Cœurs Battants, seconde partie de la trilogie Cyclone de Valentine Sergo, jusqu’au 3 septembre au Théâtre de l’Orangerie de Genève. Rencontre
En 2021, on découvrait dans Chaos le destin tragique de Hayat contrainte à l’exil et à laisser sa fille Nour aux bons soins de sa grand-mère au Liban. Deux ans plus tard, nous retrouvons Hayat et Nour, toutes les deux en Europe, l’une dans l’exil d’elle-même, l’autre dans un exil pragmatique – retrouver sa mère qu’elle n’a jamais revue et terminer sa spécialité en médecine, la cardiologie.
Reprenant le dispositif de Chaos, la dramaturge suisse nous entraîne dans cette quête de réparation de la lignée, par un enchaînement de courtes saynètes, avec des comédien∙nes qui jouent plusieurs rôles, dans un décor minimaliste qui crée des espaces tant par ses différentes profondeurs et son usage du hors champ que par ses jeux de lumières et de sons. Nour (Anne-Shlomit Deonna) est le moteur du récit de Cœurs Battants, mais c’est bien sa mère Hayat (Nasma Moutaouakil) qui en est la force centrifuge.
La texture du récit s’ancre dans la réalité, mais s’en démaille petit à petit : alors que Chaos provoquait l’immersion dans les événements du monde qui actent les pas des individus dans la vie et les destinées collectives, Cœurs Battants – qui peut parfaitement être vu sans avoir assisté au premier volet de la trilogie – se recentre sur la cellule afin de pouvoir toucher l’idée « d’un plus grand que soi ». Valentine Sergo opère une bascule de l’échelle de représentation du temps, celui de l’humain vs. celui de la planète. Les sujets d’actualité brûlante ponctuent l’histoire : défense de l’environnement, enfance abandonnée, violences policières, démembrement du service public, familles composées et choisies, exil subi, etc., mais si l’on sait bien que les guerres se perpétuent, se multiplient même, la pandémie et le changement climatique sont passés par là, rappelant à quel point nous sommes petits et pas si puissant∙es que cela face à des forces qui nous dépassent.
C’est ainsi qu’une petite fille, Sophie (Bénédicte Amsler Denogent), au cœur fragile, va lier son souffle de vie à celui de William, un figuier à l’espérance de vie de 250 ans, que Nour, tombée amoureuse d’un jeune homme qui porte le même nom qu’un puissant vent du Jura, Joran (Djemi Pittet Sané), va aller vivre avec lui dans une forêt qui contient des arbres centenaires, miroirs-mémoires des oliviers de sa région, dans une communauté qui veut repenser son rapport aux éléments naturels et sa place sur la planète. La tragédie rejoint ainsi l’espoir dans un cycle de vie qui se perpétue, avec ou sans nous, évidence qui, paradoxalement, allège le poids du monde qui nous est raconté, en cela aidé par un fantôme bienveillant qui traverse joyeusement la scène lorsque les cœurs commencent à flancher.
Entretien avec Valentine Sergo.
Dans Chaos, il était question d’oppression marquée par les conflits et le patriarcat, ici, votre héroïne et son compagnon partent vivre dans une forêt afin d’agir à leur niveau pour la préserver. Cela fait écho aux engagements de la jeunesse pour l’environnement. Dépeignez-vous une sorte d’intersectionnalité des luttes à travers cette trilogie ?
Je ne me suis pas posé la question. L’idée de la trilogie n’est pas du tout née quand j’écrivais Chaos. Elle est née au moment où j’ai envisagé de monter la pièce, quand j’ai fait une lecture avec les interprètes, avec Hayat le personnage principal de Chaos, Nour, la fille, la mère, la grand-mère. Je me suis dit que cela serait intéressant de dérouler ce fil. Entre le moment où j’ai eu envie d’écrire Cœurs Battants et au moment effectif où j’ai commencé à l’écrire, il y a Chaos qui a été monté en spectacle et surtout, il y a eu la pandémie. Autour de moi, énormément de jeunes comme mon fils, mes neveux, des enfants d’ami∙es qui ont pris des parcours radicalement différents du chemin qui leur était tracé, cela s’est fait très rapidement. Ce qui m’a frappé, c’est que ce n’était pas sous la forme d’un caprice, mais dans un besoin de remettre du sens dans ce monde qui en perdait à tous les niveaux. Effectivement, c’est intéressant cette histoire d’intersectionnalité, car je fais venir Nour dans cette Europe assez chahutée. C’est quelque chose que j’ai moi aussi ressenti quand je travaillais au Moyen-Orient, surtout en Palestine : il y avait un immense mythe de l’Europe, mais l’Europe n’est pas l’Eldorado, je connais même certaines personnes qui y sont venues mais en sont reparties. J’avais aussi envie de faire le parcours d’une femme instruite, car il y a toujours ce côté, quand il s’agit de migration, de partir du principe que celles et ceux qui viennent n’ont pas de formation. Ici, Nour vient pour se spécialiser, elle est déjà médecin. Elle arrive avec de meilleurs outils pour faire face à ce monde. Je voulais à nouveau m’attacher au parcours d’une femme – en tant qu’autrice je trouve cela important, d’autant plus qu’au théâtre, il y a peu de rôles forts pour les femmes, même si cela change. C’est comme cela qu’est partie l’envie d’écrire Cœurs Battants.
