ZFF 2024 – To Close Your Eyes and See Fire de Nicola von Leffern et Jakob Carl Sauer : Une fresque intime du Liban post-explosion à travers l’objectif du cinéma. Rencontre
Comment rendre compte des catastrophes naturelles ou humaines qui impactent massivement des populations à l’heure où le monde numérique nous abreuve d’images et de commentaires plus ou moins fiables, tandis que les chaînes d’information en continu rivalisent pour être les premières à diffuser une nouvelle, quitte à ce qu’elle ne soit pas vérifiée, ou à occuper l’antenne pendant des heures avec éléments de langage qui renforcent souvent les lieux communs plutôt que d’apporter des informations ? Une des options est le reportage sérieux sur le terrain, une autre est le film documentaire, qui prend le temps de s’imprégner de la situation, des lieux et des personnes qui en sont affectées. C’est cette seconde approche qu’ont choisie Nicola von Leffern et Jakob Carl Sauer avec leur premier long métrage documentaire, To Close Your Eyes And See Fire, une immersion poétique et déchirante dans le Beyrouth mutilé après la double explosion du port le 4 août 2020, qui a provoqué la mort de plus de 220 personnes, blessé plus de 7000 autres, déplacé des milliers de personnes et laissé un trou béant dans la ville, ainsi que dans les esprits de nombreuses et nombreux Libanais·es.
Un long travelling capture l’horizon, à moitié éclairé par le jour naissant, à moitié voilé par une brume lointaine. Au fil du mouvement, la caméra longe le port pour se fixer sur l’abîme laissé par l’explosion, tandis qu’en voix off, une conversation téléphonique se fait entendre : Yasmine, bénévole dans un centre de soutien psychologique, écoute une femme partager ses angoisses. Ces peurs sont ravivées par le souvenir des instants traumatisants qui ont suivi l’explosion, dont elle a été témoin. Elle évoque des scènes poignantes : des personnes, des enfants cherchant leurs proches, des corps déchiquetés…
Cette scène d’ouverture traduit parfaitement l’ambiance générale du film, présentant une ville et ses habitant·es hanté·es par cet effroyable événement, d’autant plus insupportable que les responsabilités n’ont toujours pas été formellement établies. Yasmine dit à son interlocutrice : « Revivre cela constamment, c’est comme un conflit sans fin ». Ces mots résonnent douloureusement en ce mois d’octobre 2024, alors que le Liban est à nouveau bombardé par l’offensive israélienne, frappé du Sud au Nord, en passant par Beyrouth. Les souffrances de cette nation, en proie à des conflits depuis des décennies, semblent sans fin.
Et pourtant, la cinéaste allemande Nicola von Leffern et son acolyte autrichien Jakob Carl Sauer nous plongent dans le quotidien de cinq protagonistes qui tentent, tant bien que mal, de se reconstruire. Ils les ont suivi·es – ou plutôt accompagné·es – pendant trois ans : Yasmine, bénévole pour une plateforme de soutien psychologique et de prévention du suicide, appelée Embrace ; Andrea, une jeune femme issue de la bourgeoisie beyrouthine, qui, après avoir manifesté quotidiennement lors de la révolte qui avait suivi les élections législatives de 2018 (élections volées, comme le montre le documentaire éclairant de Myriam El Hajj, Diaris From Lebanon), a changé de forme de lutte après l’explosion du port, transformant son engagement en une expression corporelle thérapeutique à travers la danse et les performances, et cofondant le Beirut Physical Lab ; la petite Aya et sa famille, réfugiée syrienne, traumatisée par l’explosion, toujours en état de choc, vivant dans un garage souterrain ; Selim, un artiste qui malmène ses toiles avec une rage dévorante, à l’image de sa ville meurtrie et de son pays malmené par ses dirigeant·es et les interventions des pays voisins ; et enfin, Jamal, un père de famille qui, bien qu’il n’habite pas Beyrouth, a perdu son frère dans l’explosion et, depuis, cherche inlassablement la justice.
