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Cannes 2023 – ACID : État limite (On the Edge) de Nicolas Peduzzi, ou le néo-libéralisme comme fossoyeur du service public

Lors de la dernière Berlinale, Nicolas Philibert mettait en lumière, avec douceur et humanité, les patients du centre psychiatrique de jour de l’Adamant. Ce film qui dénonçait en creux et en poésie le système délétère de la psychiatrie en France avait reçu l’Ours d’or. Le film de Nicolas Peduzzi pourrait être l’autre facette de la représentation de l’état de la psychiatrie en France, par le prisme des soignants, et plus particulièrement du Dr. Abdel-Kader.

— État limite (On The Edge) de Nicolas Peduzzi
© Penelope Chauvelot

Comme nous le disait Nicolas Phillibert dans un entretien, « la santé va mal, il faut la soigner. Au sein de la santé publique, la psychiatrie semble abandonnée : ce n’est pas rentable de guérir des gens considérés comme inguérissables ». Dans la même veine, la question que pose Nicolas Peduzzi est : comment bien soigner dans une institution malade ? Sans divulgâcher le fil du documentaire, il est évident que la réponse est : mal ! La démonstration en est faite par le Dr. Abdel-Kader, 34 ans, psychiatre de liaison dans un hôpital de la région parisienne, qui navigue des Urgences au service de réanimation, de patient∙es atteint∙es de troubles mentaux à celles et ceux qu’une maladie chronique retient alité∙es. Ce qui frappe assez rapidement, c’est que ce docteur, qui s’efforce de prendre le temps d’écouter, d’apaiser les maux en employant qu’en ultime recours les moyens les plus discutables que sont la contention-sédation, de créer un lien de confiance avec ses patients, ainsi qu’avec ses internes et son équipe de soignant∙es, ne cesse d’expliquer à ses collègues, la caméra et aussi les patient∙es que le manque de moyens fait qu’il n’est pas sûr que ce soit au sein de l’établissement public qu’ils et elles seront le mieux soigné ! La dénonciation des impératifs de rendements au sein des hôpitaux publics n’en est que plus claire.

État limite fait le constat d’une société malade, rongée de l’intérieur par la voracité de son modèle libéral.  Nicolas Peduzzi positionne sa caméra sur le dos de Jamal Abdel Kader, un dispositif qui nous met sur ses talons, traversant avec lui les couloirs de l’hôpital Beaujon, de jour comme de nuit, avec à droite des policiers qui attendent qu’un gardé-à-vue voit un médecin, à gauche une chambre d’où sortent des cris, au fond un brancard, avec un flot continu de gens qui passent et repassent d’une pièce à l’autre, d’un couloir à l’autre. Les moyens sont réduits à peau de chagrin, les souffrances s’accumulent, celles des patient∙es comme des soignant∙es. Un aide-soignant, qui aura plusieurs conversations avec le jeune médecin, blaguera même avec lui.

J’ai tagué « il est beau l’hôpital » et le lendemain, il était déjà effacé. J’ai retagué « il est vraiment beau l’hôpital » et à nouveau immédiatement effacer. Mais quand un robinet ne fonctionne pas, là ils mettent 2 mois pour trouver les moyens de les réparer !

— État limite (On The Edge) de Nicolas Peduzzi
© Penelope Chauvelot

Cette politique qui détruit l’hôpital se conjugue avec une société qui détruit les esprits et les corps. On rencontre beaucoup de patient∙es addict∙es aux médicaments, aux drogues, à l’alcool, des patient∙es souffrant d’autres pathologies qui ont besoin d’un suivi psychiatrique, il y a bien sûr la clientèle classique d’un tel service, mais ce qui marque le plus, c’est le nombre de ces jeunes en errance, prêt∙es à se faire du mal pour ne plus avoir à affronter ce monde. Quand on entend le Dr. Abdel-Kader parler de cette jeunesse, c’est encore une fois une mise en garde contre ce système qui casse les gens qui est fait :

« la terreur des jeunes qui subissent tellement de pression qu’ils se sabotent. »

La souffrance est grande, partout, elle court dans les couloirs à l’instar des soignant∙es, elle colle au désespoir d’une fratrie dont la sœur, Aliénor, a perdu un bras et ses deux jambes en voulant se suicider, elle annihile tout élan de vie de Wendy, jeune homme orphelin souffrant de pancréatite, elle terrorise un migrant toxicomane qui s’est fait attaquer, elle cloue au lit un homme violent qu’il faut immobiliser et sédater, elle questionne une jeune interne qui commence à mal dormir et être atteinte psychiquement et moralement par ce qu’elle voit et entend, elle fait dire à l’aide-soignant qui riait jaune un peu plus tôt de son tag :

« avec les moyens que l’on a, je perds le sens du métier. C’est un mécanisme déshumanisant, même si je ne suis qu’un aide-soignant, je dois le dire. »

Et tel un super-héros, le Dr. Abdel-Kader est le réceptacle de toutes ces paroles de mal-être. « On est tous dépendants les uns des autres. » Mais est-ce bien raisonnable ? Il se dévoue, les soignant∙es également, mais à quoi bon ? Se faire entraîner également sur la pente qui tombe à pic vers la dépression, le burn-out ? À la suite de la réflexion que lui fait l’aide-soignant, il va jusqu’à se demander s’ils ne se rendent pas complices du système en en maintenant la baraque, au prix de sacrifices privés et d’épuisement, car « tant que l’on tient, même si on ne fait pas correctement nos missions, l’encadrement ne va rien faire. Si ça marche un jour en sous-effectif, ils pensent que l’on peut continuer comme cela. »

Dès la première séquence, la musique de Gael Rakotondrabe accompagne le film, de manière très rythmique, l’électronique souligne l’énergie vitale que porte à bout de bras Jamal Abdel Kader sur le territoire de sa mission. Visuellement, le parti pris de Nicolas Peduzzi est très esthétique. Presque esthétisant. Il n’y a pas de mal à mettre du beau cinéma dans un documentaire, là où cela peut interroger, c’est lorsque cela frôle la question éthique, comme dans cette scène où le docteur se résout, à congre-cœur, à utiliser la contention-sédation, que le processus est restitué en surimpressions puis dans le flou. C’est très bien réussi techniquement, le procédé est tout de même un peu tape-à-l’œil, le documentariste aurait, ici, mieux fait de faire confiance à son public et utiliser le hors champ, qu’il manie par ailleurs très bien.
La directrice de la photographie, Penelope Chauvelot, prend un soin particulier à ferrer le récit dans des cadres très travaillés, des perspectives très précises, en plans rapprochés ou élargis selon le narratif, jouant avec les profondeurs et des effets de caméra. Le dispositif s’accompagne d’images fixes en noir et blanc, insérées sur de longues séquences, avec des voix off et, pour que la palette des possibilités soit complète, dans un souci d’accélération du récit pour l’amener à son acmé qui s’apparente à une descente aux enfers, un split screen (écran divisé) avec d’un côté le docteur, de l’autre son interne, dans un défilé de couloirs et de patients.

Le monde du cinéma s’empare des politiques mortifères du néo-libéralisme à travers tous les genres, sur toutes tribunes, avec puissance, pour les décortiquer et les exposer  – à Ken Loach, Didier Eribon, Nicolas Phillibert, et Justine Triet pour ne citer que les plus récent∙es, on peut ajouter Nicolas Peduzzi.

de Nicolas Peduzzi ; France ; 2023 ; 102 minutes.

Malik Berkati

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