Sélection de films de l’année 2024 par quatre de nos critiques de cinéma – Filmauswahl des Jahres 2024 von vier unserer Filmkritiker*innen – Film selection of the year 2024 by four of our film critics
Si j:mag propose de nombreuses rubriques, nos fidèles lectrices et lecteurs auront sans doute remarqué que le cinéma y occupe une place privilégiée. Nous avons demandé à trois de nos critiques de cinéma, ainsi qu’à notre rédacteur en chef, de partager leurs films préférés de l’année écoulée. Voici la sélection de Malik Berkati.
La sélection de Firouz E. Pillet (en français), de Harald Ringel (en allemand) et de Agnieszka Pilacińska (en anglais) à retrouver ici.La Rédaction
Faire des listes, des tops et des flops ne sont pas ma tasse de thé. Mais ce rendez-vous annuel, je le prends pour un exercice personnel et subjectif – ce que mon métier de critique cinéma ne me permet pas le reste de l’année – et voici quelques films sur le millier que j’ai visionné qui ont marqué mon année cinématographique. Ce ne sont pas forcément les meilleurs techniquement, dans le jeu, la réalisation ou la narration, mais ce sont ceux qui me restent en mémoire, et c’est déjà bien!
Čovjek koji nije mogao šutjeti (The Man Who Could Not Remain Silent, Nebojša Slijepčević, 2024)
The Man Who Could Not Remain Silent ne dure que 14 minutes, mais il en dit davantage que tous ces films de plus de deux heures qui occupent les écrans des biens nommés longs métrages.
Nous sommes en février 1993, en Bosnie-Herzégovine, à Strpci. Un train de passagers est arrêté par des forces paramilitaires serbes de Bosnie qui cherchent des passagers non-serbes. Alors qu’ils arrêtent des passagers bosniaques musulmans, un seul homme sur les 500 occupants du train s’y oppose.
Pas besoin d’être dans une situation de guerre pour savoir qu’être la première personne à se lever et à intervenir dans une situation dangereuse ou révoltante n’est pas chose aisée. Il est toujours facile de juger après coup, mais qui n’a jamais hésité à intervenir ne serait-ce que dans un transport en commun pour éviter qu’une personne ne se fasse importuner ? La question qui se pose est toujours celle-ci : et si plusieurs personnes se levaient en même temps ? Pourquoi l’effet passif de masse et l’inertie concomitante est-il (presque) toujours plus fort ? Pourquoi l’effet de groupe, bien connu dans les actions violentes, est-il plus difficile à mobiliser lorsqu’il s’agit de résister ou s’insurger ? C’est ce qui nous interroge encore longtemps après avoir vu le film.
Interview à venir ; critique: https://j-mag.ch/cannes-2024-competition-courts-metrages-the-man-who-could-not-remain-silent-lhomme-qui-ne-se-taisait-pas-de-nebojsa-slijepcevic-recoit-la-palme-dor/
A Move (Elahe Esmaili, 2024)
Également un film de court métrage, Le sujet de A Move, que l’on pourrait traduire par « un mouvement » dans le sens d’une action consciente et décisive, fait non seulement écho à l’actualité mais rencontre les dispositions communes d’une jeunesse avide de liberté. Il s’agit ici d’une liberté qui va de soi dans une partie du monde, celle de s’habiller et se présenter comme on le veut dans l’espace public. La mort d’une jeune femme du Kurdistan iranien, Mahsa Amini, tuée le 16 septembre 2022 par des fonctionnaires de la police des mœurs pour un foulard considéré comme mal ajusté, va ébranler le régime et la société iranienne. Au slogan officiel de la République iranienne, « Indépendance, liberté, République islamique », va se substituer celui du mouvement des femmes du Grand Kurdistan depuis les années 2000, « Femme, vie, liberté » dans les rues du pays. D’abord scandés pendant ses funérailles dans sa ville natale de Saghez, ils sont rapidement repris lors des manifestations dans la capitale kurde, Sanandaj, avant d’être adapté à Téhéran et Mashhad dans leur version en farsi. Depuis, de nombreuses femmes sortent tête nue dans l’espace public, malgré les risques encourus. Un mouvement s’est enclenché. La cinéaste Elahe Esmaili en est à la fois partie prenante et témoin. Avec A Move, elle met en scène un autre aspect de cette lutte pour le droit fondamental d’user de sa liberté de mouvement et de représentation, celle qui a lieu dans le cadre de l’entourage familial au sens large du terme.