En parlant d’écrire un rôle de femme, il y a aussi une cohérence dans le fait de raconter une lignée originaire d’une région et une culture où l’on parle du patriarcat qui est certes dominant, mais où les femmes ont une place importante qu’elles prennent différemment…
Tout à fait. Durant mes séjours au Moyen-Orient, j’ai été à chaque fois surprise du parcours des femmes, malgré toutes les difficultés induites par le patriarcat, comment elles arrivent à trouver leur place par ingéniosité – et parfois un peu ruse, mais il le faut (rires). C’est une question de survie.
Dans Chaos, quatre comédien∙nes jouaient tous les personnages, vous reprenez ici le même dispositif avec six comédien∙nes. Pourquoi ?
Il y a plusieurs personnages pour chaque comédien∙nes mis à part le fait que chacun∙e a moins de personnages récurrents que dans Chaos. Nasma Moutaouakil faisait Hayat et un seul personnage, les autres avaient énormément de personnages, qui plus est, récurrents. Dans Cœur Battants, les comédien∙nes ont des personnages qui apparaissent de manière ponctuelle et un personnage principal qui les portent.
J’aime bien travailler comme cela, je vous donne un exemple : dans Chaos, la comédienne qui faisait Hayat a la trentaine et celle qui faisait sa mère, la vieille et, à un moment donné, sa fille, Anne-Shlomit Deonna, a 15-18 ans de plus qu’elle. Dans Cœurs Battants, c’est elle qui fait Nour ; le rapport s’inverse. J’espère que le public se laisse embarquer – moi, cela ne pose aucun problème, qu’une fille qui a vingt ans de moins que l’autre qui joue sa mère. On peut le faire, car on est au théâtre. Cela ne serait pas possible au cinéma. Bien sûr, cela peut perturber des gens, il faut que l’on soit un peu fins avec les costumes pour que cela soit rapidement reconnaissable, mais je trouve que c’est un procédé intéressant pour des comédien∙nes d’avoir une palette de rôles qui représentent pour certains d’entre eux des personnages et pour d’autres des fonctions, comme le médecin, l’avocat…
C’est une idée qui m’est venue lors d’un spectacle de commémoration dans lequel il fallait refaire l’histoire de Meyrin sur les 200 dernières années et je m’étais dit : je prends quatre acteurs∙rices et on traverse toutes les époques ! Quand on l’a fait, j’ai trouvé ce dispositif très intéressant, cela rendait le spectacle très vivant, très ludique. Dans le cas de Chaos, même si l’histoire était dure, c’était très ludique.
Comment travaille-t-on avec les commedien∙nes un tel foisonnement de personnages ?
Pour un∙e acteur∙ice c’est du pain béni de pouvoir faire plusieurs personnages. Le théâtre est encore un lieu où il y a la possibilité d’investir un espace métaphorique où on nous dit dès le départ : tout va être faux, mais tout est vrai !
Cela donne une énergie particulière, mais c’est une sacrée performance pour les comédien∙nes, il ne faut pas s’encoubler dans ses divers rôles lors de la représentation…
Ah oui, c’est une performance, chapeau !
D’ailleurs, Wissam Arbache, qui joue dans Chaos et Cœurs Battants, est votre collaborateur à la mise en scène dans cette seconde partie de la trilogie, quelle est sa fonction ?
