Sélection de films de l’année 2024 par quatre de nos critiques de cinéma – Filmauswahl des Jahres 2024 von vier unserer Filmkritiker*innen – Film selection of the year 2024 by four of our film critics
Si j:mag propose de nombreuses rubriques, nos fidèles lectrices et lecteurs auront sans doute remarqué que le cinéma y occupe une place privilégiée. Nous avons demandé à trois de nos critiques de cinéma, ainsi qu’à notre rédacteur en chef, de partager leurs films préférés de l’année écoulée. Voici la sélection de Firouz E. Pillet.
La sélection de Malik Berkati (en français), de Harald Ringel (en allemand) et de Agnieszka Pilacińska (en anglais) à retrouver ici.La Rédaction
Cette année cinématographique 2024 était très attendue par les cinéphiles vu les nombreux blockbusters annoncés : Dune, deuxième partie, Furiosa : une saga Mad Max; Gladiator 2; Alien Romulus; Joker 2; Beerljuice Bleerlejuice … Bref, que des superproductions dont le public, déjà acquis d’avance, n’a pas besoin de lire des critiques pour se rendre au cinéma. Côté Hexagone, Le Comte de Monte Cristo, L’amour ouf et Un petit truc en plus ont fait exploser le box-office. Le fossé entre les goûts du public et les critiques est notoirement connu et s’est confirmé en 2024.
Une fois n’est pas coutume : la Palme d’or du Festival de Cannes 2024 a récompensé un film brillant, magnifiquement dirigé et interprété : Anora de Sean Baker. Proposant une variation audacieuse d’une histoire moderne de Cendrillon, le film est pleinement incarné par Mikey Madison qui captive et surprend dans le rôle d’Ani, une jeune travailleuse du sexe de Brooklyn. Commençant comme une version punk, voire trash de Pretty Woman (1990), la princesse d’Anora, à l’énergie volcanique, finit par rencontrer son prince charmant en la personne d’un jeune oligarque russe, flambeur qui lui offre la vie de château dont elle rêvait. Le scénario aurait pu se limiter à cette bluette mais le talentueux Sean Baker bifurque avec brio vers la comédie noire lorsque les parents de Vanya envoient leurs sbires pour annuler le mariage, déclenchant une course-poursuite rocambolesque avec des personnages pittoresques. La fresque sociale que propose Baker dépeint avec lucidité le déclin du rêve américain livrant une critique subtile mais acerbe d’un pays fracturé. L’humour de la seconde partie du film permet au cinéaste d’aller très loin dans sa critique en pointant les dérives sans juger ses personnages mais invitant à une réflexion bien au-delà de la projection.
[La critique de Malik Berkati]
Présenté en compétition à Cannes, The Apprentice, d’Ali Abbasi aurait pu se limiter un excellent biopic sur Donald Trump (grandiloquent Sebastian Stan). Au rythme soutenu, accompagné par une bande-son pertinente et interprétée avec brio, le film retrace les premières années du futur président entre ambition, affaires plus ou moins fructueuses, corruption, clientélisme et entre-gens : un cocktail explosif à l’image du personnage ! Servi par une incroyable distribution qui excelle dans un jeu convaincant, The Apprentice offre une analyse perspicace du personnage à ses origines dans le monde des affaires et de la politique, un homme qui apparaît narcissique et déloyal, prompt à oublier les personnes qui l’ont aidé à se frayer un chemin, à commencer par l’avocat tueur à gages politique Roy Cohn. Au mois de mai, The Apprentice nous laissait songeur à l’idée qu’une telle personne puisse à nouveau accéder au pouvoir. On comprend quelques mois plus tard que le film d’Ali Abbasi était prémonitoire et suggère désormais une réflexion supplémentaire.