Ces protagonistes révèlent la richesse humaine de la population libanaise, issue de différentes classes sociales et confessions, mais unie par une même force de survie face à l’adversité, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Lorsqu’un ami demande à Andrea si partir est envisageable, si elle peut tout laisser derrière elle, elle répond : « Ici, quand tu fermes les yeux, tu vois le feu. Le feu du peuple, le feu du changement, celui qui te fait rester. Mais aussi le feu qui brûle tout, jusqu’aux fondations. »
Nicola von Leffern et Jakob Carl Sauer parviennent à dresser un tableau à la fois microcosmique, puisant dans leur environnement immédiat des images, des sons et des impressions, et macrocosmique, renvoyant à la condition humaine universelle, à valeur égale, peu importe la région du monde où l’on se trouve. De manière très poétique et cinématographique, les cinéastes nous confrontent à ces destins qui relèvent autant de la tragédie que de la banalité du quotidien : désespoir, quête de justice, difficultés économiques ou de logement, mais aussi rires, moments de joie, solidarité, amour familial. Ce contraste atteint un sommet de grâce lorsque Aya, dans son garage souterrain, après une coupure d’électricité, court vers un mur en béton sur lequel se forme un rond de lumière naturelle venant de l’extérieur, et y applique son dessin pour le terminer. Empoignant !
Rencontre au Festival du film de Zurich, où le film a été présenté dans la section #BigCityLife, avec Nicola von Leffern et Jakob Carl Sauer, deux créateur·trices dont la sensibilité se reflète profondément dans leur cinéma.
Le film s’ouvre sur une femme qui offre un soutien psychologique par téléphone, se présentant sous le nom de Yasmine, mais ce prénom n’apparaît pas au générique. Pourquoi ?
Nikola von Leffern : Oui, car Yasmine est le pseudonyme qu’elle utilise pour se présenter, mais en réalité, elle s’appelle Fatima. Tous les bénévoles de cette ligne d’écoute utilisent des noms d’emprunt.
Elle est également la protagoniste la plus mystérieuse du film. On la voit toujours passer devant une fenêtre, son visage est rarement totalement visible. Elle regarde à l’extérieur, mais la fenêtre est grillagée, comme si elle était dans un cadre…
N.v.L : Cette ligne d’écoute garde volontairement une part de mystère, afin que les personnes qui appellent puissent imaginer l’environnement qu’elles souhaitent, ce qui les aide à se concentrer sur la voix de leur interlocuteur·trice sans se préoccuper du lieu. C’est aussi la raison pour laquelle elle ne souhaitait pas apparaître clairement à l’écran. L’association possède également une clinique psychologique, mais nous avons préféré utiliser la ligne d’écoute comme élément narratif pour soutenir le récit.
Les bénévoles reçoivent-ils une formation ? À la fin, on entend un homme appeler, mais il semble y avoir plus de femmes…
Jakob Carl Sauer : Oui, pour les hommes, il est souvent plus difficile de demander de l’aide…
N.v.L : Les bénévoles sont formé·es et suivent un protocole strict. La première question qu’ils posent est de savoir si la personne qui appelle est en danger de mort. Ensuite, ils proposent, entre autres, de faire des exercices de respiration ensemble. Il y a également des hommes parmi les bénévoles. Ce qui est incroyable, c’est que ces bénévoles vivent dans les mêmes conditions que les personnes qui appellent. Elles subissent aussi le stress, les coupures d’électricité, et lorsqu’elles sont en service, elles doivent mettre de côté leurs propres besoins quotidiens. Elles vivent dans le même chaos, mais trouvent encore la force de soutenir les autres. J’en ai des frissons rien que d’y penser…
J.C.S : C’est pourquoi l’image de Yasmine, comme vous le dites, derrière cette fenêtre grillagée est si parlante : elle est à la fois enfermée dans ce système, mais garde les yeux tournés vers l’extérieur, l’esprit libre.
