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Master Cheng, de Mika Kaurismäki : dégustation d’un won sino-lapon fait de respect mutuel, de bienveillance, le tout enrobé de paysages à la beauté picturale

[MàJ: la critique avait été mise en ligne le 3 novembre 2020 le jour de son lancement… et de la fermeture des lieux culturels pour raisons sanitaires Covid-19. Nous republions la critique, le film est à nouveau dans les salles romandes qui ont rouvert dans le respect des nouvelles mesures sanitaires édictées par le Conseil fédéral, N.D.L.R.]

Voici les ingrédients que propose Master Cheng (Masteri Cheng), le dernier opus de Mika Kaurismäki : cuisine chinoise, paysages de Laponie, rencontre de deux cultures différentes, amitié, amour.

Après la mort de sa femme, le chef professionnel Cheng (Chu Pak Hong) quitte la trépidante Shanghai pour se rendre à Pohjanjoki, un minuscule village du Nord de la Finlande, à la recherche d’un certain Fongtron. Ce quadragénaire débarque donc avec son jeune fils, Nunjo (Lucas Hsuan), dans ce village isolé de Finlande pour rencontrer ce vieil ami finlandais qu’il a rencontré à Shanghai et qui lui a sauvé la mise dans le passé. À son arrivée, personne dans le village ne semble connaître son ami mais la propriétaire du café local Sirkka (Anna-Maija Tuokko) lui propose un hébergement et, en contrepartie, Cheng l’aide dans la cuisine en surprenant les habitants avec les saveurs exotiques de la cuisine chinoise qui ravissent les palais lapons.

— Anna-Maija Tuokko et Chu Pak Hong – Master Cheng
© FRENETIC FILMS

Peu à peu, la cuisine de Cheng encourage ces cultures très différentes à se rencontrer dans la curiosité de l’altérité et dans la bienveillance. Ainsi, au fil des jours et des menus concoctés avec passion par Cheng, celui-ci devient bientôt un membre célèbre et apprécié de la communauté. Deux piliers de bistrot, Romppainen (l’acteur et réalisateur Kari Kyösti Väänänen) et Vilppula (le musicien et acteur Vesa-Matti “Vesku” Loiri), l’observent avec curiosité et méfiance mais finiront par succomber à la gastronomie savoureuse de Cheng qu’ils ont dorénavant hâte de découvrir chaque jour. Les deux compères apprécient tellement la présence et les talents culinaires de Cheng qu’ils convient les pensionnaires d’un EMS avoisinant à venir manger au restaurant de Sirkka dans une scène assez cocasse ! Malheureusement, son visa touristique est bientôt épuisé et c’est aux villageois de trouver un plan pour l’aider à rester. Lorsque Cheng doit quitter les lieux faute de permis de séjour, les villageois forgent un plan pour l’aider à rester …

Cheng ne parle pas finnois, Sirkka ne parle pas mandarin : il ne leur reste donc que l’anglais pour communiquer, ce qu’ils feront par le truchement d’un anglais approximatif. Ce n’est donc ni les dialogues parcimonieux ni la présence de villageois introvertis et taiseux qui font ce film. En effet, l’essentiel ne passe pas par le verbe dans Master Cheng; Mika Kaurismäki a choisi de mettre l’attention sur le son et l’image. Tout au long du film, les spectateurs sont portés par la beauté des paysages, mis en valeur par une photographe lumineuse. Kaurismäki peaufine avec méticulosité l’esthétique tant visuelle que sonore de Master Cheng qui se révèlent des protagonistes à part entière. Au fil des scènes se succèdent des craquement des arbres, le clapotis de l’eau sur le lac, le dérapage des pneus du vélo que conduit Nunjo, les éclats de rire des enfants de l’école dans le préau, et même les bruits insolites des touristes chinois qui dégustent les nouilles au poulet confectionnées par Cheng. Chaque son apporte un message, soulignant la spécifié d’un client du restaurant, magnifiant les vastes étendues, la forêt ou l’immense lac qui entourent le village, et soulignant par là-même l’importance de cette nature omniprésente. Sans oublier la dextérité et la rapidité avec lesquelles Cheng prépare des mets selon les desideratae des clients, nous mettant l’eau à la bouche alors que l’on en tend la découpe des aliments, le bruissement de la friture, le crépitement des légumes saisis dans un filet d’huile dans un won qui invite à la dégustation.

— Chu Pak Hong, Vesa-Matti Loiri et Kari Väänänen – Master Cheng
© FRENETIC FILMS

Le directeur de la photographie, Jari Mutikainen, a fait un travail remarquable et offre une succession d’images sublimes aux tonalités expressionnistes qui entraînent les spectateurs dans la douceur estivale d’une fin de journée alors qu’il capture les rayons de soleil sous un angle qui les sublime. Mais les exemples de cette magnifique photographie s’égrainent tout au long du film : lors d’une partie de pêche un soir d’été au pays du soleil de minuit, sur le lac lors d’une escapade conviviale entre Cheng et ses nouveaux amis finlandais, durant une cérémonie à la mémoire de la femme de Cheng qui fait crépiter des pétards pour réveiller l’âme de la défunte et transmettre ainsi les traditions de leur pays à son fils ou encore lors d’une séance dans un sauna en bois avant l’immersion dans l’eau glacée du lac. Pour mettre en valeur tous ces plans, le réalisateur recourt à de nombreux plans larges.

Le sujet du film – un Chinois qui débarque en Finlande – aurait pu laisser redouter quelque clichés sur le choc des cultures mais Mika Kaurismäki sait savamment les éviter. Le réalisateur prend le parti de décrire avec tendresse et respect des personnages foncièrement bienveillants, tolérants et solidaires, des valeurs bienvenues à l’heure actuelle. Précisions qu’à l’été 2018, le village, généralement si calme, de Raattama à Kittilä a connu une frénésie d’activités alors que le film Master Cheng est tourné. En temps normal, Raattama compte environ cent-cinquante résidents permanents mais au moment du tournage, une centaine de personnes sont arrivés au village bouleversant la quiétude du lieu.

Le film de coproduction finno-chinoise de Mika Kaurismäki ne crée pas de surprises mais se laisse regarder comme une succession de tableaux picturaux, une fresque humaine réalisée avec la patte d’une cinéaste qui affiche une longue expérience. Master Cheng a déjà été présenté dans plusieurs festivals : à Seminci, Valladolid, l’un des plus anciens festivals d’Europe, Master Cheng était le film de clôture du festival. Il figurait en compétition au Festival Tertio Millenio de Rome et au festival Nordische Filmtage à Lübeck. Le film figurait au programme du Scanorama de Vilnius, au Festival du film de Tbilissi. à la Semaine du cinéma finlandais de Saint-Pétersbourg.

Le nouveau film de Mika Kaurismäki est une comédie à la fois universelle et excentrique, chaleureuse et estivale, à l’atmosphère nordique mais au message universel de tolérance, de tendresse et de bienveillance.

Firouz E. Pillet

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Firouz Pillet

Journaliste RP / Journalist (basée/based Genève)

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