Critique : https://j-mag.ch/cannes-2024-the-apprentice-dali-abbasi-suit-lascension-de-donald-trump-et-la-cour-assidue-du-futur-president-a-la-modele-ivana/
Présenté en avant-première à la Mostra de Venise 2024, Ainda estou aqui (Je suis toujours là, 2024), de Walter Salles, adaptation du livre éponyme de Marcelo Rubens Paiva, livre un drame sensible sur un chapitre douloureux de l’histoire du Brésil contemporain et dont la portée semble universelle alors qu’à travers le monde, on observe la résurgence de gouvernements totalitaires. Plongeant le public au sein d’une famille bourgeoise dans la quiétude d’un été à Rio en 1971, le film nous amène à suivre Eunice (extraordinaire Fernanda Torres), épouse de Rubens Paiva (Selton Mello), un ancien député, destitué après le coup d’État de 1964, qui est kidnappé par le régime militaire et ne rentre jamais chez lui. La mère de famille n’aura de cesse de demander des comptes au gouvernement et le film de Salles retrace avec pudeur et subtilité sa quête incessante de vérité sur quatre décennies. Le message que transmet Ainda estou aqui est puissant et, malheureusement, très actuel car, malgré ses spécificités liées à l’histoire du Brésil, le récit trouve un écho auprès d’un public de toutes nationalités.
Avec Juror#2 (Juré n° 2), Clint Eastwood exhorte le public à passer du temps avec ses personnages majoritairement dans un tribunal, les accompagnant non seulement lorsqu’ils discutent des moindres détails de l’affaire, mais aussi lorsqu’ils mijotent en catimini. Le film judiciaire est un genre en soi et l’exercice peut être périlleux mais Eastwood en maîtrise tous les fils. D’une morale poignante et portée par un protagoniste à l’ambiguïté déconcertante et au visage impassible, Juror #2 est un film choral (de très nombreux rôles secondaires excellents) astucieux et extrêmement intelligent, excrément bien interprété, qui réussit la gageure de captiver et de dire beaucoup en une heure et demie en s’achevant en apothéose par une chute imprévisible et efficace. La direction tendue et merveilleuse d’Eastwood démontre qu’il porte avec vigueur et vaillance ses nonante-quatre printemps. Reconnaissons au cinéaste un talent indubitable, même si les convictions de l’homme sont discutables.
Ayant autant de qualités que Juror#2 dans le déroulement du récit judicieusement ponctué par des rebondissements comme dans sa chute qui crée la surprise, Conclave, d’Edward Berger, aurait pu figurer comme ex æquo en troisième position mais, classement oblige …Conclave suit le cardinal Lawrence (excellent Ralph Fiennes) à travers un thriller captivant et divertissant sur le choix d’un pape en scrutant les arcanes d’un microcosme ecclésiastique où guerre de clans, soif de reconnaissance, leadership, gestion des crises, doutes et certitudes composent un cocktail détonnant qui constitue un scénario magnifiquement construit. Des éléments judicieux créent un suspense croissant digne d’un roman policier et ménagent des rebondissements qui sont servis au bon moment pour entretenir la tension avec justesse. Le résultat est un harmonieux mélange de questions sérieuses, de dialogues pointus, servi par le jeu brillant d’acteurs tous remarquables, soutenu par une photographie picturale. Les touches allégoriques, les nombreuses intrigues parallèles, ponctuées d’inquiétants silences, confèrent au film un rythme soutenu.
[La critique de Maik Berkati]
Avec L’histoire de Souleymane, le récit de Boris Lojkine se déroule comme un thriller, rapide et haletant, au bord de la rupture que l’on redoute tout au long du récit. Si la situation désastreuse du héros semble une bombe à retardement, le film intelligent et empathique de Lojkine nous place aux côtés de ce sans-papier guinéen dont le quotidien est dicté par les rouages administratifs et sociologiques de sa condition où l’opportunisme des uns réduit les autres à la misère. Boris Lojkine vient du documentaire et cette approche documentariste se ressent tout au long de son film : La caméra portative ne quitte jamais Sangaré et capture la moindre nuance émotionnelle sur son visage, avec une urgence supplémentaire pendant les scènes de livraison, obtenue grâce à la présence d’un caméraman sur un vélo aux côtés du protagoniste. Le résultat est une immersion sans filtre, poignante qui donne une image exhaustive des combats quotidiens auxquels sont confrontés les travailleurs invisibles sans papiers qui font fonctionner la jungle urbaine. L’histoire de Souleymane permettra peut-être à d’aucuns d’ouvrir les yeux.
