Cannes 2024 – Compétition Courts Métrages : The Man Who Could Not Remain Silent (L’Homme qui ne se taisait pas) de Nebojša Slijepcevic reçoit la Palme d’or
Depuis le temps qu’on le dit : nul besoin de faire long pour faire du cinéma. Du vrai, de celui qui tend un espace qui fait circuler du sens dans un cadre artistique. The Man Who Could Not Remain Silent de Nebojša Slijepcevic ne dure que 14 minutes, mais il en dit davantage que tous ces films de plus de deux heures qui occupent les écrans des biens nommés longs métrages. Il va de soi que certains films ont réellement besoin de plus de deux heures pour se développer et infuser l’œuvre, mais cette épidémie qui touche en ce moment les films populaires hollywoodiens comme les films d’auteurs indépendants commencent à lasser par l’esbroufe et les « trucs » cinématographiques dont ils sont truffés pour précisément noyer les manques et les étirements scénaristiques.
Nous sommes en février 1993, en Bosnie-Herzégovine, à Strpci. Un train de passagers est arrêté par des forces paramilitaires serbes de Bosnie qui cherchent des passagers non-serbes. Alors qu’ils arrêtent des passagers bosniaques musulmans, un seul homme sur les 500 occupants du train s’y oppose.
Pas besoin d’être dans une situation de guerre pour savoir qu’être la première personne à se lever et à intervenir dans une situation dangereuse ou révoltante n’est pas chose aisée. Il est toujours facile de juger après coup, mais qui n’a jamais hésité à intervenir ne serait-ce que dans un transport en commun pour éviter qu’une personne ne se fasse importuner ? La question qui se pose est toujours celle-ci : et si plusieurs personnes se levaient en même temps ? Pourquoi l’effet passif de masse et l’inertie concomitante est-il (presque) toujours plus fort ? Pourquoi l’effet de groupe, bien connu dans les actions violentes, est-il plus difficile à mobiliser lorsqu’il s’agit de résister ou s’insurger ?
Le cinéaste croate met cette question en exergue de son récit, basé sur les faits réels d’un crime de guerre commis en Bosnie :
Il y a trois aspects dans chaque crime : les auteurs, les victimes et les témoins. Je m’intéressais particulièrement au troisième groupe. Nous avons abordé le film comme si cela se passait aujourd’hui, et comme si cette situation nous concernait ici. Il est facile d’imaginer que les passagers du train sont d’autres personnes, mais ils pourraient facilement être nous, et d’une certaine manière – ils le sont. Des actes de violence ont lieu autour de nous quotidiennement. Localement, ce n’est pas aussi extrême que pendant la guerre en ex-Yougoslavie, mais à l’échelle mondiale, c’est encore plus extrême. Et chacun de nous est confronté à la question posée par le protagoniste du film : devons-nous nous opposer à la violence même si nous n’en sommes pas la cible immédiate ?
Cette mise en situation des spectateur∙trices s’accomplit de manière puissante, dans un huis clos étouffant, angoissant, où les visages sont autant de paysages psychologiques, miroirs de la situation qui se déroule sous nos yeux. Le réalisateur tient au cordeau son récit en utilisant sa caméra comme un écrivain son stylo : braquée sur le visage d’un passager (Goran Bogdan), que l’on prend dès lors pour le personnage principal du film, affolé, ferme les rideaux du wagon lorsqu’il se rend compte que quelque chose se produit. Lorsque celui qui lui fait face lui demande pourquoi ce geste, il lui répond qu’il n’a pas de papiers d’identité sur lui. Lorsqu’un paramilitaire (Alexis Manenti, acteur et scénariste français bien connu pour ses collaborations avec Ladj Ly, mais que l’on a vu également dans un film serbe à Locarno 2023, Les Gardiens de la formule de Dragan Bjelogrlić) entre dans le wagon, le sort de Dragan semble scellé. La caméra s’attarde sur les visages des autres passagers, tétanisés par la peur. Lorsque la caméra, qui a laissé hors champ l’échange entre le paramilitaire et l’homme sans papiers, revient sur l’action, dans un effet de pivot mécanique et psychologiue, nous découvrons que ce n’est pas Dragan qui est emmené hors du train, mais Tomo (Dragan Micanovic).
Le film est dédié à Tomo Buzov, Croate, ex-officier de l’armée Yougoslave, qui s’est réellement sacrifié lors du massacre de Strpci le 27 février 1993, considéré comme un élément de la campagne d’épuration ethnique de la région. La formation de paramilitaire a assassiné ce jour-là 19 personnes du train n°671 venant de Belgrade. Le corps de Tomo Buzov n’a jamais été retrouvé.
De Nebojša Slijepcevic; avec Goran Bogdan, Alexis Manenti, Dragan Mićanović, Silvio Mumelaš; Croatie, France, Bulgarie, Slovénie; 2024; 14 minutes.
Malik Berkati
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