Mostra 2025 – concorso : Frankenstein – dans le mythe de la création revisité par Guillermo del Toro, entre la créature et son créateur, un monstre peut en cacher un autre
Adaptant l’un des plus grands classiques fantastiques de la littérature, fruit de la sombre imagination de l’écrivaine britannique Mary Shelley, le cinéaste mexicain entre en lice dans la course au Lion d’or avec l’un des films les plus attendus de la Mostra, suscitant un afflux de journalistes, de festivaliers et de fans au Lido.
Cr. Ken Woroner/Netflix © 2025
Encore une énième adaptation du célèbre roman de Mary Shelley ? La question taraude certaines personnes, quelque peu dubitatives. Mais quand on sait que c’est le Mexicain Guillermo del Toro, qui a très longtemps nourri le projet après avoir été fasciné, enfant, par l’adaptation de James Whale, réalisée en 1931, puis par le roman de Mary Shelley, on ne peut qu’imaginer un spectacle grandiloquent, d’envergure et à la forme baroque. Le réalisateur mexicain commente :
« Ce film conclut une quête commencée à l’âge de sept ans, lorsque j’ai vu pour la première fois les Frankenstein de James Whale. J’ai ressenti le choc de la reconnaissance à cet instant fondateur : l’horreur gothique est devenue mon Église, et Boris Karloff mon Messie. Le chef-d’œuvre de Mary Shelley regorge de questions qui brûlent intensément dans mon âme : des questions existentielles, tendres, sauvages, vouées à l’échec, auxquelles seul un jeune esprit s’autorise et que seuls les adultes et les institutions croient pouvoir répondre. Pour moi, cependant, seuls les monstres détiennent la réponse à tous les mystères. Ils sont le mystère. Frankenstein est donc une entreprise bénie, animée par le respect et l’amour du mystère et des monstres. Le Grand-Père de tous – l’histoire d’un fils perdu et d’un père prodigue – Lazare et Job en dialogue avec un créateur unique et en quête de toutes les réponses. Comme nous tous. »
En réalisant enfin son rêve de maîtriser la mort, Victor Frankenstein (Oscar Isaac), scientifique mégalomane et égocentrique, se rend compte que la quête qui a guidé toute son existence était sans doute une erreur. Et que sa créature (Jacob Elordi, grandiose) n’est peut-être pas à la hauteur de ce qu’il espérait atteindre. À moins que ce soit le créateur qui ne soit pas à la hauteur des attentes et des espoirs de sa créature ?
Avec Frankenstein, récit à deux voix d’une grande maîtrise formelle, Guillermo del Toro demeure très fidèle au roman de 1816, trop peut-être selon certains journalistes qui commentent le film à la sortie de la vision de presse dans la Sala Darsenna.
Recourant avec maestria à un bouquet bigarré de couleurs, à un usage gothique très judicieux du maquillage, à des costumes et des effets visuels à couper le souffle, Guillermo del Toro parvient à créer une atmosphère singulière, à la fois envoûtante et, par moments, horrifique, mais surtout emplie d’humanité et d’empathie. Au fil du récit, le Frankenstein de del Toro se révèle à la fois film d’horreur, film fantastique, film de créatures, conte philosophique, exploration psychologique et émotionnelle, mais aussi histoire d’amour et romance, dans un feu d’artifice. Le cinéaste signe ici une création cinématographique spectaculaire qui renoue avec ses premiers films alors qu’il travaillait de manière indépendante, libre de toute contrainte hollywoodienne.
Durant le générique d’ouverture, le logo Netflix a été sifflé comme il est désormais coutume dans tous les festivals. Mais reconnaissons à la plate-forme le mérite de donner les moyens aux créateur·trices sans les museler avec des contraintes de forme comme de fond pour se fondre dans le moule des succès commerciaux. Ici, Guillermo del Toro peut laisser galoper son imagination à sa guise, renouant avec le style de ses premières réalisations, à l’instar de El espinazo del diablo (L’échine du diable, 2001), présenté au Festival de Locarno. Malgré quelques connotations religieuses, comme la mort, représentée de façon colorée et festive selon la tradition mexicaine, qui apparaît au créateur lors de ses rêves qui s’apparentent plus à des cauchemars, la notion de pardon et de miséricorde est cruciale dans le film de del Toro et fait peut-être Frankenstein l’un des films les plus convaincants comme prétendants au Lion d’or de cette année.
Le scénariste-réalisateur mexicain transforme une histoire que nous pensions tout·es bien connaître en quelque chose de novateur, envoûtant, étrange, explosif, mais surtout profondément humaniste. Guillermo del Toro fait du classique de Mary Shelley un mélodrame majestueux aux décors somptueux, porté par la musique d’Alexandre Desplat, qui s’intensifie en fonction des émotions, accompagnant la quête de ce Frankenstein dans sa souffrance et dans sa grandeur. Si le sang coule parfois à flots, il est ici joyeux, et les effets spéciaux époustouflants, mais rien de tout cela ne vous distrait du cœur de l’histoire : le Frankenstein de del Toro est définitivement une adaptation dont on se souviendra, à la fois romanesque, gothique et délicieusement baroque.
Dans ce conte de fées exquisément sombre, aussi fantastique qu’émouvant, il faut souligner l’excellente prestation de toute la distribution, mais souligner le jeu exceptionnel d’Elordi qui enchante, surprend, séduit et ravit, trouvant très certainement ici l’un de ses meilleurs rôles, évoluant avec aisance malgré un imposant maquillage et d’imposantes prothèses. Si ces borborygmes sont très limités dans un premier temps, le personnage de Frankenstein devient de plus en plus instruit et loquace grâce à des rencontres bienveillantes, ce qui permet à del Toro de livrer un texte peaufiné, époustouflant, philosophant comme il aime le faire sur la nature labyrinthique de nos émotions les plus primitives, et zigzaguant à travers des réflexions sur l’amour, sur la conscience, sur la douleur, sur le désir et sur la perte.
Les cinéphiles se souviennent du film récompensé aux Oscars, The Shape of Water (La Forme de l’eau), qui a remporté le Lion d’or à la Mostra en 2017 et dans lequel Guillermo del Toro nous prouvait combien il sait regarder les monstres avec tendresse, affection, clémence et empathie. D’ailleurs, le cinéaste, très intéressé par « notre droit à l’imperfection », souligne que le véritable monstre n’est pas Frankenstein, mais bien « ceux en veste et cravate, prêts à nous déshumaniser ». Et il le prouve avec brio dans une version de Frankenstein techniquement époustouflante, enchanteresse, peut-être même ensorcelante, du classique mythe du monstre qui pourrait bien lui valoir le fameux Lion vénitien.
Firouz E. Pilet, Venise
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