Locarno 2025 – Semaine de la critique : Silent Legacy de Jenni Kivistö & Jussi Rastas – la danse des racines et des ailes. Rencontre
Sibiry Konaté, chorégraphe burkinabé de danse contemporaine installé en Finlande depuis dix ans, vit un déchirement identitaire. Dans son pays natal, il est perçu comme un « Européen privilégié » censé résoudre les problèmes financiers du village, tandis qu’en Finlande, il se sent marginalisé et esseulé. Pour retrouver sa place et restaurer la dignité de sa communauté, il conçoit un projet symbolique : acheter un minibus en Finlande et l’offrir à son village de Tiene. Ce véhicule deviendrait un outil générateur de revenus via des services de transport, ouvrant la voie à d’autres activités comme un bar-restaurant ou un lieu de danse pour la jeunesse. Car pour Sibiry, « la danse, c’est la liberté ». Pourtant, lui-même peine à subvenir à ses besoins, travaillant comme trieur de courrier pour la poste finlandaise. Son rêve se heurtera à des obstacles des deux côtés de la Méditerranée.
Image courtoisie Festival du film de Locarno
Les documentaires sur les parcours migratoires vers l’Europe abondent. Mais ceux qui explorent la face cachée de l’exil, une fois l’arrivée accomplie, sont rares. Comme ces migrant·es qui, après avoir survécu aux épreuves de la route (jusqu’au risque mortel), taisent à leurs proches la dureté de leur vie ici. Silent Legacy lève le voile sur cet angle mort : le déchirement entre le désir d’aider celles et ceux resté·es au pays, et la nécessité de poser des limites face aux sollicitations permanentes.
« Quand vous émigrez, les gens au pays vous voient différemment », confie Sibiry. « Ils voient en toi l’argent, ce que tu peux leur donner ». Les appels incessants qu’il reçoit en témoignent – certains jouant sur la corde sensible, d’autres inventant des récits rocambolesques qui font sourire son frère, installé lui aussi en Finlande. Ce dernier adopte une distance émotionnelle vis-à-vis de cette question, il a appris à dire non, alors que Sibiry culpabilise tout en souffrant d’être réduit à une sorte de porte-monnaie humain. Son frère lui rappelle que s’il passe son temps à gérer les demandes du village, il ne peut pas faire de progrès dans sa propre vie. Sibiry lui rétorque : « Un arbre ne vit pas sans racines ».
Toute la difficulté est là : être entre deux pays, deux continents, deux cultures, deux réalités économiques. Vivre dans un perpétuel entre-deux, jusque dans son identité d’individu migrant en Europe. Il faut constamment endosser un rôle : pas le sien propre mais celui que l’on attend, ici ou là-bas, de soi. Ce fait de jouer un rôle a également un sens plus figuré, celui qui consiste à être partie prenante d’un système, un mécanisme plus large qui entretient des flux économico-politico-stratégiques de l’économie grise mondiale. Il y a aussi un phénomène de reproduction qui intervient, ici le père des deux frères qui avait lui-même émigré dans leur enfance, et n’est jamais revenu au village. Quelque chose que Sibiry Konaté refuse à tout prix : se couper des siens.
C’est pourquoi, pour briser ce lien de dépendance qui s’instaure entre lui et le village, il mise sur le minibus offert : un catalyseur d’autonomie qui responsabiliserait la communauté. Un geste qui résonne étrangement avec l’actualité politique burkinabée, où le rejet des accords de défense avec l’ancienne puissance coloniale française souffle un vent de souveraineté.
Le film est né d’une amitié artistique de dix ans entre Sibiry et les cinéastes finlandais Jenni Kivistö et Jussi Rastas. Fruit de leurs dialogues, Silent Legacy intègre Konaté à sa création : la réalité filmée s’entrelace à ses chorégraphies, comme cette danse solitaire, mélancolique, dans un espace glacial aux couleurs désaturées, contrastant avec les éclats de rire et les acrobaties des enfants du village, dans un environnement de couleurs chaudes. La danse contemporaine y devient un langage visuel pour exprimer les conflits intérieurs du protagoniste. Le montage par juxtaposition traduit cette dichotomie mentale.
Les deux cinéastes intègrent aussi une réflexion critique sur leur propre rôle, à savoir comment la présence d’une caméra et d’une équipe de tournage occidentale altère malgré elle la réalité filmée : à l’image de Sibiry Konaté qui se retrouve à jouer un rôle malgré lui, les villageois·es, lorsqu’il s’agit de se réunir pour parler du projet de minibus, se retrouvent également à jouer un rôle et agir peut-être différemment que s’il n’y avait pas eu cette présence. Une question très honnête de Jenni Kivistö et Jussi Rastas, laissée à l’appréciation des spectateur·trices : comment l’observateur transforme‑t‑il ce qu’il observe ?
Rencontre :
Dans votre documentaire, j’ai l’impression d’une forte mise en scène. Comment l’avez-vous construit ? Aviez-vous un scénario préécrit ou est-ce né du tournage ?
Jussi Rastas : Notre processus de création est toujours à l’inverse de ce que la plupart des documentaristes font : ils choisissent un sujet puis en font un film. Nous filmons d’abord, puis découvrons le sujet dans la matière brute. Bien sûr, nous avions une idée de départ, mais elle a évolué – comme dans tous nos films.
