Berlinale 2025 – Panorama : Die Möllner Briefe de Martina Priessner – Quand la cruauté institutionnelle rivalise avec le crime raciste ! Rencontre
Il y a les crimes, et parfois, il y a les indignités qui les suivent. C’est cette indignité que met en lumière le documentaire de Martina Priessner en suivant Ibrahim Arslan dans sa quête de réparation émotionnelle.
© inselfilm produktion
En novembre 1992, deux incendies criminels racistes frappent Mölln, dans le Land de Schleswig-Holstein, au nord de l’Allemagne. Les attaques, visant des habitations de familles d’origine turque, font neuf blessé·es graves et coûtent la vie à trois membres d’une même famille : Bahide Arslan, 51 ans, sa petite-fille Yeliz Arslan, 10 ans, et Ayşe Yılmaz, sa nièce de 14 ans. Depuis, la famille entière vit sous l’ombre de cette tragédie, marquée par un syndrome post-traumatique collectif.
Deux garçons survivent à l’incendie. Ibrahim Arslan, alors âgé de 7 ans, échappe aux flammes grâce à sa grand-mère, qui l’avait enveloppé dans un drap mouillé avant de le cacher sous la table de la cuisine – il souffre depuis de troubles respiratoires chroniques. Son frère Namik, un bébé de 8 mois, est sauvé par leur mère, qui saute par la fenêtre avec lui, au prix de graves blessures. Quant à la benjamine de la fratrie, née après le drame, elle porte en héritage le prénom de sa sœur disparue, et avec lui, un poids qui la hante encore aujourd’hui.
Après les incendies, les familles des deux rues ont reçu des centaines de courriers de solidarité, en particulier la famille Arslan, plus exposée médiatiquement car la plus durement frappée par ce crime raciste. Bien sûr, les expéditeur·trices ne pouvaient pas adresser ces lettres directement aux victimes, leur maison n’existant plus. Par réflexe, beaucoup les ont envoyées à la mairie, dans l’espoir qu’elles soient transmises aux destinataires ou, pour les messages plus généraux, partagées avec l’ensemble des familles touchées.
Mais la mairie n’a rien fait de tout cela. Pire encore, elle s’est arrogé le droit d’ouvrir certaines lettres adressées spécifiquement à la famille Arslan et d’y répondre en leur nom. Elle a également assuré à d’autres expéditeur·trices que leurs messages de soutien avaient bien été relayés, sans que cela soit vrai. Et comme il se doit en Allemagne, tout a été scrupuleusement archivé : les lettres comme les réponses.
C’est ainsi que, près de trente ans plus tard, Ibrahim découvre leur existence. Le choc est immense. Comment leur vie aurait-elle évolué si la famille – et les autres victimes – avaient eu conscience de cet élan de solidarité, de sympathie, de compassion à travers le pays ?
Depuis 2007, Ibrahim Arslan a trouvé une nouvelle façon de combattre ses démons et de canaliser ses symptômes, comme la toux intempestive et les problèmes respiratoires : il se rend dans les écoles pour témoigner de son histoire. Dans ces moments-là, il respire librement. Il passe ainsi du statut de victime-figurant à celui de victime-témoin.
Car l’indignité institutionnelle ne s’est pas arrêtée à l’invisibilisation de la solidarité qui aurait pu leur montrer qu’ils n’étaient pas seuls dans leur douleur. Après les incendies, les familles ont été ballotées d’un hébergement à l’autre avant que leur maison incendiée ne soit reconstruite. Et comble de cruauté, c’est là qu’on les a relogées !
L’injustice ne s’arrête pas là. Lors des commémorations annuelles organisées par la mairie, les familles n’avaient qu’un rôle de figurant·es dans leur propre histoire : placées en périphérie, silencieuses, livrées à elles-mêmes. C’est d’ailleurs pour cette raison que, après quelques années, la famille Arslan a décidé d’organiser sa propre commémoration, chaque année, devant leur ancienne maison. Ibrahim Arslan s’est donné pour mission de remettre les choses à leur juste place : ils sont les victimes et ils doivent être pleinement impliquées dans les décisions concernant les commémorations et avoir voix au chapitre.