Dans vos prises de vue, on observe souvent l’horizon, mais il semble toujours brouillé, que ce soit par des grilles ou une brume sur la mer. C’est un horizon flou, jamais totalement ouvert. On ressent cette impression…
J.C.S : La lumière était un élément clé dans la composition de nos images. Nous n’étions que deux, sans équipe, donc il n’y avait pas de lumière artificielle. Nous avons tourné uniquement avec la lumière naturelle disponible, capturant l’atmosphère précise de chaque journée pour intensifier les ressentis.
N.v.L : Cela a aussi un lien avec le passage du temps, non ?
J.C.S : Oui, le temps qui passe, mais aussi cette simultanéité, cette coexistence de plusieurs temporalités.
Vous jouez avec la lumière naturelle, mais aussi avec celle des torches et les coupures d’électricité, qui ajoutent à la dramaturgie du film…
N.v.L : C’était essentiel, notamment dans les scènes de téléphone où nous n’avions que le son des conversations. Nous avons inséré des images se déroulant au crépuscule, avec une lumière diffuse. Les responsables de la clinique nous ont expliqué que c’est à l’aube, juste avant que le jour ne se lève, que les gens sont les plus fragiles. Ce n’est pas durant les heures noires de la nuit, car on est épuisé·e, mais au moment où l’énergie revient, et que le désespoir se manifeste, car on ne sait pas quoi faire de cette nouvelle force.
J.C.S : Les quatre appels que l’on entend dans le film ont d’ailleurs été enregistrés tôt le matin.
La musique de HVOP (groupe de musique électronique autrichien) et le sound design jouent également un rôle majeur, notamment avec les bruits ambiants comme le muezzin ou les manifestations qui se fondent avec la musique. C’est très bien orchestré…
J.C.S : Oui, nous avons travaillé avec HVOB, qui a fait un travail formidable ! En effet, certains sons de la ville, comme le muezzin, sont mis en avant et intégrés à la musique, car c’était très beau.
N.v.L : Nous avons beaucoup travaillé sur le son. C’était un rêve dès le début que HVOB compose la bande originale du film. Ils ne font pas de musique de film classique, mais plutôt leur propre musique. Ils donnent des concerts dans le monde entier, notamment à Beyrouth. On s’est dit que cela pourrait fonctionner. Ils ont même donné un concert pendant le tournage, que l’on voit dans la scène du club où Andrea danse. On s’est dit que ce serait génial qu’ils soient intégrés au film et qu’ils en composent aussi la musique.
Ont-ils travaillé sur les images après coup ?
N.v.L : Oui.
J.C.S : Ils étaient déjà très ancrés dans Beyrouth, y allant souvent.
N.v.L : Le batteur est même en couple avec une Libanaise. Nous avons monté le film avec une musique temporaire, puis nous leur avons donné les images, et ils ont commencé à composer. La première fois que nous avons écouté ce qu’ils avaient créé, nous avons pleuré. La chanson-titre, Home, sortira en même temps que le film, en avril. Quand j’ai lu les paroles pour la première fois, j’ai senti qu’ils avaient touché juste : « On devrait partir, mais on ne veut pas, on veut rester, on veut tenir bon. »
La scène du club : Andrea est dans son monde, elle danse, et vous êtes si proches d’elle avec la caméra. Comment avez-vous tourné cette scène ?
N.v.L : C’est l’une des rares scènes que j’ai filmées. À 90 %, c’est Jakob qui tenait la caméra, mais dans cette foule, il m’était plus facile de me fondre et de rester près d’elle. Selon les situations et les protagonistes, nous échangions parfois nos rôles. Un autre moment que j’ai filmé est celui où Aya peint dans le rond de lumière sur le mur sombre.
