Berlinale 2019 – Compétition jour #8: Di Jiu Tian Chang (So Long, My Son) de Wang Xiaoshuai – Du grand cinéma !
Après le choc de l’annonce à la mi-festival que deux films chinois à la sélection de la Berlinale, dont celui de Zhang Yimou – One Second (Yi Miao Zhong) en compétition, ne pourraient pas être projetés pour cause « de problèmes techniques », c’est dire si le film de Wang Xiaoshuai était attendu! Enfin un peu redouté aussi, car il dure 180 minutes! Cette crainte concernant la durée s’est avérée totalement injustifiée – rarement dans cette compétition où mis à part le film de Denis Côté, Répertoire des villes disparues, qui dure 96 minutes, tous les films sélectionnés sont d’une longueur abusive, tant objectivement que de ressenti.
C’est que, celui qui est considéré comme un pionnier du cinéma indépendant chinois depuis les années nonante, nous entraîne sur trois décennies dans l’histoire de deux familles alliées, histoire qui s’imbrique et colle à celle du pays et de son développement. L’après révolution culturelle est caractérisée par des bouleversements sociaux, politiques et humains qui mènent la Chine vers cet extraordinaire développement économique qui, selon les projections, en feront d’ici 10-20 ans la première puissance économique mondiale. Le tour de force du cinéaste chinois et de ne pas affronter directement cette marche forcée – et à certains égards nécessaire – vers le progrès, mais de l’aborder par la bande, celle de destins individuels impactés par les politiques nationales sur l’économie et le système de fonctionnement de la société. Les deux familles servent de laboratoire d’étude de la société chinoise des 30 dernières années avec en toile de fond le tissu social qui se délite, se décompose pour finir par se métamorphoser.
Liyun and Yaojun perdent leur enfant dans un tragique accident où le fils de leurs amis est impliqué. Le groupe d’amis très soudé se sépare et chacun continue à vivre sa vie, selon les fortunes ou revers personnels et les transformations du pays. Une chose cependant les lie : ce sentiment de perte et de culpabilité qui restent non verbalisées. Arrive pourtant le moment où la parole doit libérer du poids que l’on transporte avec soi tout aussi sûrement que l’on est accompagné de son ombre. L’idée est ici également, sur un méta-niveau, la nécessaire confrontation au passé et erreurs commises afin d’en tirer les enseignements et d’éviter de les réitérer. Ce point de départ du film a été vu et montré d’innombrables fois au cinéma. L’enjeu réside donc ici dans ce que l’on en fait pendant les 2h45 qui restent. Et ce qu’en fait Wang Xiaoshuai, c’est du beau et vrai cinéma, qui fait sens et dans le fond et dans la forme : poignant sans pathos, virtuose sans maniérisme, une intelligence d’écriture et de montage exceptionnelle, des acteurs talentueux mais dirigés tout en finesse, ne tombant jamais dans l’hystérie verbale ou le surjeu corporel.
Avec cette épopée, le cinéaste chinois ne fait pas le procès de la modernisation et du développement de son pays, mais cherche à éveiller les consciences un peu endormies par le dicton chinois qui intime : « regarde devant et oublie le passé ! » Si cette vision du monde a servi de moteur à l’engagement des réformes économiques, encourageant les citoyens à avancer sur cette voie, quitte à abandonner sur le chemin d’anciennes valeurs qui pouvaient freiner le développement de la nation, il est impératif, pour le réalisateur, à présent, d’évaluer les circonstances de ces transformations et les sacrifices que cela a coûté afin de pouvoir regarder plus sereinement l’avenir. C’est en cela que le film sort de l’histoire de la Chine proprement dite, mais ce n’est pas le seul élément de globalité qu’il porte en lui : la perte et le deuil d’un enfant ou de sa jeunesse, la résilience face aux coups du sort, la fragilité de la place de l’individu dans le corps de la collectivité, l’impuissance face aux finalités qui les dépassent, la politique qui a un impact direct sur la vie des gens, la capacité d’adaptation.
Le coup de maître de Wang Xiaoshuai dans la construction de son film est la structure narrative qu’il a choisie, brossant sur l’écran les mutations de la société et le développement du pays en miroir de ces destins individuels, pour nombre d’entre eux emportés par la déferlante du changement et gardant leurs blessures tout au fond d’eux-mêmes : pas de pesants retours en arrière sous forme de flash-back, ni de fondus ostentatoires ou de fats transitions (qui ont malheureusement émaillé Elisa y Marcela, le film de Coixet à son plus grand désavantage), mais une ligne de temps qui s’écoule avec fluidité entre le présent et le passé, déconcertant parfois pendant quelques secondes le spectateur qui, tellement la transition est fine, se retrouve encore un peu en arrière, dans une autre dimension temporelle. Même les quelques indices, que peuvent être les couleurs qui, selon les décennies, perdent ou gagnent en chaleur, les personnages plus ou moins vieillissants, le décor et les costumes plus ou moins modernes, perdent, à mesure que l’on se laisse entraîner dans cette chronique, de leur importance puisque nous finissons par surfer sur l’écume du temps et nous fondre nous-mêmes dans l’histoire où chacun a quelque chose à projeter. Le réalisateur explique :
Raconter une histoire sur 30 ans est un projet gigantesque si on veut le faire chronologiquement. Et il faudrait plus de 3 heures pour raconter cette histoire. Même si c’est risqué, j’ai choisi de transcender le temps et de collectionner des fragments d’expériences et d’émotions. D’ailleurs ce n’est pas avec les effets que l’on montre habituellement au cinéma que les gens se souviennent, les gens se souviennent des choses au présent. Cette façon de procéder m’a permis de prendre tous les chamboulements et évolutions en Chine sur 30 ans.
Et pour ne rien gâcher, So Long, My Son, entre comme dans un gant de la devise de cette 69e Berlinale : « le privé c’est politique ! » Si cela n’est pas un signe pour la remise des prix de samedi…
De Wang Xiaoshuai ; avec Wang Jingchun, Yong Mei , Ai Liya , Qi Xi , Wang Yuan, Xu Cheng , Du Jiang, Li Jingjing , Zhao Yanguozhang ; République populaire de Chine ; 2019 ; 180 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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