Cannes 2018 : Alice Rohrwacher revient sur la Croisette avec Lazzaro felice (Heureux comme Lazzaro), un conte moderne porté par un anti-héro bienveillant
Quatre ans après le succès de son film Le meraviglie (Les merveilles), qui lui a valu le Grand Prix du jury qu’elle a reçu des mains de Sophia Loren, la réalisatrice italienne revient en compétition avec l’histoire de la transformation de la société, « un film politique et religieux qui raconte un monde perdu », comme elle l’a expliqué lors sa la conférence.
Son anti-héro, Lazzaro, un jeune paysan d’une bonté exceptionnelle vit à l’Inviolata, un hameau resté à l’écart du monde sur lequel règne la marquise Alfonsina de Luna. La vie des paysans est inchangée depuis toujours : ils sont exploités, sans toucher un sou, comme à l’époque des serfs, et à leur tour, ils abusent de la bonté et de la naïveté de Lazzaro. Un été, ce dernier se lie d’amitié avec Tancredi, le fils de la marquise. Une amitié si précieuse et si soudaine qu’elle l’amènera à traverser le temps et mènera Lazzaro au monde moderne.
C’est l’histoire du monde paysan vu à travers les yeux de Lazzaro, vingt ans, dans la faille profonde que la fin du métayage a provoquée. Les paysans qui étaient auparavant esclaves du maître et aujourd’hui, trente ans plus tard, sont déracinés et sans avenir. L’histoire de l’abandon de la campagne, de la transformation sociale est le fil conducteur du film mais le film commence avec cette grande communauté de cinquante-quatre agriculteurs, qui racontent des histoires lors des soirées; beaucoup d’autres histoires auraient pu être suivies, d’ailleurs.
Inspiré par l’histoire vraie de la marquise Alfonsina De Luna (Nicoletta Braschi – accompagnée de son mari Roberto Benigni au festival) – qui, pendant des années ignore la fin de la servitude jusqu’à ce que la police découvre le pot-aux-roses – la réalisatrice dépeint à travers son film l’histoire des cinquante dernières années de l’Italie . Soulignant le ressentiment, la souffrance de cette communauté paysanne contre les patrons qui les exploitent, Alice Rohrwacher émet, par cette métaphore, la critique de la transformation de l’Italie avec la déliquescence des valeurs traditionnelles : ici, l’agriculture est pratiquée à un endroit où il n’y a pas de lien entre le lieu et ceux qui vivent et cultivent la terre.
Comme l’a expliqué la réalisatrice, le film porte sur le changement d’époque, et en ce sens, Lazzaro felice est un
« film politique, j’ai senti que c’était le dernier moment pour le faire, pour construire un monde dont nous avons besoin aujourd’hui et que c’était la dernière occasion de raconter le monde qui a disparu, alors le film est devenu religieux mais dans le sens d’une religion préhistorique à travers le personnage de Lazare ».
Pour interpréter ce garçon, dont la bonté devient pour autrui une raison d’exploitation et d’oppression, la cinéaste a découvert Adriano Tadiolo, dont la présence à l’écran souvent mutique, est extraordinaire; il a vingt ans comme son personnage, et qui fait ici sa première expérience cinématographique. Le jeune comédien fait soudain surgir ce personnage dans cette étrange communauté: un jeune homme aux boucles noires et aux yeux innocents, bouleverse, émeut, suscite compassion et empathie face aux vicissitudes dont il est victime. Son nom biblique le suggère, mais plus encore son comportement, qui l’identifie comme une sorte de saint, constamment généreux et attentionné, ce dont les autres paysans abusent, le rendant corvéable à souhait: partout où il y a quelque chose à porter ou à prendre en charge, Lazzaro est appelé et il obéit aussitôt aux appels.
Alice Rohrwacher recourt à un évident naturalisme, ponctués de moments magiques, tel l’instant où Lazzaro et ses compagnons entrent dans une église. Attirés par l’intensité de la musique d’orgue, ils veulent s’attarder quelques instants. Mais la troupe en lambeaux est aussitôt chassée par une religieuse.
Dans la meilleure tradition du cinéma italien, Alice Rohrwacher ressuscite une Italie prolétaire qui ravive la mémoire collective : on songe à Vittorio De Sica, à Federico Fellini et à certains contes filmés des frères Taviani.
Le film est divisé en deux parties: l’été à la campagne est l’époque du passé où le métayage existait encore pour ce qu’on appelait «Il grande inganno» (la grande déception). Dans cette première partie, la réalisatrice a choisi de prendre le temps de dépeindre le contexte de manière pittoresque et picturale mais cette partie aurait pu être écourtée; dans la seconde partie, l’hiver à la ville, dans une banlieue misérable, se déroule trente ans plus tard. Les agriculteurs et les propriétaires ont tous deux vieilli, tous ont perdu leur identité, seul Lazzaro est resté fidèle à même, généreux, bienveillant, attentionné et … toujours incompris sauf par Antonia (Alba Rohrwacher) la seule à prendre soin de lui.
Au Grand Théâtre Lumière, le film a été très applaudi mais l’accueil a été plus modéré côté presse.
Firouz E. Pillet, Cannes
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