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Anatomie d’une chute – Le saut quantique du cinéma de Justine Triet

[Lire aussi la critique de Firouz E. Pillet publiée lors du festival de Cannes]

Évacuons immédiatement les controverses franco-françaises sur Justine Triet suite à son discours critique envers la politique de l’actuel gouvernement français (Réforme des retraites et « l’exception culturelle française » menacée) lors de la remise de la Palme d’or au festival de Cannes 2023 – tout en remarquant que rarement autant de journalistes généralistes, éditorialistes, hommes et femmes politiques, universitaires, simples citoyen∙nes, ne se sont autant exprimé∙es sur une réalisatrice, son discours et son film (avec de nombreuses personnes souhaitant publiquement que le film fasse un flop, ce à quoi ont répondu, tout aussi idéologiquement, d’autres en enjoignant les gens à aller au cinéma), sans ne rien savoir, ou très peu sur le sujet du système de financement du cinéma et sur son film. Parlons alors d’Anatomie d’une chute, qui sort aujourd’hui sur les écrans romands, parlons œuvre cinématographique !

Anatomie d’une chute de Justine Triet
© Les Films Pelleas – Les Films De Pierre

Justine Triet est une cinéaste atypique qui cherche, film après film (à ce jour quatre longs métrages de fiction), à renouveler son regard cinématographique sur la complexité des interactions entre les individus avec en arrière-fond un contexte politique (La Bataille de Solférino, 2013), social (Victoria, 2017), culturel (le catastrophique Sibyl, 2019).
La réalisatrice aime écrire des rôles d’avocat∙es et de psychanalystes. Dans Anatomie d’une chute, elle casse le moule de son inspiration pour en faire une autre proposition : l’histoire se déroule dans l’univers judiciaire que la cinéaste aime tant (lorsqu’elle étudiait aux Beaux-Arts, elle passait beaucoup de temps dans les tribunaux pour être en contact avec le réel), mais ce n’est plus un personnage qui incarne la psychanalyse, c’est sa caméra qui dissèque la mémoire, la réalité vs. la vérité, la discrépance entre les différentes versions d’un événement, selon qui en parle.

Tout ce qui ne fonctionnait pas avec Sibyl semble avoir été rectifié dans Anatomie d’une chute, ces deux films ayant été co-écrit avec l’acteur et réalisateur Arthur Harari, également compagnon de la cinéaste : l’invraisemblance de certain∙es situation est justifiée par les clefs de déconstructions qu’elle porte et qui enrichissent le récit et sa compréhension, l’enfant – même s’il est à nouveau une figure qui permet au récit de se développer – n’est plus une simple présence-prétexte, les dialogues sont travaillés ainsi que les personnages qui perdent leur côté caricatural, gagnent en épaisseur et complexité, à l’exception de celui de l’avocat général qui surjoue physiquement et verbalement l’accusation.

La réussite du film tient en grande partie à son actrice principale, l’Allemande Sandra Hüller (Toni Erdmann, 2016 ; In den Gängen, 2018 ; The Zone of Interest, 2023, Grand Prix du jury à Cannes) qui ajoute, par son jeu phénoménal, une couche narrative au scénario écrit à quatre mains. Cette nouvelle collaboration entre Triet et Hüller, après Sibyl, permet à l’actrice allemande de démontrer, une fois de plus, que même si elle ne reçoit pas à Cannes le Prix d’interprétation qu’elle a mérité en 2016 et deux fois cette année, elle fait assurément partie des meilleures actrices du moment.

— Sandra Hüller – Anatomie d’une chute
© Les Films Pelleas – Les Films De Pierre

La chute dont il est question est celle physique d’un corps, celui de Samuel (Samuel Theis, que l’on ne voit qu’une seule fois dans une scène qui forme la matrice du film, une dispute magistrale montrée en flashback lors du procès), le père de Daniel et époux de Sandra, retrouvé sans vie au pied de leur maison dans les Alpes près de Grenoble. Cette chute physique est l’acmé de la chute émotionnelle de l’amour entre deux adultes et celle symbolique de leur couple.
Sandra et Samuel sont tous deux écrivain∙es, Sandra (Sandra Hüller) a du succès, Samuel ne finit aucun de ses projets. L’aigreur de Samuel éclate dès la scène d’ouverture dans laquelle Sandra est en conversation avec une universitaire venue l’interviewer : à l’étage, il lance la version instrumentale de P.I.M.P. du rappeur 50 Cent de manière si tonitruante que les deux femmes sont obligées d’interrompre l’entretien. Quelques heures plus tard, le mari est mort. Si les apparences sont celles du suicide, les enquêteurs cherchent assez rapidement des indices de meurtre. Puisque personne n’est témoin direct de la chute, il ne reste plus que les (maigres) indices matériels et le témoignage de Daniel (Milo Machado Graner), l’enfant de 11 ans malvoyant du couple. Daniel est au cœur du film : c’est sur ses contradictions que va s’appuyer l’accusation, sur sa parole très argumentée et inflexible (on en vient à se dire qu’heureusement que ceci n’est pas arrivé à nos parents, pas sûr que l’on ait résisté aux pressions des adultes, à la solennité des événements ou, simplement, eu à cet âge autant de cohérence langagière) que l’avocat de Sandra (Swann Arlaud), appartenant au passé de l’écrivaine, encore un peu amoureux d’elle (ou de leur jeunesse…), finement écrit au contraire de l’avocat général (Antoine Reinartz), étaye sa défense. Mais cet enfant est aussi au cœur du conflit entre les époux, puisque Samuel reproche à sa femme de lui avoir laissé la charge de l’enfant, lui enlevant le temps nécessaire pour, lui aussi, créer, écrire et s’épanouir professionnellement.

— Swann Arlaud et Sandra Hüller – Anatomie d’une chute
Image (Carole Bethuel) © Les Films Pelleas – Les Films De Pierre

Justine Triet opère une bascule sociale extrêmement intéressante : la femme ne s’embarrasse pas d’une charge mentale qui lui serait dévolue par son appartenance de genre. Elle ne l’impose pas non plus à son mari, mais c’est ce que l’accusation essaie de démontrer pour faire de cette femme un être égoïste et froid. Il est vrai que Sandra n’est pas sympathique, mais son tort, dans une société encore articulée sur l’inégalité homme-femme, est d’être indépendante, avoir du succès, être entière, être bisexuelle (ce qui semble être une grande preuve d’improbité pour l’accusation) et ne pas s’excuser pour ses accomplissements, autant de péchés capitaux pour un tribunal qui attend de l’humilité et de la contrition.

Un étrange mélange de naturalisme et de frôlement du fantastique traverse le film qui permet à la réalisatrice de reconstituer un procès tout en développant en creux un commentaire sur la place de l’homme et de la femme dans la société et sur le système judiciaire. Autant dire, pour ce dernier élément, qu’il vaut mieux appartenir à la classe moyenne et avoir les moyens intellectuels pour se défendre – même si Sandra est allemande et répond en anglais aux injonctions, elle ne fait pas partie d’une minorité ethnique ou d’un milieu socialement défavorisé…

Anatomie d’une chute méritait-il la Palme d’or ? Réponse très subjective. Il n’en reste pas moins un très bon film qui engage le spectateur, la spectatrice, et ce n’est pas rien par les temps cinématographiques qui courent !

De Justine Triet; avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner, Antoine Reinartz, Sophie Fillières, Samuel Theis, Anne Rotger ; France; 2023; 152 minutes.

Malik Berkati

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