J.C.S : Il faut s’adapter à ce qui se passe devant la caméra, à ce que nous ressentons et à ce que les protagonistes vivent à cet instant. Mais la majeure partie du travail consiste à établir un lien de confiance, pour pouvoir être à la fois présent·es et invisibles. Cela ne fonctionne que grâce à cette confiance, bâtie au fil du temps.
N.v.L : Pour la scène du club, la danse et la musique sont l’univers d’Andrea. C’est à la fois son échappatoire et son moyen d’expression ; elle sait parfaitement comment s’isoler dans sa bulle.
Comment avez-vous choisi vos protagonistes ? On remarque que vous avez cherché à montrer différentes facettes de la société libanaise, et pas uniquement la bourgeoisie beyrouthine…
J.C.S: Nous avons décidé de nous rendre à Beyrouth après l’explosion du port, pour savoir comment allaient nos ami·es. C’est à partir de ce moment que l’idée de faire un film a germé. Nous avons eu de nombreuses conversations avec des personnes habitant près de la zone du port. Petit à petit, des liens se sont créés, et comme nous nous sentions bien mutuellement, nous avons tenté de voir ce que cela donnait devant la caméra. C’est ainsi que naissent des relations où l’on se dit que tout est en phase, tant sur le plan artistique qu’humain. Nous avons choisi de suivre cette voie.
N.v.L : Toutes les rencontres se sont faites par hasard. Au départ, nous n’avions pas une idée précise des personnes que nous souhaitions filmer, mais il était essentiel pour nous de représenter plusieurs aspects de la société. Nous voulions montrer que le traumatisme et le chemin vers la guérison diffèrent selon le contexte de vie et les ressources disponibles. Nous ne voulions pas alimenter l’image stéréotypée d’un Liban uniformément pauvre, comme c’est souvent perçu de l’extérieur. La réalité est bien plus complexe : d’importantes disparités sociales coexistent dans cette ville. Certain·es vivent dans des garages souterrains tandis que d’autres habitent des lofts. Ces personnes sont physiquement proches, mais ne se côtoient pas. Nous avons voulu rendre cette diversité visible. Le fait de ne pas être Libanais·es était à la fois un avantage et un inconvénient. L’inconvénient, c’est que nous avons dû travailler dur pour trouver notre place et notre légitimité. L’avantage, c’est que nous n’étions affilié·es à aucun groupe. Nous ne sommes ni chrétien·nes, ni chiites, ni sunnites, et nous ne sommes pas Syrien·nes non plus : cela nous a permis de nous connecter avec différents acteurs et actrices de la société libanaise.
Vous avez donc travaillé par capillarité, mais il reste surprenant de voir cet éventail de protagonistes allant d’Andrea, issue de la bourgeoisie beyrouthine, à Aya, cette petite fille réfugiée syrienne. Il y a un monde qui les sépare…
N.v.L: Oh oui ! Il y a effectivement un fossé social immense entre elles deux, mais visuellement aussi, elles évoluent dans deux mondes très différents : l’une vit dans un penthouse, l’autre dans un garage souterrain. Pourtant, en termes de distance physique, ces mondes ne sont séparés que par cinq minutes de marche. Tout se situe autour du port, à proximité immédiate de l’épicentre de l’explosion. Ce qui relie ces personnes, c’est l’épreuve commune qu’elles ont traversée.
Certaines phrases et certains mots dans votre film résonnent encore plus fort aujourd’hui, après les attaques israéliennes sur le Liban…
N.v.L : Oui, c’est effrayant, c’est comme s’il y avait un pressentiment qui flottait dans l’air.
Par exemple, Selim, l’artiste, qui reconstruit sa maison pour la seconde fois, dit qu’il sait que lui ou quelqu’un de sa famille la reconstruira une troisième fois…
N.v.L : C’est exactement ce qui se passe : il n’est plus dans cette maison. Il a dû l’évacuer. Lors des premières attaques, il a accueilli des réfugié·es venant du sud du Liban dans son atelier, puis il a dû quitter les lieux lui-même. Si sa maison est à nouveau touchée, je suis convaincue qu’il la reconstruira une troisième fois. Il ne partira pas.