Jenni Kivistö : Nous avons utilisé l’intuition pour capter les moments. L’idée initiale était de faire un film poétique sur la danse, mais le récit a basculé vers les tensions identitaires : comment vivre avec un rôle qu’on ne veut pas ?
Il y a aussi beaucoup d’éléments non verbalisés qui passent par votre montage…
Jenni Kivistö : Absolument ! Dès le départ, nous voulions un film cinématographique, pas une forme de reportage. Nous privilégions toujours l’émotion et l’atmosphère aux faits bruts. Nous voulions faire ressentir l’état d’esprit du protagoniste. La scène du bus où Sibiry rêve éveillé en est un exemple : c’est la passerelle entre ses réalités.
Jussi Rastas : Oui, c’était l’idée originale de faire quelque chose qui passe entre les mondes. Nous priorisons les images et les moments cinématographiques sur le contenu explicite.
Comment interprétez-vous le rôle de votre caméra dans les événements du village lors du retour de Sibiry Konaté ?
Jussi Rastas : En Afrique, notre présence changeait effectivement les comportements. Nous, Européens, sommes perçus comme porteurs de stéréotypes. Cela a infléchi l’histoire, bien qu’involontairement.
Jenni Kivistö : Le projet de minibus illustre cela : pour Sibiry, c’était un acte d’appartenance au village. Pour certains villageois, c’est devenu un « théâtre pour le public européen ». Nous avons trouvé intéressant d’inclure tout ce qu’ils nous disaient, comment ils nous voyaient, et comment nous avons influencé l’histoire du film, même sans l’avoir cherché. Ces couches de sens ajoutées au fil du tournage nous ont surpris.
Jussi Rastas : Cela nous place à un niveau d’égalité avec les protagonistes : nous ne sommes pas cachés derrière la caméra. Nous nous intégrons au film.
Sibiry Konaté, avez-vous coécrit la voix off avec les cinéastes ?
Sibiry Konaté : Tout est né de l’amitié qui nous unit. Je voulais faire un film sur la danse. Jenni a été intéressée, et Jussi a accepté de mener le projet. Lors de nos conversations, j’ai parlé de ma vie, de ma vision du monde, de l’équilibre entre l’Europe et l’Afrique… Et de cette frustration d’être perçu comme un « Européen » au Burkina alors que je ne peux répondre aux attentes financières.
Jenni Kivistö : La voix off est le fruit d’un processus collaboratif sur dix ans. Ces échanges nous ont aidés à explorer sa position entre deux mondes. La conception des scènes de danse a aussi approfondi notre compréhension de son état d’esprit.
Image courtoisie Festival du film de Locarno
Les documentaires sur les migrant·es se concentrent souvent sur leur arrivée en Europe. Vous montrez l’autre facette : la pression d’aider ceux restés au pays. En aviez-vous conscience initialement ?
Jussi Rastas : Non, c’est venu intuitivement. En côtoyant Sibiry, nous avons découvert ce poids invisible.
Jenni Kivistö : Des articles sur les migrants africains remettant en cause leur vie en Europe nous ont alertés. Mais c’est l’amitié avec Sibiry qui a révélé l’urgence du sujet. Au début, nous parlions d’art et de danse. Progressivement, nous avons compris qu’il portait un lourd fardeau.
Sibiry Konaté : J’espère que ce film changera les regards. En Afrique, on paie cher pour traverser, puis on réalise que l’Europe n’est pas l’Eldorado. Mais il faut aussi dire cette vérité au monde : les migrants sont des humains, pas des flux à contrôler. Ils ont le droit de choisir leur destination, comme tout le monde.
Votre frère dit que si vous ne vous occupez que du village, vous vous oubliez vous-même. Cette phrase est cruciale. Est-elle compréhensible pour ceux restés au pays ?
Sibiry Konaté : Il faut transmettre ce message. Avant, nous jouions un rôle, faisions croire que tout allait bien. Mais il est essentiel de dire la vérité, même si certains ne comprennent pas ou critiquent.
Il y a un parallèle frappant dans le récit : votre arrivée au Burkina coïncide avec le renvoi des forces françaises du pays . Dans le même temps, vous dites au village de prendre son destin en main et de ne pas tout attendre de l’extérieur. Ce contexte politique a-t-il influencé votre discours ?
Sibiry Konaté : Il m’a donné de la force. Quand j’ai vu le changement, cela m’a donné l’impulsion de faire un pas de plus. Et au village, constater notre capacité à nous organiser – travailler ensemble, créer une association – m’a prouvé que c’était possible. L’organisation est la clé. Quand on est organisé, les choses avancent. J’ai la foi et je sais que ça va changer.
Dans l’avant-dernière scène, les femmes dansent au village tandis que Sibiry Konaté danse seul en superposition…
Jenni Kivistö : C’est une fin ouverte. Sibiry reste « entre deux mondes », mais cette scène suggère une acceptation nouvelle.
De Jenni Kivistö & Jussi Rastas ; avec Sibiry Konaté ; Finlande, France, Burkina Faso ; 2025 ; 88 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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