Dans Chaos, il était juste acteur. Le hasard a fait que l’on m’a proposé d’aller dans un festival en Jordanie pour présenter mon texte en lecture et j’avais besoin qu’on le traduise. J’ai proposé à Wissam, qui est traducteur de l’arabe au français, de traduire le texte. Il n’était pas sûr d’y arriver, car il ne traduit dans le sens français-arabe. Je lui ai dit que Latcheen Maslamani, une amie qui travaillait à la Compagnie, pouvait lui donner les impulsions du langage parlé et moderne, de l’aider au niveau des expressions actuelles. Il s’est mis en place un parcours sur le côté, je dirais, qui a fructifié. Tout à coup, j’ai eu cette possibilité d’écrire Cœurs Battants en résidence, parallèlement, j’ai constaté que la grand-mère que Wissam interprétait a énormément marqué les esprits des spectateurs∙rices. J’étais très surprise, car cela était un micro-rôle de cinq minutes, mais les gens étaient bouleversés par cette grand-mère, Latcheen me disait : « j’ai l’impression de voir ma propre grand-mère ! » Je me suis dit, pourquoi on ne ferait pas le troisième volet avec un monologue de cette grand-mère, même si ce n’est pas la grand-mère de Chaos, mais quelqu’un qui représente toutes les grands-mères que j’ai pu rencontrer, toutes ces femmes qui dès que leur mari tourne le dos me racontent des choses, avec lesquelles on rigole comme des folles, qui sont d’une espièglerie incroyable ? Petit à petit, on s’est vu régulièrement pour que je puisse démarrer l’écriture de cette grand-mère, entre-temps l’Orangerie m’a proposé de monter ce spectacle, on était très court dans les temps et je ne savais pas si j’allais y arriver. Il m’a proposé de le faire avec moi. Il a donc été dans la dramaturgie – c’est aussi son métier – et surtout dans la direction d’acteur∙ice. Oui, je dirais que cela a été un travail mené à quatre mains.
Avez-vous déjà écrit la troisième partie ?
Oui, j’ai commencé, mais je ne sais pas si cela va tenir ou si je vais tout recommencer (rires). Car c’est ainsi que cela s’est déroulé avec Cœurs Battants : j’ai passé un mois et demi à écrire, puis j’ai été invitée dans une résidence à Limoges et quand je suis arrivée là-bas, j’ai relu et j’ai tout repris !
j’aime bien me laisser porter par les événements. Dans Cœurs Battants, il y a à nouveau un personnage féminin qui apparaît, un enfant, et tout à coup, je me suis dit : ce serait chouette de voir le parcours de cette enfant quand elle devient adulte. Cela ne veut pas dire que je ne vais pas écrire le monologue de la grand-mère, car je tiens à le faire – mais cela peut aussi se transformer en dialogue entre la grand-mère et l’autrice ou l’image de l’autrice, ou peut-être cela ne fera pas partie de la trilogie, mais sera développé à côté, mais en tous les cas, j’ai un temps prévu l’année prochaine pour aller en résidence et continuer à développer ce texte de troisième partie.
Quels sont les défis d’une écriture au long cours ?
Oui, c’est clairement un défi. Je trouve toujours intéressant de se donner des petits défis quand on écrit, que l’on crée, cela permet de se concentrer sur quelque chose, de cadrer le travail. Au départ, c’est effectivement un petit défi que je m’étais lancé, mais j’ai eu de la chance, car quand j’ai décidé d’écrire la suite de Chaos, je n’avais aucune possibilité financière de le faire. Comme on m’a proposé des résidences d’écriture, cela m’a permis d’écrire la suite et de commencer la dernière partie (Tatrise, cela veut dire broderie en arabe). Sur ce, Andrea Novikov, qui dirige le TO, m’a proposé de monter Cœurs Battants ! je trouve cela intéressant : j’ai décidé de me lancer dans cette aventure et lorsque j’ai été claire avec moi-même sur le fait que je voulais vraiment entrer dans cette aventure, c’est comme si les choses se sont mises en place pour que cela puisse se faire. Je ne sais pas comment la suite va se dérouler, mais je continue à me faire confiance puisque jusqu’à présent les choses se sont mises en place.
Vous parlez de conte pour cette seconde partie, pourquoi ?