Il ne veut pas partir maintenant, mais dans le film, il envisageait de se rendre en Ukraine, une autre zone de guerre…
J.C.S : Il a traversé de nombreuses épreuves, dont plusieurs guerres. Son expérience lui permet de savoir qu’il peut être utile dans de telles circonstances. Il cherche à former les gens à réagir dans des situations de crise et de guerre. Pour lui, être présent pour les autres dans les moments difficiles est essentiel.
N.v.L : Cela fait aussi partie des symptômes du trouble de stress post-traumatique : dans les périodes plus tranquilles, toutes les angoisses et les souvenirs traumatisants remontent à la surface. Il se réveille au milieu de la nuit, en criant, en transpirant… Quand tout est silencieux autour de toi, c’est le chaos en toi, mais quand l’extérieur est bruyant, tu deviens soudainement plus concentré·e. Il fonctionne mieux dans le chaos. Lorsque nous l’avons suivi avec la caméra, c’était une période plus calme, après l’explosion, où il se sentait un peu perdu, ne sachant pas vraiment quoi faire. Il a suivi une thérapie et pris des médicaments pour affronter ses démons. Maintenant que la guerre éclate à nouveau, il se retrouve dans son élément et sait comment réagir. Lorsque la guerre a commencé en Ukraine, il a immédiatement ressenti l’impulsion d’y aller.
Cette question de partir ou non semble également lier tous vos protagonistes : la famille d’Aya souhaite partir en Allemagne, où se trouve déjà le frère de son père ; Selim veut se rendre en Ukraine, et un ami d’Andrea lui demande si elle veut partir, mais elle ne sait pas encore. Cette problématique est très présente dans votre film…
N.v.L : Oui, et ce qui est intéressant, c’est que, maintenant que la guerre a éclaté, Andrea est la seule à être partie. Cela coïncide avec le début de sa formation en danse à Berlin, en octobre. Cela met en lumière une réalité sociale : partir implique des opportunités, ou l’absence de celles-ci, et cela reflète les inégalités. La famille d’Aya, celle qui désirait le plus partir, ne pourra probablement jamais le faire. Le frère du père a fui la Syrie en 2015 lorsque l’Allemagne a ouvert ses frontières, mais celles-ci sont désormais fermées.
Andrea est danseuse, elle souffre de douleurs physiques et explique à sa physiothérapeute que cela pourrait être aussi d’ordre psychologique. Ces douleurs physiques sont le symptôme d’un mal-être général, mais son corps lui permet également de commencer un processus de guérison à travers ses performances avec ses amies…
N.v.L : Il y a ce phénomène où les traumatismes s’impriment dans le corps. Même si l’esprit ne s’en souvient pas toujours, le corps garde la mémoire. C’est un thème qu’Andrea explore dans ses performances.
J.C.S : Lors de sa thérapie, elle prend conscience qu’elle doit se tourner davantage vers l’expression corporelle pour traiter ses souffrances.
Le père d’Andrea est mort pendant l’explosion ?
N.v.L : Non, il est décédé d’un cancer. Sa mort est survenue avant l’explosion, mais cela a ajouté une lourde charge émotionnelle pour Andrea, d’autant plus que la situation du pays se détériorait. Tout est arrivé en même temps. La reconstruction d’Andrea par la danse est symboliquement forte pour elle, car son père était danseur. La perte de son père, combinée à l’explosion, a réveillé en elle le besoin de danser. C’était sa manière de se reconnecter à ses émotions. Elle explique qu’elle s’était dissociée de tout, un processus classique de résilience, et a pris conscience qu’il était nécessaire de ressentir ses émotions.