Critique: https://j-mag.ch/cannes-2024-presente-en-competition-dans-la-section-un-certain-regard-lhistoire-de-souleymane-de-boris-lojkine-immerge-le-public-dans-le-quotidien-des-requerants-dasile/
[Critique de Malik Berkati et interview de Boris Lojkine]
En compétition au dernier Festival de Cannes, The Substance, le deuxième long métrage de Coralie Fargeat, est brutal, direct et ne ménage pas le public mais c’est exactement le but recherché par cette vision féministe enragée qui porte un regard au vitriol sur les normes de beauté dans l’industrie du divertissement. L’imagerie inébranlable et abrupte de la représentation des corps aux mensurations parfaites pour rester « bankables », les révélations des personnages sur la sauvagerie de la célébrité, l’expérience féminine de la métamorphose pour obtenir un corps idéal et les dommages auto-infligés pour maintenir une façade de perfection font de The Substance une expérience à la fois éprouvante et puissante mais aussi riche en réflexions sociologiques, philosophiques et métaphysiques. Magnifiquement incarné par Demi Moore et Margaret Qualley, The Substance ne s’adresse pas aux âmes sensibles mais procure une expérience cinématographique unique et mémorable teintée d’humour noir horrifique.
[Critique de Malik Berkati]
Présenté dans la section Cannes Première 2024, Everybody Loves Touda (Tout le monde aime Touda) de Nabil Ayouch, propose une fresque sociologique de la condition féminine au Maroc à travers un répertoire de musique Gnawa. Incarné de manière sublime par Nirsrin Erradi, au magnétisme envoûtant et qui confère une charge émotionnelle à chaque scène avec autant de compétence qu’elle gère les numéros musicaux, le film livre le portrait complexe et bigarré d’une femme qui tente de de s’épanouir par son art – le chant traditionnel – dans un monde patriarcal qui est déterminé à la retenir, l’utiliser et même à l’écraser. Scène après scène, le récit souligne la force de caractère et la profondeur du talent de Touda. Osant aborder des thèmes tabous de la société marocaine comme la sexualité, la place des femmes dans l’espace public, le statut de maîtresse et de mère célibataire dans une société patriarcale, le cinéaste n’hésite pas à poser un regard direct, parfois crû mais toujours à bon escient, sur des satiations violentes. La bande-son est l’atout majeur du film qui crépite d’énergie à chaque fois que Nisrin Erradi ouvre la bouche pour chanter.
En compétition au dernier Festival de Cannes, The Seed of the Sacred Fig (Les Graines du figuier sauvage), de Mohammad Rasoulof, s’apparente à un thriller socio-politique inoubliable et tendu, construit sur des thèmes universellement pertinents. Avec une esthétique dense et un sentiment d’urgence se concentrant sur un microcosme familial et se concentrant sur le fondement universel de la dynamique des relations intrafamiliales, le film se veut le miroir de l’état de la société en posant un regard politique captivant sur l’injustice et l’oppression systématique des femmes contrôlées, muselées te punies par les autorités iraniennes. D’une durée de 146 minutes, le film de Rasoulof ne souffre d’aucune longueur, Les Graines du figuier sauvage est un film audacieux, pertinent et déterminant sur la bravoure et le pouvoir de l’art en période de troubles, réalisé par un cinéaste courageux et doué. La réalisation artistique parfaite jumelée à la témérité de dénoncer la violation des droits de l’homme par une nation en font un film surprenant et révélateur qui secoue pour la première fois un gouvernement autoritaire et a valu l’exil au cinéaste.
[Critique de Malik Berkati et interview de Mohammad Rasoulof]
Sorti en 2023 en Italie, C’è ancora domani (Il reste encore demain), de Paola Cortesi, n’est sorti qu’un an plus tard sur les écrans européens. Le film brandit une émancipation féministe à ses balbutiements, puissamment subtile, dans une effroyable dynamique qui sous-tend la violence familiale. Proposant une vision inhabituelle et audacieuse de la violence domestique dans la Rome d’après-guerre, avec des clins d’œil aux tendances artistiques néoréalistes de l’âge d’or du cinéma italien et un revirement intelligent qui confond notre sens de la tragédie annoncée avec panache et style, la scénariste et réalisatrice Paola Cortesi aborde un sujet difficile avec subtilité et finesse. Le film reste dynamique de la première image à la dernière. Mordant, parfois drôle, superbement interprété et effrayant dans sa représentation des abus et de la violence, le message porté ébranle d’autant plus qu’il est, malheureusement, toujours d’actualité. Canalisant l’essence du cinéma italien classique dans sa forme, évoquant avec excellence le néoréalisme, C’è ancora domani fait songer à des réalisateurs comme Luigi Comencini et Dino Risi, tout en débordant de style et de détermination.
Firouz E. Pillet
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