Cannes 2023 : présenté en Compétition, Les Herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne) de Nuri Bilge Ceylan, décortique les faiblesses et les petitesses de l’humanité
De retour en compétition sur la Croisette, Nuri Bilge Ceylan entraîne le public dans un voyage de l’esprit comme du regard avec Les Herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne), un film mélancolique et hypnotique.
Tout comme la boisson nationale, l’ayran, est la fierté du pays, Nuri Bilge Ceylan est le cinéaste dont la Turquie peut s’enorgueillir tant le réalisateur a apporté une contribution unique au cinéma turc avec ses œuvres, lui offrant une visibilité internationale. Depuis Le Poirier sauvage (Ahlat Ağacı), tourné en 2018, le cinéaste travaillait d’arrache-pied pour nous entraîner dans la rudesse climatique d’un village d’Anatolie dans la région d’Ağrı. L’Anatolie ne connaît que deux saisons : l’hiver et ses frimas, puis l’été et ses herbes sèches.
Les Herbes sèches suit Samet (Deniz Celiloğlu), un jeune enseignant dans un village reculé d’Anatolie où il partage une colocation avec Kenan (Musab Ekici), l’un de ses collègues qu’il considère comme son ami. Samet se passionne pour la photographie et est très inspiré par les paysages comme par les personnes qu’il fait poser, ce qui permet à Nuri Bilge Ceylan d’alterner son récit par des intermèdes où les gens posent sans bouger pour la prise du photographique, créant une cadence onirique dans le récit. Après avoir enseigné pendant quatre ans dans l’école locale de ce village isolé et alors qu’il attend depuis plusieurs années sa mutation à Istanbul, une série d’événements lui fait perdre tout espoir: Samet et son collègue Kenan sont confrontés à des accusations de harcèlement sexuel de la part de deux élèves. Jusqu’au jour où il rencontre Nuray (Merve Dizdar), jeune professeure comme lui…
Écrit par Ceylan, Akin Aksu et Ebru Ceylan, Les Herbes sèches contient toutes ces qualités picturales d’un tableau peint par le froid et les bourrasques ou le soleil ardent. Invitant à la contemplation des paysages pour mieux sonder les âmes, il entraîne, bien malgré lui, le public dans un long périple statique, lent, langoureux qui incite à se laisser porte par une temporalité méconnue.
Nuri Bilge Ceylan a planté sa caméra dans ce village enneigé, balayé par des rafales de vents. Dans cet univers polaire, Samet, enseignant en arts plastiques, a des élèves qui deviendront tous agriculteurs pour reprendre les exploitations familiales. Il expérimente de nouvelles méthodes d’enseignement, comme récompenser l’excellence par un cadeau, mais ses attentions sont rapidement mal interprétées tant par les élèves que par les villageois. Se heurtant au conservatisme local, Samet incite ses élèves à se rebeller et à affirmer leur personnalité. Mal lui en prend !
Quand Samet et Kenan, son collègue et colocataire, se retrouvent accusés de harcèlement par la meilleure élève, les spectateurs sentent une certaine ambiguïté. Il ne faut pas se fier aux apparences, dit le vieil adage. Le réalisateur nous le rappelle en démontrant que les choses ne sont jamais ce qu’elles semblent être.
Tous les comédien.nes sont excellent.es mais Deniz Celiloğlu qui incarne Samet le rend roublard, manipulateur, antipathique, parfois agressif et donc inquiétant.
Nuri Bilge Ceylan a le sens des rebondissements, créant plusieurs fins pour poursuivre encore et encore son récit. Soudain, sa caméra nous montre Samet ouvrant une porte et se retrouvant dans un hangar de cinéma avec des projecteurs, des câbles, des techniciens. L’enseignant se regarde dans le miroir avant de se détourner face au public pour le regarder. Déconcertante mise en abyme.
Après trois heures dix-sept, nous quittons le rude climat de l’Anatolie, mais pour qui a tenu la longueur, Nuri Bilge Ceylan tient ses promesses, offrant une fine observation de l’âme humaine et de ces vicissitudes, mêlant la beauté picturale des paysages et un réalisme à la fois romanesque et brut qui marque.
Firouz E. Pillet, Cannes
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