Elle dit : « Je veux ressentir, je veux pouvoir être vulnérable, je veux pouvoir ressentir la douleur »
N.v.L : Son corps devient un instrument de résistance. Elle a participé aux manifestations quotidiennes lorsque la rue s’est soulevée après les élections législatives. Face à l’absence de résultats, elle a ressenti une grande désillusion. C’est à ce moment qu’elle a commencé à utiliser son corps de manière plus performative, comme une forme de résistance différente. Cette évolution est très intéressante, c’est une nouvelle voie d’expression qui s’ouvre et élargit le champ d’action : elle a partagé son expression au Liban avec celles et ceux qui ont vécu des expériences similaires, et à présent à Berlin, elle peut partager cette histoire de manière compréhensible, car artistique, avec un public plus large.
Parlons un peu d’Aya, car son sort brise le cœur. Va-t-elle à l’école ?
N.v.L : Pour les Syrien·nes réfugié·es au Liban, il existe des écoles gérées par des ONG. Les enfants réfugiés ne fréquentent pas les écoles libanaises ordinaires. Mais ces écoles ne fonctionnent pas tous les jours, cela dépend des moyens et des capacités des ONG. Dans une scène, on la voit avec un autre enfant et un précepteur : nous n’avons pas pu filmer dans une école, donc nous avons opté pour cette leçon privée. Cependant, je tiens à préciser que cela ne signifie pas qu’ils bénéficient d’un privilège ou d’un accès à une éducation privée. Les parents d’Aya ont payé ces cours pour qu’elle puisse recevoir quelques heures de leçons par semaine, afin d’apprendre à lire et à écrire, mais ils ne peuvent plus se permettre de financer ces cours de base.
Et pour son traumatisme, y a-t-il un accompagnement ?
N.v.L: Rien du tout.
J.C.S : Encore une question de classe sociale. Pour eux, il est très difficile de trouver de l’aide.
N.v.L : Il existe des ONG qui soutiennent les femmes et les enfants dans leurs besoins spécifiques, mais cela reste souvent limité aux camps de réfugié·es.
J.C.S : Depuis l’explosion, il existe une certaine hiérarchie dans l’aide apportée, en fonction de si l’on est Libanais·e ou réfugié·e.
N.v.L : Oui, et à chaque catastrophe qui frappe ce pays, les besoins augmentent, touchant en priorité les personnes les plus vulnérables socialement.
À chaque bruit violent, que ce soit un feu d’artifice ou une pétarade, les protagonistes — ou celles et ceux qui appellent la ligne d’assistance — sursautent et réagissent, surtout les enfants. Aya, en particulier, est terrifiée par le moindre bruit. On ne peut même pas imaginer ce qu’elle endure depuis l’attaque israélienne sur le Liban…
Nikola et Jakob : Nous y pensons tous les jours. C’est terrifiant.
N.v.L : La dernière fois que nous nous sommes parlé, juste avant que les bombardements ne commencent, elle était à la plage. Elle avait l’air bien, elle nous montrait l’endroit où elle se trouvait. Depuis, nous n’avons plus de nouvelles. Je ne peux même pas imaginer comment elle survit mentalement à tout cela. Mais vous savez, même pour Andrea, c’était compliqué. Elle a réussi à s’extirper du pays, étonnamment elle garde une contenance, elle arrive même à se réjouir d’avoir été à la Première ici à Zurich, et pourtant dès que le pied d’une chaise fait du bruit, elle sursaute. Et c’est Andrea, qui n’a pas vécu dans un garage souterrain ! C’est inimaginable ce qu’Aya et sa famille doivent subir en ce moment.
Cette famille a déjà vécu des horreurs : la guerre en Syrie, l’explosion de Beyrouth, et maintenant cette nouvelle guerre… Où peuvent-ils aller pour être en sécurité ? Être constamment en danger est aussi un traumatisme.