Martina Priessner, au plus près des visages et des émotions, accompagne de sa caméra le voyage de mémoire de la famille Arslan. Bouleversantes sont les rencontres d’Ibrahim Arslan avec trois des autrices des lettres envoyées, elles aussi stupéfaites d’apprendre que leurs mots ne sont jamais parvenus à leurs destinataires. Les extraits de lettres le sont tout autant, allant des prières aux dessins d’enfants, en passant par des phrases radicales comme : « J’ai honte d’être allemand. »
Les cicatrices émotionnelles demeurent, mais pour les survivant·es et les victimes, retrouver une voix, replacer leur histoire au cœur de la mémoire et des commémorations, c’est une façon de se rendre justice à soi-même, puisque les institutions ont échoué à le faire.
Rencontre avec la documentariste :
Comment avez-vous découvert le combat d’Ibrahim Arslan et quand avez-vous perçu que cela pouvait être un sujet de film ?
Quand les attaques de Mölln ont eu lieu, j’avais 23 ans, et cela a marqué un tournant dans ma vie. À partir de ce moment-là, je me suis intéressé au racisme et à l’antisémitisme, des questions qui ne m’ont plus quittée.
Je connaissais Ibrahim à travers les médias et les commémorations des attentats. Pendant toutes ces années, j’ai suivi son travail d’activiste et la manière indigne dont sa famille, ainsi que les autres victimes, ont été traitées. Lorsque je l’ai rencontré en 2020, il m’a parlé de ces lettres. L’incrédulité et le choc de cette solidarité dont on l’avait privé se lisaient sur son visage. Notre conversation m’a profondément marquée. Comment se fait-il que ces messages de soutien, si essentiels, ne soient jamais parvenus aux victimes de cet attentat raciste ? Et qu’est-ce que cela nous apprend sur la manière dont notre société traite les victimes du terrorisme d’extrême droite ? Les mots d’Ibrahim ne me sortaient plus de la tête : « Notre plus grand désir est de raconter nos histoires, car alors notre traumatisme se dissout. » Quelques jours plus tard, je l’ai rappelé et lui ai proposé de faire ce film.
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Les rencontres avec les trois femmes qui avaient écrit des lettres sont très émouvantes. Avez-vous rencontré d’autres personnes et comment avez-vous choisi celles qui apparaissent dans le film ?
Beaucoup de celles et ceux qui avaient écrit sont aujourd’hui décédés. Ibrahim a lu toutes les lettres en un court laps de temps, de manière très intensive, et certaines l’ont particulièrement marqué. Pour Sonia, il s’est mis à sa recherche, puis j’ai pris le relais, car nous savions tous les deux qu’elle serait une excellente protagoniste.
Pour les autres, comme il travaille à plein temps et consacre le reste de son temps au militantisme, je l’ai soutenu dans le choix et les recherches, avant de prendre entièrement en charge cette partie. J’ai contacté de nombreuses personnes ; c’était un véritable travail de détective privé, car nous ne disposions que d’adresses vieilles de trente ans. Parfois, je tombais sur des lettres extraordinaires, mais il était impossible de retrouver leurs auteur·rices.
Certaines personnes faisaient partie de notre sélection finale, mais ont finalement renoncé à apparaître dans le film. Il y avait aussi des considérations plus organiques dans le choix : la présence de la personne à l’écran, l’évolution de son positionnement au fil des trente dernières années, etc.
