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Mostra 2022 – Orizzonti : Oběť (Victim) de Michal Blaško – Dans l’engrenage d’un fait divers et sa récupération politique

Même si nous avons toujours un peu de difficulté à le reconnaître, nous sommes toujours le ou la plus faible d’un.e autre. Dans Oběť (Victim), en contrepoint de la société tchèque, on retrouve des migrant.es, incarné.es ici par Irina (Vita Smachelyuk) et son fils Igor, venu.es d’Ukraine, ainsi que la minorité Rom. Leur dénominateur commun, se tenir sur les premières barres de l’échelle sociale, écrasé.es par ceux qui la tienne par le haut, manipulateurs.trices des masses afin d’asseoir leur pouvoir. De l’art politico-économique consistant à renverser la logique physique – une échelle ne tient pas par le haut ! – en mystifiant le peuple, montant ses composantes les unes contre les autres, siphonnant ainsi l’essence étymologique de la démocratie voulant qu’in fine ce soient des personnes issues du peuple, élues par lui, qui gouvernent pour lui.

— Gleb Kuchuk et Vita Smachelyuk – Oběť (Victim)
© Adam Mach

Au centre du film, un mensonge autour duquel va se nouer une intrigue sociale sur deux niveaux : celui de l’intime – la relation entre une mère et son fils, et celui de l’espace public des composantes d’une nation. L’ingéniosité du cinéaste slovaque et de son scénariste, Jakub Medvecký, est de porter son sujet sur une fine ligne d’ambigüité, de telle sorte que le mensonge, au fil de l’histoire, est repoussé en marge du sujet, puisque ce qui ne s’est pas passé aurait tout aussi bien pu advenir et inversement. Toutes les variantes sont plausibles, l’important n’était – malheureusement – pas les faits, mais l’interprétation de ce que, dans la plus grande démocratie du monde, on appelle « des faits alternatifs ».

Dès la mise en place de son histoire, Michal Blaško laisse de l’espace à l’interprétation : lorsque Irina rentre chez elle après avoir appris l’agression de son fils, on ne sait pas ce qui lui est arrivé, ni pourquoi elle avait demandé à son amie de surveiller Igor (Gleb Kuchuk) pendant son absence. Sans manipuler le public, le cinéaste pose tout de suite une atmosphère de flou qui se distille tout au long du film. Il en explore les interstices dans lesquels il trouve toute la palette chromatique entre le noir et le gris clair des comportements sociaux qu’il utilise à merveille.

Irina et Igor sont des migrants ukrainiens, à cet égard, les premières questions de la police sont d’ordre périphérique, concernant d’abord la nationalité de la mère, les raisons de son voyage en Ukraine, celles du premier échec de sa demande de naturalisation, avant de lui demander si son fils, gymnaste prometteur et va dans une école sport-études, a des problèmes…
Ils vivent dans un complexe où la cohabitation entre les différentes populations semble poser problème. Dans cette représentation également, pas de manichéisme de la part de Michal Blaško. Lorsque Irina se rend chez ses voisins du dessus qui lui provoquent un dégât des eaux, l’hostilité est palpable, le jeune qui lui ouvre assez menaçant, Irina quant à elle très intrusive. La mère qui vient plus tard s’imposer à sa porte, extrêmement agressive, parle, quand les voisins s’en mêlent, de « la femme ukrainienne » dont le « fils n’a pas été tabassé pour rien ». Les voisins prennent partie pour « l’Ukrainienne », ces voisin.es du dessus étant Roms. À vrai dire, on a envie d’être voisin.e d’aucune de ces personnes !

Oběť (Victim) de Michal Blaško
© Adam Mach

Un ancien du quartier, Michal, qui a réussi dans le sport, met en place un mouvement de solidarité pour Igor : télévision, réseaux sociaux, organisation d’une marche et d’un grand rassemblement pour que justice soit faite à Igor et que les autorités prennent en main la sécurité des citoyen.nes. Irina ne se précipite pas sur cette offre, mais, un peu perdue face aux événements et au fait que les auteurs de l’agression n’aient pas encore été trouvés, elle se laisse embarquer dans cette action. Igor l’apprend en regardant la télévision depuis son lit d’hôpital. Il est gêné, il ne veut pas qu’elle s’en mêle, mais il est trop tard ; la machine est lancée. Ce qui, il y a quelques années, auraient facilement passé pour une représentation des sociétés en transition, encore tiraillées par différentes forces et projets politiques antagonistes, s’avère, à l’aune de l’état du monde, être un miroir déformant sur lequel apparaît une image qui nous ressemble également.

Et cela dit quoi de nous, de nos préjugés, mais aussi de nos réalités ? C’est ce que pose Michal Blaško sur le tapis, sans prendre parti, sans juger les protagonistes qui forment la masse des petites gens – le policier, l’amie d’Irina, la voisine Rom, Irina et son fils, dont aucun.e n’est vraiment sympathique ni antipathique, chacun.e ayant ses faiblesses, ses petites lâchetés, des buts à atteindre quand il ne s’agit pas de simplement s’en sortir au mieux dans cette vie. En revanche, il tend un miroir sans concession à celles et ceux qui, du haut de leur petit pouvoir, gangrènent l’espace public, serviteurs de l’État au service de leurs propres intérêts et agendas : la maire de la ville, le procureur, la fonctionnaire chargée de surveiller les examens de naturalisation, et Michal, figure du bon samaritain populiste, prêt à mettre le feu aux mèches soigneusement déposées, les unes après les autres, dans le champ sociétal au fil du temps politique.

Oběť (Victim) de Michal Blaško
© Adam Mach

Le revirement factuel n’a pas tant d’importance puisque la sensation que nous avons est que les choses telles qu’elles se sont passées auraient aussi bien pu se passer tel que l’on croit qu’elles se sont passées. Irina n’arrive pas à lâcher le morceau, ne trouve pas le chemin pour se sortir de cette situation sans que cela ne provoque de dommages à leurs vies, que cela ne stoppe la perspective d’un avenir plus sûr pour elle et son fils dans ce pays dont elle veut faire partie. Sa mauvaise conscience la travaille et elle s’arrange comme elle peut avec, louvoyant entre bribes de vérités et mensonges, quelques marques de courage – comme dire publiquement que le jeune voisin Rom arrêté n’est pas le coupable ou le don de l’argent que lui a donné la mairie pour la rénovation d’un centre pour la jeunesse.

La réalisation de Victim est rigoureuse, sans artifices, totalement au service du narratif, avec d’excellent séquençage intérieurs/extérieurs ainsi qu’un sens certain de la composition de l’image (le directeur de la photographie est Adam Mach). L’actrice ukrainienne Vita Smachelyuk interprète son rôle de femme moralement tiraillée, en bataille permanente contre son destin, avec toute la puissance artistique de l’intériorité.

Y a-t-il une échappatoire pour la mère et le fils ? Est-il possible de bâtir le reste de sa vie sur un mensonge ? Comment évolue une société qui stigmatise, ostracise et se laisse attirer par la violence politique, le populisme, l’autoritarisme ? Michal Blaško, avec une sobre image de fin d’individus fraîchement naturalisés, face caméra, à l’écoute de leur nouvel hymne national, nous laisse imaginer la réponse à l’aune de nos propres perceptions.

De Michal Blaško ; avec Vita Smachelyuk, Gleb Kuchuk, Igor Chmela, Viktor Zavadil, Inna Zhulin ; République slovaque, République tchèque, Allemande ;  2022 ; 91 minutes.

Malik Berkati

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