N.v.L : Oui, même ceux qui fuient pour se réfugier en Syrie ont été bombardés à la frontière…
On connaît les réfugié·es qui partent vers l’Europe depuis la Libye, la Tunisie, ou le Maroc, mais la fuite depuis le Liban est moins connue. Dans votre film, il y a une discussion sur celles et ceux qui prennent le risque de partir sur des embarcations de fortune depuis Tripoli (Liban)…
N.v.L : Oui, cela a commencé pendant que nous étions là-bas, après l’explosion. Nous étions déjà allés au Liban avant, et quand nous y sommes retournés après l’explosion, c’était comme un autre pays.
J.C.S : C’est incompréhensible. Nous avons interviewé des personnes qui avaient tenté de fuir et dont le bateau a coulé. Elles avaient survécu, mais disaient que, si elles en avaient la possibilité, elles essaieraient de nouveau. Leur situation est tellement désespérée…
N.v.L : Beaucoup de gens ici l’ignorent, mais le Liban est encerclé : d’un côté par Israël, de l’autre par la Syrie. Donc, pour partir, c’est soit en avion, soit en bateau. Il n’y a pas d’autres moyens.
La famille chiite dont le frère est mort lors de l’explosion semble différente des autres protagonistes, un peu entre celles et ceux qui vivent en hauteur et celles et ceux qui habitent sous terre…
N.v.L : Ils ne vivent pas à Beyrouth, mais plus au sud, là où la situation est la pire en ce moment. Ils n’ont donc pas vécu l’explosion directement, mais à travers la mort du frère. Pour nous, ils représentent la « population libanaise normale » : ils ont une petite maison, un jardin où ils cultivent des légumes pour se nourrir. Ils symbolisent les familles soudées, qui forment peut-être la majorité de la société libanaise.
J.C.S : Il faut souligner que pour survivre, l’épouse fait beaucoup de choses elle-même à la maison, et le mari travaille trois emplois à la suite dans la journée.
Ils sont traumatisés d’une autre manière…
N.v.L : Exactement. Ils se rendent aussi à Beyrouth en minibus avec toute la famille pour manifester régulièrement. Ce qui est tragique, c’est qu’ils ont passé trois ans dans la rue à réclamer justice, et ils y ont cru. Toujours pacifiques, mais à la fin, ils ont été violemment battus par les forces de l’ordre. Même l’épouse, qui était enceinte, a été frappée ! Leur fils Ahmed, âgé de 9 ans, aussi.
Le montage est fantastique, surtout au début, quand le muezzin chante, les gens commencent à prier sur les toits, et en parallèle, des femmes, dans des positions similaires, font du yoga… Vous aviez conçu ce genre de scène au moment du montage, ou est-ce que cela était déjà pensé pendant le tournage ?
N.v.L : En fait, je participais à des séances de yoga pour retrouver mon calme intérieur, car pour nous aussi, réaliser ce film était une expérience éprouvante. La prof de yoga là-bas était incroyable, elle répétait sans cesse qu’il fallait puiser dans notre force intérieure pour résister et se concentrer sur cette énergie. C’était tellement différent de mes cours habituels. Je me suis dit que cela serait intéressant de l’intégrer.
J.C.S : Nous avons filmé une séance de yoga complète sur le toit, mais finalement, nous avons conservé une seule image. Et cette image résume parfaitement la complexité et la multidimensionnalité du Liban, en miroir de la prière sur la terrasse voisine.
N.v.L : Nous ne voulions pas représenter un Liban selon les stéréotypes auxquels le public européen pourrait s’attendre. Il y a des clubs, des gens qui pratiquent le yoga, une vie riche et variée, comme partout ailleurs.
Cette introduction du film, avec la lumière douce de l’aube, l’appel téléphonique de Yasmine hors champ, ce montage fluide qui alterne entre prière et yoga, tout cela avant d’entrer dans les histoires individuelles des protagonistes… C’est une approche très cinématographique.
