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Chaos, écrit et mis en scène par Valentine Sergo, au Théâtre Pitoëff jusqu’au 24 octobre, donne, à travers le destin de Hayat, voix et corps à des femmes opprimées

On entre sur les chapeaux de roue dans la dernière production de l’autrice et metteuse en scène Valentine Sergo : des bruits de bombes, de sirènes au loin, des cris de douleurs d’un accouchement puis les pleurs d’un bébé. En quelques secondes, le décor est planté, s’ensuivent 2h30 qui défilent comme un paysage vu d’un train: l’histoire de Hayat, originaire d’un pays sous occupation contrainte à l’exil pour des raisons privées et politiques.

— Nasma Moutaouakil – Chaos
Image courtoisie Cie Uranus © Isabelle Meister

À travers de courtes saynètes, Chaos nous propulse dans des allers-retours constants entre passé et présent, entre le Moyen-Orient et l’Europe ; le destin d’une vingtaine de personnages – tous joués par les deux actrices et les deux acteurs dans une solide performance tant artistique que physique – se tisse sous nos yeux, rendant petit à petit au récit défragmenté sa forme globale.

À la suite d’un abus qu’elle a subi au sein de sa famille, Hayat quitte le foyer puisque c’est elle, la victime, qui porte la honte et le déshonneur sur la famille. Elle vivote, entre la rue et les maisons d’oncles ou de tantes charitables. Farouche, son quotidien fait écho à celui de son pays en perpétuel conflit. Pour échapper à la fois aux autorités et à son père, elle s’exile en Europe, immédiatement après la naissance de sa fille Nour qu’elle laisse à la garde de celle qui n’a pas su la protéger, sa propre mère. Réfugiée en Europe, Hayat va vite se rendre compte qu’ici, ce n’est pas l’eldorado. Employée de nettoyage dans un EMS, elle lutte pour faire venir sa fille auprès d’elle mais se heurte à une autre sorte de violence, celle de la réalité des migrants, sous-payés, sous-considérés et dépendants d’une administration froide et tentaculaire.

Valentine Sergo explique que le parcours de Hayat regroupe les trajectoires de plusieurs histoires dont elle a été témoin lors de ses projets précédents :

« Ces dernières années, mon intérêt personnel et mon parcours professionnel m’ont amenée à être régulièrement en contact avec l’itinéraire de  différentes femmes aux trajectoires particulièrement difficiles : en lien avec la migration ou en lien avec des zones en conflit. À partir de ces rencontres de hasard, j’ai souhaité réfléchir à la question suivante : comment se reconnecter avec le monde quand on a vécu des traumatismes personnels qui  trouvent parfois leurs origines dans un contexte de guerre, d’occupation, de  discrimination, de migration forcée. »

Dans l’entrechoc des mondes se trame l’universel

Il n’y a pas une once d’angélisme dans le récit proposé par Valentine Sergo, tout le monde ou, pour le dire plus précisément, le monde entier en prend pour son grade. Les scènes du Moyen-Orient nous renvoient à des images d’occupation, mais cela pourrait aussi être des guerres civiles qui sévissent un peu partout sur la planète, celles en Europe à la conviction de supériorité du centre économique du système-monde (pour faire court le noyau des pays de l’OCDE) qui rend aveugle à la propre misère sociale domestique. Évidemment, rien ni personne n’est tout noir ou tout blanc, cependant, en ces temps de tyrannie de l’opinion assénée en faits, dépeindre le monde avec le nuancier des gris devient une entreprise salvatrice. Au fond, que l’on soit ici ou là-bas, vivre la violence d’un inceste, le quotidien d’une zone de conflit, la douleur de la séparation, la rage procurée par la trahison, l’injustice, l’humiliation, se battre pour l’inclusion et l’intégration, c’est toujours et partout une lutte pour la vie, la meilleure qu’il soit, pour soi et ceux que l’on aime.

Le drame qui se joue dans Chaos est ponctué de respirations d’humour – verbales et/ou de situation, certaines scènes provoquant même de franches rigolades cathartiques.
La metteuse en scène prend le parti pris d’une distribution réduite à quatre interprètes pour une vingtaine de personnages : Hayat, qui apparaît dans quasiment toutes les scènes est interprétée par Nasma Moutaouakil, les autres personnages sont interprétés par Bastien Blanchard, Anne-Shlomit Deonna et Wissam Arbache. La gageure physique et artistique est formidablement relevée par les quatre interprètes qui offrent une performance solide et fluide. La scénographie, imaginée avec Fanny Pelichet, est réduite au minimum avec quelques éléments mobiles et des porte-habits qui permettent aux comédien.nes de changer rapidement d’espace spatio-temporel. Une attention particulière est accordée à la bande-son créée par le musicien kurde Bager Şen de la pièce et à son design sonore (Roland Bucher), toujours à-propos, qui sert subrepticement le récit par ses sons d’ambiance.

— Nasma Moutaouakil, Anne-Shlomit Deonna, Bastien Blanchard et Wissam Arbache – Chaos
Image courtoisie Cie Uranus © Isabelle Meister

Chaos est le premier volet d’une trilogie intitulée Cyclone visant à explorer quatre générations de femmes ; Valentine Sergo nous confie que la seconde partie tournera autour de la figure Nour, fille de Hayat, déjà en cours d’écriture, et la dernière, celles de la mère et la grand-mère de Hayat. Avec finesse, Valentine Sergo forme les boucles de sa trilogie et nous invite déjà à découvrir l’intimité de ses autres personnages. À la fin de Chaos, devenue adulte, Nour décide de venir en Europe afin de retrouver sa mère et de renouer avec elle. Quant à la dernière scène, bouleversante, elle reprend la tirade de Hayat adressée à Nour, mais cette fois dite par la mère d’Hayat à la naissance de sa fille, laissant ainsi deviner un personnage plus différencié qu’il n’y paraît.
Les prénoms arabes ont très souvent une signification, celui de Hayat est vie, celui de Nour, lumière. Dans son poème philosophique Ainsi parlait Zarathoustra (183-1885), Nietzsche écrivait : « Il faut porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse » (Ich sage euch: man muss noch Chaos in sich haben, um einen tanzenden Stern gebären zu können). On attend donc avec impatience de découvrir l’arc de destin de Nour, lumière de vie née sous les bombes.

De Valentine Sergo (écriture et mise en scène); avec Nasma Moutaouakil, Bastien Blanchard, Anne-Shlomit Deonna, Wissam Arbache; Production Cie Uranus ; 2h30; création au Festival  d’automne  des  francophonies en Limousin (France) le 30 septembre et 1er octobre 2021; au Théâtre Pitoëff-Genève jusqu’au 24 octobre 2021.

Réservations: https://www.cieuranus.ch/billetterie.html

Le texte de Valentine Sergo, Chaos est publié chez Lansman Éditeur ; à commander chez votre libraire ou ici (13 CHF).

La pièce est accompagnée d’une exposition intitulée Éphémérides, avec des œuvres de trois artistes plasticiennes : Cristina Anzules (OraciónOraison), Barbara Firla (Murmures) et Ursina Ramondetto (Fields f Love & Joy).

Malik Berkati

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