Critique et interview : https://j-mag.ch/visions-du-reel-2024-a-move-delahe-esmaili-remporte-le-prix-special-du-jury-des-jeunes-pour-le-meilleur-court-metrage-rencontre-avec-la-cineaste-iranienne/
No Other Land (Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor, 2024)
Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Cet adage ne cesse de se confirmer à l’aune du conflit entre la Palestine et Israël. Basel Adra, Palestinien, et Yuval Abraham, Israélien, chroniquent au jour le jour la situation d’un village au sud de la Cisjordanie occupée, Masafer Yatta, composé de plusieurs hameaux et de grottes aménagées pour s’y abriter lorsque l’une ou l’autre des maisons est rasée par les Israéliens. Dans une région vallonnée, les Palestinien∙nes sont entouré∙es de colonies qui ne cessent de s’étendre et de grignoter la terre des habitant∙es d’origine. Aidée par la justice et l’armée – qui a décrété ces terres, à savoir les hameaux et les terres de pâturage, comme une place d’armes d’exercice –, cette entreprise de colonisation se décline sur tout le spectre de la méthode d’épuration ethnique d’un territoire. À commencer par les provocations quotidiennes des colons, l’intrusion hebdomadaire des bulldozers de l’armée qui détruisent les maisons, le mobilier, les abris pour les animaux, les points d’eau, et même l’école qui avait été inaugurée par Tony Blair en son temps ! Et puis, il y a les soldats qui parfois tuent un membre de cette communauté qui se trouve sur leur chemin, soldats armés jusqu’aux dents face à des gens qui n’ont que leur colère nue à leur opposer. Il y a ces intrusions nocturnes dans les maisons, pour arrêter arbitrairement un membre de la famille ou simplement réveiller tout le monde, saccager et faire peur aux enfants. Car enfants, femmes, personnes âgées, rien ne les arrête. Rien n’est d’ailleurs laissé au hasard dans ces raids, l’une des choses les plus pernicieuses étant dans le film la séquence où l’armée vient détruire l’école… pendant que les enfants y sont. Un film coup de poing qui collectionne les prix du public et officiel, dont le meilleur documentaire de la Berlinale et de l’European Film Academy.
Critique et interview : https://j-mag.ch/berlinale-2024-panorama-avec-no-other-land-le-collectif-israelo-palestinien-nous-immerge-dans-lenfer-de-la-colonisation-au-quotidien-rencontre/
All Shall Be Well (Ray Yeung, 2024)
Avec Suk Suk (Un printemps à Hong Kong, 2019), le réalisateur hongkongais Ray Yeung avait déjà exploré la complexité de la vie quotidienne au sein de la communauté homosexuelle, en particulier pour les personnes âgées. Dans son dernier film, All Shall Be Well, Yeung plonge les spectateurs dans le tourbillon émotionnel de la vie d’Angie et Pat, un couple lesbien ayant partagé trois décennies de leur vie à Hong Kong.
Le récit s’amorce après une célébration familiale du Festival de la Lune, lorsque le décès soudain de Pat (Maggie Li Lin Lin) vient perturber la quiétude d’Angie, superbement interprétée par Patra Au Ga Man. Alors qu’Angie traverse la douloureuse perte de sa compagne, les tensions surgissent au sein de la famille lors des désaccords sur les arrangements funéraires.
La cérémonie au columbarium procure un moment-pivot poignant où Angie ressent un sentiment croissant d’éloignement de la famille de Pat, préfiguration des problèmes d’héritage qui vont venir empoisonner des relations qui auparavant étaient cordiales. Évitant le mélodrame, le film se meut habilement à travers les dédales du deuil, des dynamiques familiales et des subtilités juridiques, ajoutant des touches de délicatesse cinématographique qui accompagnent le parcours émotionnel d’Angie et des personnages qui façonnent les obstacles auxquels elle doit faire face.
All Shall Be Well va au-delà de la question de l’homosexualité dans une société encore teintée de traditions, explorant des thèmes universels tels que l’amour, le deuil, la perte, les attentes sociales, les relations familiales et les questions d’héritage. Une œuvre poignante qui résonne au-delà des frontières de l’orientation sexuelle, offrant une réflexion profonde sur la condition humaine et la complexité de la vie.
Critique et interview : https://j-mag.ch/berlinale-2024-panorama-avec-all-shall-be-well-ray-yeung-fait-une-incursion-delicate-dans-la-realite-homosexuelle-de-hong-kong/
Conclave (Edward Berger 2024)
Une fois n’est pas coutume, voici un film un peu plus grand public, délicieux à regarder grâce à ses acteurs et actrices virtuoses. Ce huis clos est sublimé par une caméra qui évolue avec habileté dans un décor sacré, au service d’une histoire à la fois rocambolesque, mais pas si improbable. Le tout joue habilement avec les codes du thriller politico-religieux.
Malik Berkati
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