N.v.L: C’est une approche que nous avons dû défendre avec acharnement. Certaines personnes nous disaient qu’il fallait plonger directement dans le sujet, mais c’était exactement le contraire de ce que nous voulions faire.
Oui, on n’est pas dans un reportage…
N.v.L : Exactement. Il y a cette idée que, dans ce genre de pays, tout brûle en permanence. Mais ce n’est pas vrai. Il y a des périodes, parfois longues, où l’on se consacre à la guérison, à la réhabilitation, à la reconstruction. Les gens mènent une vie normale !
On a l’impression que ces populations sont perçues comme des êtres humains, mais qu’ils ne vivent pas comme nous…
J.C.S : Il y a un phénomène d’aliénation. Lors de la Première, il s’est passé quelque chose. Les images que les gens avaient de cette région se sont transformées, humanisées. On a ressenti que le public pouvait se reconnaître en eux.
N.v.L : Il y a une scène où l’on voit une jeune fille faire une vidéo sur TikTok. Cela a étonné certaines personnes, qui ne s’attendaient pas à voir des jeunes faire cela là-bas. Pourtant, c’est évident : toutes les jeunes filles veulent être sur TikTok, peu importe où elles se trouvent !
J.C.S : Certains étaient même surpris que tout le monde ait un Smartphone. J’ai l’impression que beaucoup imaginent le Liban comme un désert. C’est un véritable problème de représentation dans les médias.
D’où l’importance d’un tel film…
N.v.L : Oui, cela nous tient vraiment à cœur de montrer non seulement une singularité, une authenticité, mais aussi une normalité qui résonne avec la nôtre. Il s’agit de lutter contre les préjugés qui persistent ici.
J.C.S : Ce film permet aux gens de ressentir de l’empathie. Sur les réseaux sociaux, tout est dichotomique : on est jugé ou interpellé. La force du cinéma, c’est qu’il montre la richesse des nuances, des facettes multiples et la diversité de l’expérience humaine. Il révèle la complexité et la beauté de l’être humain.
N.v.L : C’est précisément cela, la puissance du cinéma : cette capacité à nous mettre en miroir, à nous faire nous voir dans l’autre à l’écran, en tant que spectateur·trices.
Comment ressort-on d’un tel projet ?
N.v.L : Nous n’en sommes pas encore sorti·es !
J.C.S : Nous venons tout juste de terminer le film, et de le présenter. Nous n’avons pas encore pris de recul…
N.v.L : Mais c’est une question très pertinente, que je me pose également. Nous n’avons pas commencé ce projet en tant que réalisateur·trice, mais en tant que Jakob et Nikola, des gens qui voulaient simplement prendre des nouvelles de leurs ami·es au Liban. Puis cela a évolué vers un film. Aujourd’hui, nous sommes encore plus lié·es à ce pays, à cette ville, à ses habitant·es. Même si le processus de création est terminé, le lien qui nous unit ne peut pas être coupé.
J.C.S : Oui, c’est une question à laquelle nous n’avons pas encore de réponse. Surtout avec ce qui se passe actuellement dans la région, il est difficile de détacher son esprit de tout cela. Réaliser ce film a demandé une énergie immense, et même si nous sommes heureux·se d’avoir terminé, de pouvoir le montrer et de constater son impact, nous restons profondément attaché·es à cette situation. La douleur qui pèse sur le pays est toujours présente.
N.v.L : Peut-être qu’un second film serait une option. C’est quelque chose auquel j’ai déjà beaucoup réfléchi. Mais la vraie question, maintenant, c’est : qu’est-ce qui est le plus important ? Faire un autre film ou trouver des moyens plus concrets d’aider ? C’est un sentiment qui nous habite en ce moment.
De Nicola von Leffern et Jakob Carl Sauer; Autriche; 2024; 99 minutes.
Malik Berkati, Zurich
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