TIFF 2023 – La philosophie des lieux de Denis Côté avec Mademoiselle Kenopsia
Après sa Première hors compétition au Festival de Locarno 2023, Mademoiselle Kenopsia pose sur les écrans du Festival International de Toronto les pressants questionnements existentiels de son auteur Denis Côté. L’œuvre protéiforme du cinéaste québécois est traversé par cette urgence mélancolique et poétique exacerbée par la maladie chronique dont il nous parlait dans un entretien lors de la Berlinale 2019 pour Répertoire des villes disparues.
Denis Côté, défricheur des temporalités spatiales, poursuit ici son cheminement dans les zones d’ombres et de lumières de la psyché humaine qui se matérialise dans les lieux investis ou laissés à l’abandon. Mademoiselle Kenopsia fait partie des films minimalistes de sa filmographie qui engagent l’espace pour parler du temps.
Pendant 7 ou 8 minutes, dans une collection de vignettes de plans fixes, ce sont les intérieurs évidés que le réalisateur nous donne à voir, avant que, de façon incongrue, apparaisse dans un coin du cadre le buste, doublé de son ombre, de Larissa Corriveau, une de ses actrices fétiches (c’est leur quatrième collaboration). Cette apparition donne corps à ses espaces mis à nu, balayé par les seuls mouvements d’ombre et de lumière, quelques chatoiements de rideaux, des projections visuelles et sonores sur les surfaces, des grincements de néons, mais pas une once de poussière. Cette « Gardienne des espaces », comme la nomme le réalisateur, passe de pièces en pièces, observe et, tel un cordon ombilical au monde extérieur, entreprend de longue et fréquente conversations à partir de téléphones fixes lors desquelles elle évoque ses réflexions sur la vie, les traces de l’existence, la mémoire des choses, des lieux et des gens. Ses pensées se font jour, dans un étrange mélange de ton prosaïque et d’une forme de lyrisme éloquent qui projette une aura mystérieuse autour de cette femme dont on ne sait pas si elle parle à quelqu’un∙e au bout du fil ou à elle-même.
Cette poésie des lieux devient hypnotique, on se met à enfiler les habits de ses sens – elle regrette qu’ils ne puissent jamais percevoir tout ce à quoi ils sont exposés ainsi que la durée du temps – et plonger dans ses aphorismes, tel qu’il est « angoissant de penser que la vie, c’est une liste de petites choses à faire. » Cette relation au monde, ardue car il est « difficile d’y partager la sensation de sa vie », est d’une beauté qui rejoint celle du romantisme allemand et cette idée de Sehnsucht, intraduisible en français, mais dont Denis Côté donne une excellente interprétation à travers une réflexion de son héroïne :
« Tu as parfois l’impression d’être dans le futur, la sensation d’avoir vécu un bout de chemin, mais tu as personne à qui raconter cela, au moment présent ».
Ce sentiment de Sehnsucht se reflète également dans ce néologisme inscrit dans le titre que le réalisateur explique ainsi
Kenopsia est un nouveau mot (non homologué) qui, depuis quelques années, décrit ces espaces abandonnés ou fermés qui eurent une vie trépidante; des lieux où jadis convergent les gens pour des usages divers. On parle d’un centre commercial fermé, d’une vieille bibliothèque en travaux, d’une piscine municipale sans baigneurs : des endroits qui, vidés de leur public, provoquent la Kenopsia : une mélancolie ou une anxiété accentuées par une présence de l’absence.
La solitude de la Gardienne des lieux est rompue par deux intrusions, celle d’Evelyne de la Chenelière qui tient un monologue sur les vertus de la cigarette pour sa présence dans le monde – écrit par l’actrice elle-même – est savoureux dans sa rupture de ton, à la fois décalé et vériste, celle d’un homme (Olivier Aubin) venu poser une caméra de surveillance, qu’elle approche de manière organique, et une femme (Hinde Rabbaj) qui scelle mystérieusement le film.
Dans une auto-réflexion, Denis Côté fait parler Mademoiselle Kenopsia de cinéma :
« On ne devrait pas filmer les gens mais les espaces entre eux, la vie entre les gens, la vie toute seule, toute nue. »
C’est ainsi que, telle une respiration, lors d’un assoupissement, nous sortons avec elle de ces espaces désolés pour nous retrouver dans son rêve, au bord d’un lac, au milieu d’une fête, seul moment où la vie pulse, où son observation et sa présence au lieu dessine un sourire sur ses lèvres.
Le plus étonnant dans ce nouveau film de Denis Côté est que, malgré le retour à la réalité de l’espace et du temps de sa protagoniste, il ne véhicule pas de sentiment déprimant. Il renvoie plutôt le spectateur, la spectatrice à sa propre sensation d’appartenance au monde avec ce petit supplément d’âme poétique que l’art induit.
De Denis Côté; avec Larissa Corriveau, Evelyne de la Cheneliere, Olivier Aubin, Hinde Rabbaj; Québec; 2023; 80 minutes.
Malik Berkati
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