Berlinale 2020 – Compétition : Berlin Alexanderplatz de Burhan Qurbani – une plongée dans la noirceur de l’âme humaine et d’une société gangrénée
Il aura fallu sept ans de travail acharné à Burhan Qurbani pour achever son 3e long métrage après Shahada (2010) et Wir sind jung wir sind stark (2015). Il faut dire que s’attaquer à l’œuvre d’Alfred Döblin, qui plus est une œuvre adaptée pour la télévision par Fassbinder en 1980 – série qui avait été montrée en avant-première à la Mostra de Venise, chose qui pour l’époque relevait de l’exceptionnel – est en soi une entreprise périlleuse. Depuis l’annonce de la sélection du film en compétition, tout le monde attendait ce Berlin Alexanderplatz de 3 heures, revisité et actualisé. L’attente s’est avérée payante, malgré sa longueur et quelques inégalités de tensions dans le récit, le travail titanesque du cinéaste allemand a payé.
Francis (Welket Bungué) a survécu à sa fuite d’Afrique de l’Ouest. Lorsqu’il se réveille sur une plage du sud de l’Europe, il est déterminé à mener désormais une vie droite et honnête. Mais, dans le Berlin d’aujourd’hui, un migrant sans permis de travail est traité aussi impitoyablement que le travailleur Franz Biberkopf dans le roman de Döblin. Malgré ses efforts pour résister aux propositions de devenir vendeur de drogue dans le parc Hasenheide, il finit par céder et se retrouver sous l’influence délétère de Reinhold (Albrecht Schuch, qui se livre à une performance picaresque dans le rôle du génie du mal), névrosé et addict au sexe, qui l’héberge. Tout au long des 5 actes (plus un prologue et un épilogue), Francis va faire de nombreuses expériences qui confortent ses démons intérieurs, mais il va aussi faire des rencontres qui lui ouvrent des possibilités d’accomplir son désir le plus cher : profiter de cette seconde chance que la vie lui a offerte en le sauvant de la Méditerranée et devenir un homme bien. Et puis un jour, l’amour s’insinue dans son cœur en la personne d’une prostituée de luxe. Il entrevoit le bonheur, mais s’est sans compter sur Reinhold, son Méphistophélès tenace.
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la proposition esthétique sonore et visuelle spectaculaire (avec à la caméra Yoshi Heimrath qui a travaillé sur les deux films de Qurbani), à la fois poétique et crue, surnaturelle et réaliste. Les scènes de réminiscence métaphoriques auraient pu être très appuyées et pesante, mais rien de tel : elles sont des incises courtes et puissantes dans le récit du combat intérieur auquel Francis est de manière récurrente la proie. Car Francis, malgré toute sa bonne volonté, est constamment rattrapé par ce passé qui ne veut pas passer, cette rage qui l’habite, ce traumatisme de la traversée et du deuil qui l’a accompagné. Mais il y a aussi un côté sombre ontologique à la personnalité de Francis, révélé plusieurs fois dans l’histoire, de manière on ne peut plus explicite dans cette scène où Reinhold lui dit « Du bist ein böser Junge » (tu es un mauvais garçon), ce qui dans sa bouche est bien entendu un compliment, et que Francis reçoit effectivement comme tel, avec un sourire de contentement. D’ailleurs le travail de sape de Reinhold, dicté par son esprit malade, sa jalousie aussi, en sous-texte, jamais frontalement exprimé mais qui n’en reste pas moins totalement explicite, son homosexualité et son désir pour Francis, passe régulièrement par ce rappel de cette impossibilité à être un homme honnête. « Tu veux être bon dans un monde mauvais ».
Et ce monde, il est vraiment mauvais – ironie de la grande histoire, celui de Döblin de 1929 annonçant la bête immonde du nazisme se retrouve en miroir avec celui de 2019-2020 et cette résurgence de l’extrême-droite qui s’installe confortablement dans les parlements régionaux et porte sa voix obscène dans le parlement fédéral, avec en prime une place de choix dans les médias ; ainsi qu’avec l’attaque terroriste d’extrême-droite qui a eu lieu à Hanau le 19 février 2020, la veille de l’ouverture du festival. Le racisme, le système de travail illégal, les marchands de sommeil, l’exploitation sexuelle, la violence physique et psychologique envers les femmes, traversent la réinterprétation de Qurbani et de son coscénariste Martin Behnke qui, heureusement, n’appuient pas ces aspects plus qu’il ne le faut, laissant la place à ceux, éternels, d’Eros et Thanatos, les pulsions d’amour et de mort qui torturent l’âme humaine.
La voix off, là aussi un procédé qui peut vite devenir assommant et desservir le propos, est d’une justesse parfaitement maîtrisée dans la musicalité et le ton de la voix comme dans ce qu’elle dit et raconte. C’est celle de Mieze (Jella Haase), personnage très solaire malgré ses brûlures apparentes, la femme qui va voler Francis à Reinhold.
Les cinq parties sont de longueurs inégales, bien construites même si le procédé a toujours un petit côté scolaire. La quatrième partie est la plus faible, le récit y perd de son souffle, de son intensité; dommage car ce sont dans ces éléments que se joue la force narratrice de Berlin Alexanderplatz puisque de toute façon nous connaissons les enjeux et savons ce qu’il va se passer tout au long du film. Quant à l’épilogue, on se demande pourquoi personne n’a empêché Qurbani de gâcher la fin de son film !
De Burhan Qurbani; avec Welket Bungué, Jella Haase, Albrecht Schuch, Joachim Król, Annabelle Mandeng, Nils Verkooijen, Richard Fouofié Djimeli; Allemagne, Pays-Bas; 2020; 183 minutes
Malik Berkati, Berlin
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