les habitant·es vivent. Est-ce une métaphore de notre déni collectif face aux crises réelles ?

Tout à fait. J’ai délibérément choisi une esthétique de propagande kitsch, à la fois rétro et futuriste, inspirée de celle de la Corée du Nord qui a un aspect artisanal et est donc d’autant plus trompeuse. Je pense que c’est efficace parce qu’elle reflète quelque chose de très familier, de drôle, de comique. C’est la propagande la plus réceptive.

Pour un regard extérieur, votre film se déroule dans une Corée unifiée mais qui fait penser à la Corée du Nord…

Cette perception est intéressante car le régime totalitaire que je mets en scène reflète en réalité la Corée du Sud actuelle : une bureaucratie identique au Nord, simplement plus cachée. Le Sud porte le masque du capitalisme, mais sa nature est similaire.

Les manifestations dans le film sont ambiguës : les gens dénoncent le gouvernement et les Omégas qui « boivent notre eau ».

C’est crucial. Personne n’est « bon » ou « progressif ». Il n’y a que des gens qui sont intéressés par leur propre intérêt.

Il y a également ce phénomène qui fait que chacun·e reporte le problème sur l’autre, comme l’Oméga qui reproche à Mia de ne pas résister, mais lui-même ne fait pas grand-chose…

La passivité est la violence ultime : tout le monde observe, critique, mais ne fait rien. Il n’y a ni culpabilité ni conscience collective. Même Sujin, après avoir causé la mort de Mia, reste passive. L’Oméga non plus n’agit pas. C’est juste un conflit constant entre tout le monde et l’intérêt de soi-même. C’est cela la tragédie. Je veux questionner le public : qui est à blâmer ?

La mère de Sujin, toujours devant sa télé, à regarder en continu la chaîne de propagande, exige l’éradication des Omégas. Quel est son rôle ?

Elle incarne la part obscure de Sujin : la télévision lui fait un lavage de cerveau. C’est l’image d’une couch potato, qui mange devant sa télé, une arme à portée de main. C’est l’anti-Rachel Cooper, interprétée par Lillian Gish, dans La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955). Elle est dans une même posture, mais avec elle on ne se sent pas protégé·es. J’ai voulu créer une version sombre de Rachel Cooper…

Votre point de vue est très pessimiste. Parce qu’au final, il n’y a pas de lumière. Tout le monde essaie juste de survivre pour lui-même. Cela semble impossible d’éveiller les gens…

Pas entièrement. J’ai inséré des moments de beauté fragile : Mia jouant du piano, par exemple, offre des instants de narration poétique. Ces instants révèlent la sacralité de petits actes quotidiens – pourquoi ils méritent qu’on se batte. Le fond est sombre, mais ces éclairs de beauté offrent une lueur.

— Pureum Kim – The Fin
© Syeyoung Park

Vous évoquez Mia qui joue du piano. Quand Sujin la voit jouer, elle semble émue, mais cela ne change rien à son attitude. La beauté et l’art ne sauvent pas grand-chose finalement…

Le cinéma ne doit pas changer le monde – ce serait de la propagande. Son rôle est de rendre les gens mal à l’aise, de perturber leur rapport au beau, de secouer un peu leurs émotions. Mon film est volontairement moche : visages sales, images granulées. Face à cette pollution visuelle, le public doit chercher la vérité qui se cache derrière. Aujourd’hui, tout est visuellement aseptisé, propre, lisse comme du plastique, en résolution 8K, 16K… Je montre un avenir où la texture, l’imperfection, persistent.

L’utilisation du design sonore et de la musique est importante dans le rendu global de votre réalisation. Pouvez-vous nous en parler ?

Oui, j’ai essayé de créer deux mondes sonores qui s’opposent. Dans le magasin de poissons, j’ai utilisé des artistes folk coréens méconnus. J’écoutais leurs morceaux pendant le montage à Berlin, nostalgique de la Corée. Je les ai ralentis à 50%, transformant les voix en vibrations d’oiseaux – un lien aux Omégas. C’était complexe d’obtenir les droits, car on a eu de la peine à retrouver ces artistes, mais j’y tenais car le magasin devait sonner « coréen ». Mais à l’extérieur, la musique est plus atmosphérique, technologique, électronique. C’est une musique très contemporaine, à l’opposé de la musique traditionnelle coréenne des années 80.

De Syeyoung Park; avec Yeji Yeon, Pureum Kim, Goh-Woo, Youngdoo Jeong, Joowon Meng; Corée du Sud, Allemagne, Qatar; 2025; 85 minutes.

Malik Berkati, Locarno

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Malik Berkati

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