J’ai appelé cela un conte réaliste effectivement. Je ne sais pas si vous connaissez Evgueni Schwartz, un auteur russe sous le communisme qui avait écrit des pièces comme des contes, car c’était pour lui la meilleure façon de dénoncer la dictature stalinienne tout en la contournant. Il avait par exemple écrit une pièce, Le Roi est nu, inspiré d’Hans Christian Andersen: un roi qui veut le plus bel habit du monde, personne ne sait le faire et à la fin, ils lui font croire que le tissu est tellement magnifique qu’il est invisible pour les simples mortels. Il a aussi écrit une pièce que j’ai adorée à l’adolescence et, à l’époque où je donnais des cours de théâtre, je l’avais aussi montée avec mes élèves, qui s’appelle Le Dragon. Ce qui est fort chez lui, c’est qu’il est très politique, mais on s’amuse énormément, avec une dimension féérique qui permet de dire des choses sans en avoir l’air. Évidemment, je n’ai pas écrit du Schwartz, mais en création, beaucoup de choses nous traversent sans que l’on s’en rende compte : pendant la période du Covid, sur mon balcon, une tige s’est mise à pousser. Je ne savais pas ce que c’était, mais je me suis dit que j’allais la laisser dans le pot où elle avait trouvé sa place. Cette tige a continué à pousser et tout à coup, elle a fait deux feuilles ; il s’est avéré que c’était un figuier ! Du coup, le figuier est arrivé dans mon histoire, c’est probablement dû à cela. Il y a cette petite fille qui se renferme dans son monde imaginaire du fait de ses souffrances : c’est en lien avec ce que j’avais vécu en Palestine, au contact d’une petite fille qui s’était créée un univers à elle, toute heureuse, alors que le monde s’écroulait autour d’elle. Grâce à ses petits personnages qu’elle gardait précieusement dans un sac qui était devenu la totalité de son univers et qu’elle ne quittait pas. Il y a eu un mélange de tout cela et je me suis dit : si je mets l’enfance dans cette histoire, pourquoi pas y mettre également de l’imaginaire – à nous, adultes, après, de décider chacun∙e pour soi, si le figuier c’est dans la tête de l’enfant ou vraiment un végétal qui s’exprime.
Vous avez travaillé il y a quelques années en Palestine, pouvez-vous en dire quelques mots ?
J’ai animé des ateliers de théâtres et d’écriture. Au départ, j’ai été invité par une association basée à Genève, Dance With Me, en 2012, avec pour objectif de mettre en place des ateliers de théâtre pour des groupes israélo-palestiniens. Cela n’a pas été simple, mais cela a été passionnant. Les deux premières années, on n’a fait que des ateliers en Palestine, on s’est mis en réseau avec différentes associations, et de 2012 à 2019, cela a été une expérience très forte dans ma vie.
Mais pour finir, vous avez pu travailler avec des groupes israéliens aussi ?
Oui. J’ai collaboré avec une association israélo-palestinienne qui avait une démarche très intéressante : elle menait des projets depuis 20 ans avec des groupes de jeunes des deux côtés, qui grandissaient ensemble mais sans se connaître, si ce n’est à travers une correspondance dans laquelle ils et elles se racontent. Une fois les dix-huit ans atteints, ils les faisaient se rencontrer. Et j’avais mené un atelier par rapport à cette rencontre.
Vous animez aussi des ateliers théâtre à buts thérapeutiques. Pouvez-vous nous parler de cette activité…
J’avais été appelé à l’époque par un diabétologue de l’hôpital cantonal, Jean-Philippe Assal, qui mettait en place des ateliers artistiques pour travailler avec le patient, la patiente qui a une connaissance intime de sa maladie, de sa chronicité que le meilleur médecin ne pourra pas avoir. L’idée était que les patient∙es puissent s’exprimer par rapport à leur vécu. Ces ateliers ont d’ailleurs été appelés Théâtre du vécu. Il a mis en place ces ateliers avec un auteur et metteur en scène de théâtre bolivien vivant à Paris, Marcos Malavia. Je suis arrivée dans cette structure en tant qu’actrice, car l’idée de l’atelier était que pendant une journée les patient∙es écrivaient et pendant deux jours, avec l’aide de Malavia et deux acteurs∙rices à disposition, ils et elles mettaient en scène ce qui avait été écrit. Quelque chose d’assez jodorowskyen…
J’ai été passionnée par cette mise en place de workshop et au fur et à mesure que les années ont passé, Marcos étant de plus en plus occupé, car il avait créé un conservatoire populaire en Bolivie, j’ai repris le côté mise en scène et gestion de l’atelier. Lorsque Jean-Philippe Assal est parti à la retraite, il a créé une association et ces ateliers se sont multipliés et étendus aux bénéficiaires de l’AI, par exemple. J’en fais encore deux à trois fois par an. Partir de l’aspect médical des choses est d’une très grande efficacité pour exprimer les souffrances. C’est aussi ce qui m’a motivé à ce que l’on forme des personnes en Israël et Palestine à ce genre de procédés artistiques.
https://www.theatreorangerie.ch
De Valentine Sergo (écriture et mise en scène) ; avec Anne-Shlomit Deonna, Wissam Arbache, Nasma Moutaouakil, Adrien Zumthor, Bénédicte Amsler Denogent, Djemi Pittet Sané ; Production Théâtre de l’Orangerie ; dès 14 ans ; 1h50 ; au Théâtre de l’Orangerie jusqu’au 3 septembre 2023.
Malik Berkati
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