Ce qui est bouleversant, c’est le sentiment de culpabilité qui marque la vie des deux jeunes frères et sœurs…
Oui, vous faites allusion à la situation de Yeliz, née trois ans après l’attentat raciste et portant le même nom que sa sœur assassinée. Dans le film, elle parle du fardeau que cela représente pour elle. Namik, lui, a été sauvé à huit mois par sa mère, qui l’a jeté par la fenêtre et a été rattrapé. Il se demande pourquoi il a survécu et pas sa sœur. Cette « culpabilité du survivant » est un phénomène bien connu chez ceux qui réchappent à des situations extrêmes. Rationnellement, Namik sait qu’il n’a rien à se reprocher, mais émotionnellement, c’est une toute autre histoire. On pense souvent qu’un bébé de huit mois ne garde aucun souvenir, mais c’est faux. De tels traumatismes se transmettent d’une génération à l’autre. Un enfant qui grandit dans une famille marquée par une tragédie aussi violente en hérite inévitablement.
C’est aussi le cas de Yeliz. Bien qu’elle ne soit née que trois ans après l’attentat, elle porte en elle cette mémoire douloureuse. Elle aime son prénom, mais c’est aussi un poids, car aux yeux des autres, elle reste celle qui porte le nom de sa sœur assassinée. Ses parents ont probablement choisi ce prénom pour perpétuer le souvenir de leur fille disparue, comme pour dire : cette vie aurait dû continuer. Elle a été brutalement interrompue, mais elle ne sera pas effacée.
Dans le cas d’un crime raciste, c’est un acte de résistance puissant : affirmer que l’on ne peut pas être réduit au silence, que l’on ne peut pas être effacé. Mais c’est aussi une façon de faire face à la douleur. Il ne s’agit pas seulement de mémoire, mais aussi de ce vide insaisissable. Peut-être une tentative d’instaurer une continuité qui, en réalité, n’existe pas. C’est tragique. Il y a une force dans ce choix, mais aussi un poids immense. Comme son frère Namik, Yeliz commence tout juste à en parler. C’est sans doute une bonne chose. Ce sont ces histoires qui m’intéressent : l’écoute est essentielle.
Le père n’apparaît pas dans le film…
On ne le voit qu’à quelques reprises à l’écran. Il ne souhaitait tout simplement pas être davantage présent. Durant les trente dernières années, Faruk a été très actif et s’est largement investi dans l’espace public. Au début, il militait seul, puis Ibrahim l’a rejoint dans son engagement. Mais il y a quelques années, il a choisi de se retirer, notamment pour des raisons de santé.
Au départ, je pensais qu’il serait un protagoniste central du film, mais finalement, c’est la mère qui a pris cette place. C’est un aspect fascinant : soudain, d’autres voix trouvent leur espace pour s’exprimer. Je trouve cela remarquable, car j’ai l’impression que jusqu’ici, elle n’avait jamais eu l’occasion de parler aussi ouvertement de ce qu’elle ressentait. C’est une évolution précieuse : prendre la parole, occuper une place.
Pour Namik, cela a aussi été essentiel, car il avait besoin d’échanger avec sa mère sur cet événement qui a bouleversé leur existence.
Il y a comme une réconciliation entre les victimes des deux rues. Cela aussi est à mettre au compte du travail d’Ibrahim…
Ibrahim dit qu’ils ont toujours gardé le contact avec les familles de l’autre rue, mais en raison des décès dans sa propre famille, une sorte de hiérarchie des victimes s’est installée. C’est ainsi que les médias fonctionnent : toute l’attention se porte sur ceux qui ont perdu des proches. Cela a été exacerbé par l’absence de soutien institutionnel pour les victimes.
Chaque maire, au cours des trente dernières années, aurait pu prendre l’initiative de dresser une liste des personnes touchées en 1992, se demander comment elles s’appellent. Mais jusqu’à récemment, la mairie n’avait même pas tous les noms ! Ils auraient pu dire : « Nous allons inviter toutes ces personnes. » Mais en 30 ans, personne n’a eu cette simple idée de contacter toutes ces familles.
Au niveau institutionnel, deux choses marquantes : l’archivage méticuleux, typiquement allemand, si je puis dire, et la contradiction du nouveau maire – entre une réticence inconsciente à faire certaines choses et le désir de bien faire…
Oui, heureusement que dans ce cas, ils ont archivé les lettres. Cela aurait pu se passer autrement.
