Ly-Ling et Monsieur Urgesi, de Giancarlo Moos, confronte deux visions de l’art de la couture dans une incompréhension abyssale – sur les écrans romands
Ly-Ling et Monsieur Urgesi, de Giancarlo Moos, film plein d’humour, relate la collaboration entre le maître tailleur traditionnel Cosimo Urgesi et la styliste Ly-Ling Vilaysane. Cosimo suit depuis des décennies des règles strictes, transmises de génération en génération. Une manière de travailler qui contraste fortement avec celle de Ly-Ling, dont l’approche très créative est sans limite mais surtout sans discipline. Malgré leur respect mutuel et leur volonté de mettre sur pied un projet commun, Ly-Ling et Cosimo atteignent les limites de leur collaboration, en particulier que le vieux tailleur italien réalise que la jeune femme ne s’embarasse d’aucun carcan et se disperse dans ses activités, n’ayant que peu de temps à consacrer aux conseils que Monsieur Urgesi souhaite lui prodiguer.
Quand la styliste Ly-Ling Vilaysane accueille Cosimo Urgesi dans son atelier à Saint-Gall pour apprendre de son savoir, on réalise rapidement que le vieux tailleur, malgré toute sa bonne volonté, ne parviendra guère à transmettre son savoir à Ly-Ling Vilaysane qui consacre plus de temps à passer des coups de fil pour fixer des rendez-vous dans son agenda déjà plein à craquer entre expositions des photographies de ses oeuvres, les happenings avec une amie comédienne, etc. Bref, on prend rapidement conscience que deux mondes s’affrontent, entre tradition et modernité, savoir et improvisation, discipline et dispersion.
Le réalisateur Giancarlo Moos offre un aperçu intime de l’univers de ses protagonistes et une immersion réussie dans un univers méconnu. Si d’aucun connaissent les tailleurs pour leurs prises de mesures, toujours le mètre autour du cou, avant de passer à l’ouvrage, on découvre ici le maître tailleur Urgesi dans les coulisses de ses réalisations, découpant les patrons, traçant les lignes sur les tissus à couper repasser le dos des complets, exécutant avec vélocité et dextérité des points d’assemblage qui seront invisibles à l’oeil nu.
Giancarlo Moos filme avec sensibilité leurs querelles verbales et leurs conceptions opposées du métier. Il en résulte une confrontation provoquée par le choc des cultures avec des personnalités attachantes : Cosimo, immigré italien de première génération originaire des Pouilles, et Ly-Ling, née en Suisse de parents laotiens, immigrés à l’époque des boat-people, qui semble n’avoir rien appris du parcours de ses parents. Chacun des deux protagonistes incarnent deux histoires différentes de l’immigration suisse.
Le choc entre deux générations, deux cultures et deux mondes, liés par une passion commune est le fil conducteur de ce documentaire qui, au fil du temps passé avec le tailleur et la styliste, amène insensiblement les spectateurs à prendre parti pour Monsieur Urgesi dont la bonne volonté de transmettre son savoir-faire est constamment en écueil face à l’attitude superficielle, et rapidement agaçante, de la styliste. Le documentaire retrace le parcours de chacun et entraîne les spectateurs dans les ruelles ensoleillées de Ceglie Messapica dans les Pouilles, nous rappelle les trains bondés de saisonniers italiens qui, à peine franchi la douane de Chiasso, devaient passer une radiographie des poumons tout en recevant un petit paquet de cinq cigarettes. Cosimo se souvient des rues de son village emplies d’échoppes d’artisans :
« Tout était fait à la main à l’époque; aujourd’hui, on a des machines pour tout . Une machine pour couper, une machine pour coudre, une machine pour assembler, une machine pour repasser. Quand on est artisan, on le reste toute sa vie. Si on s’éloigne de son métier, on ressent un manque, une nostalgie.»
La nostalgie est aussi tangible quand Monsieur Urgesi se souvient des longs voyages en train :
« C’était l’époque du Disco d’Oro, une époque à la fois belle et mélancolique car l’Italie nous manquait. »
Devant le tailleur désemparé par l’absence d’implication de Ly-Ling, son fils Giovanni, qui lui sert d’interprète, et sa femme, sicilienne, sont les remparts de sa vie en Suisse. La caméra de Giancarlo Moos entraîne les spectateurs en Apenzell où les parents de Ly-Ling ont été accueillis, auprès de son ancien instituteur qui s’est activé pour que la commune reçoive des réfugiés boat-people. Son impulsion avait donné lieu à divers articles dans la presse écrite de l’époque.
Au fil des mois de coexistence, Monsieur Urgesi réalise que son élève n’a guère de temps à consacrer ni à lui, à ses conseils et à sa méthodologie. Il lui demande si elle veut vraiment apprendre ou si elle n’a que deux heures par semaine pour apprendre et lui assène :
« Pour apprendre, il faut y consacrer du temps. C’est une catastrophe, ces designers ! Ils paient des spécialistes pour dessiner les patrons, pour coudre, pour repasser. Apprendre ce savoir-faire demande du temps de la discipline, il faut être constante, ne pas se disperser. »
Mais monsieur Urgesi reconnaît des qualités à Ly-Ling :
« Elle a deux qualités : elle est inventive et sait communiquer. Je le vois à ses travaux. Elle sait conquérir les gens avec beaucoup d’élégance, d’une manière simple mais efficace. Je ne sais pas si elle en est consciente. Elle réagit bien à de nombreuses choses. Elle a un bon contact avec les gens et elle sait exactement ce qu’elle veut. Mais au final, c’est toujours un peu féminin. Le modèle pour homme doit être plus masculin que féminin. Avec mon expérience, nous pourrions combiner nos talents.»
Malheureusement, face à lui – c’est bien là que le bât blesse : face et non avec lui – Monsieur Urgesi trouve une jeune femme, certes emplie d’idées mais arrogante, souvent agressive à son égard et à l’ego surdimensionné, peu encline à écouter ses recommandations qui a la critique facile et croit tout savoir :
Il n’a pas encore compris que les hommes se féminisent. Je lui ai dit : « C’est ma coupe. On doit corriger. »
La musique de Samuel Fried accompagne cette cohabitation et le documentaire de Giancarlo Moos parvient à nous révéler les coulisses d’un univers insoupçonné mais surtout à sentir la désolation de Monsieur Urgesi face à une jeune femme tellement imbue d’elle-même et de son art qu’elle nous devient rapidement insupportable. C’est sur le constat empli d’humilité et de sagesse de Cosimo Urgesi que s’achève cette rencontre malheureusement infructueuse mais ce n’est pas le vieux tailleur venu des Pouilles qui a manqué de pugnacité et de persévérance :
« Malheureusement je ne suis pas moderne sur certaines choses. Je fais des efforts. Cela me plaît d’essayer de comprendre. »
Firouz E. Pillet
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