Tout d’abord, je dois dire que je suis très contente qu’ils nous aient ouvert leurs portes. Après toutes ces années de traitement vraiment indigne de la ville de Mölln à l’égard des victimes, c’est un bon pas en avant. Je ne veux pas dire que tout est parfait maintenant, mais peut-être que certaines choses commencent à s’améliorer.
Il ne s’agit pas uniquement du maire en tant que personne privée. Bien sûr, nous avons tous des valeurs et des convictions individuelles, et celles-ci influencent souvent nos actions, parfois de manière inconsciente. Mais il incarne une institution, et c’est à ce niveau que le problème se pose : le racisme structurel est profondément inscrit dans l’ADN de nos institutions.
Il y a deux niveaux à considérer : d’une part, il y a le racisme individuel des membres de la société majoritaire, qui jouissent de privilèges – souvent sans même en avoir conscience. Et d’autre part, il y a le niveau institutionnel, qui est encore plus décisif. Le racisme structurel se manifeste par des questions telles que : qui est écouté ? Quelle souffrance est prise au sérieux ? À Mölln, il y a aussi eu une inversion des rôles entre bourreaux et victimes. Les familles des victimes n’ont pas été entendues pendant longtemps, elles ont été ignorées. Pourquoi leurs lettres n’ont-elles jamais été transmises ? Est-ce dû à de l’ignorance, de l’insécurité, un manque d’empathie ? Ou peut-être à une dévalorisation consciente ? Mais au final, cela montre à quel point ces structures sont profondément enracinées.
Et c’est précisément là que le film veut intervenir. Il s’agit de sensibiliser sur la responsabilité de nos institutions lorsqu’il s’agit de traiter les victimes, mais aussi de la responsabilité de chaque individu qui a des privilèges dans cette société. Car si l’on ne remet pas en question ces structures, on les soutient – consciemment ou non.
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Une question importante, compte tenu de la situation politique actuelle ici en Allemagne : comment jugez-vous l’importance de montrer un tel film ? Est-ce le bon moment pour le montrer ?
Actuellement, la société se divise et se polarise de plus en plus. Le thème qui fait le plus écho à cette situation est celui de la migration, et plus largement, de l’immigration. Le clivage « nous » contre « eux » s’intensifie. La promesse démocratique, selon laquelle chaque être humain a la même valeur, semble être brisée. Mais il ne devrait pas y avoir de hiérarchie entre les êtres humains.
Aujourd’hui, tant de gens vivent dans la peur. Ils sont perturbés, n’osent plus sortir dans la rue. Chaque jour, des attaques racistes et antisémites se multiplient. C’était également le cas en Allemagne au début des années 90. Ces continuités m’inquiètent profondément. Nous disons souvent « plus jamais ça », mais qu’est-ce que cela signifie réellement ? Cela signifie-t-il seulement se montrer concerné rétrospectivement, une fois qu’il est déjà trop tard ? Ou cela implique-t-il de s’engager activement aujourd’hui ?
Avec ce film, je veux démontrer que le souvenir va bien au-delà d’une simple commémoration. Se souvenir, c’est changer les structures, prendre ses responsabilités. C’est faire comprendre, dès maintenant, que nous ne tolérerons pas cette division, ce « nous » et ce « eux ».
Die Möllner Briefe est un plaidoyer pour que les voix des survivant∙es soient placées au cœur de l’attention, au lieu d’être marginalisées et écartées de l’histoire. Ils ont un message à transmettre aujourd’hui, et il est primordial de les écouter. Les nombreuses histoires non entendues, invisibles et non racontées, du point de vue des victimes et des survivant∙es, constituent le noyau émotionnel de ce film. Pour leur donner une visibilité et une voix, nous avons besoin de la force et de la magie du cinéma.
De Martina Priessner; Allemagne; 2025; 96 minutes.
Sur la même thématique, dans la section Berlinale Special, Das Deutsche Volk qui revient sur l’attentat raciste de Hanau de 2020 qui a fait neuf victimes et de nombreux blessés. Lire la critique de Dieter Wieczorek en allemand.
Malik Berkati, Berlin
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