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Des preuves d’amour d’Alice Douard – Entre filiation et reconnaissance, un premier long-métrage lumineux. Rencontre

Écran rouge. En lettres blanches apparaissent les résultats d’un vote de l’Assemblée nationale française : l’adoption de la loi du 17 mai 2013, qui ouvre le mariage civil aux couples de même sexe. Plus de 136 heures et 40 minutes de débats auront été nécessaires, témoignant de l’intensité des échanges et des résistances suscitées par un texte marquant un tournant sociétal en France. Pour son premier long-métrage, Alice Douard capte d’emblée notre attention : cette image rouge crée de la tension et nous fait rentrer immédiatement dans le vif du sujet.

— Ella Rumpf et Monia Chokri – Des preuves d’amour
Image courtoisie cineworx

Des preuves d’amour raconte l’histoire de Nadia et Céline, un couple de femmes qui attend la naissance de leur premier enfant, porté par Nadia (Monia Chokri). Nous sommes en 2014, peu après l’adoption de la loi, et Céline (Ella Rumpf), qui n’est pas enceinte, cherche à obtenir la reconnaissance légale de sa maternité. Pour cela, elle doit rassembler quinze témoignages écrits attestant de son lien avec l’enfant et de son désir de devenir mère : une procédure complexe qui la confronte au regard parfois maladroit, hésitant, voire discriminant de la société et des institutions.

L’avocate de Céline découvre que sa mère, Marguerite (Noémie Lvovsky), est une pianiste de renommée internationale et que ce prestige pourrait peser en sa faveur devant le ou la juge chargé·e de statuer sur l’adoption. Le problème est que Céline entretient des liens distendus avec cette mère qui, portée par sa carrière, a été largement absente de son enfance. Tandis que Nadia vit sa grossesse avec une joie sereine, Céline cherche encore sa propre voie. Elle se retrouve prise dans une réflexion intime : comprendre la relation complexe qu’elle a eue avec sa mère pour mieux envisager celle qu’elle souhaite construire avec l’enfant à naître.

Évitant les clichés comme le sentimentalisme — et rehaussant ce fait de société ainsi que les émotions qui l’accompagnent par une touche de légèreté et d’humour — la réalisatrice, qui a elle-même traversé un parcours similaire à celui de ses protagonistes, propose un regard authentique et une représentation réaliste de la vie familiale et des questions liées à la parentalité dans un couple lesbien. Elle se garde également de tout jugement à l’emporte-pièce, laissant à chacun·e sa part d’imperfection… et d’humanité.

Ella Rumpf et Monia Chokri incarnent un couple auquel on croit immédiatement, leurs personnalités respectives — l’une plus réservée, l’autre plus solaire — semblant entrer en résonance avec celles de leurs personnages. Le récit épouse la perspective de Céline, celle qui ne se sent pas encore totalement à sa place et doit se mettre en mouvement, intérieurement autant que dans les démarches administratives qu’elle doit entreprendre. Ne pas porter l’enfant lui permet aussi d’entrer en dialogue avec l’expérience des pères et leur position parfois de spectateurs face à la venue d’un enfant, créant ainsi, comme le souligne Alice Douard, « une expérience commune où le genre s’efface ».

Car en fin de compte, qui est réellement prêt·e à accueillir son premier enfant ?

Entretien avec Alice Douard réalisé au Zurich Film festival où le film a été présenté en avant-première suisse :

Au début du film, l’avocate dit à Céline : « Vous faites partie des pionnières. » C’était en 2014. Est-ce que les choses ont évolué depuis ?

Oui, la loi a changé en France en 2021 avec la loi de bioéthique. Désormais, le second parent peut effectuer une reconnaissance anticipée de l’enfant, c’est-à-dire qu’il ou elle peut se rendre chez un notaire pendant la grossesse. Ainsi, la procédure d’adoption n’est plus la norme, ce qui représente un changement majeur. Cette adoption était la procédure standard entre 2013 et 2021, et elle existe encore dans certains cas spécifiques, mais aujourd’hui, les démarches sont grandement simplifiées.

Normalement, on ne devrait pas avoir à prouver quelque chose pour être parent. Dans votre film, on voit cette violence institutionnelle qui exige 15 témoignages. Comment cela a-t-il été perçu par les personnes confrontées à cette demande ? Était-ce difficile de trouver autant de gens ?

En réalité, cela crée des inégalités entre les familles. Quinze, c’est à la fois peu et énorme. Certains couples, notamment des couples de même sexe dont l’homosexualité n’est pas comprise ou acceptée dans leur famille, peuvent être isolés. Cela rendait la démarche très difficile ; devoir solliciter des témoignages auprès de ses proches devenait une véritable épreuve, comme pour le personnage du film.
Elle considère que sa mère ne s’est pas bien occupée d’elle, et voilà que l’on questionne sa propre capacité à devenir mère. Cette situation pose, selon moi, une mauvaise question. La principale interrogation devrait être : « Vais-je bien m’occuper de cet enfant ? » Tout devrait être tourné vers l’enfant, mais en réalité, le focus est détourné vers d’autres sujets.
C’est tout le parcours du film : une femme qui doit se réconcilier avec sa mère, obtenir son témoignage, adopter. Plus le film avance, plus on se rapproche de la naissance, et plus une évidence s’impose : quand un enfant est là, on s’en occupe. Le lien se crée simplement par le soin apporté.

Est-ce que la société demande plus de garanties à une personne qui adopte ?

Oui, mais il est logique que pour une adoption plénière, qui interrompt la filiation avec le parent biologique, une procédure existe. Le fait que cette procédure soit complexe n’est pas aberrant en soi. Ce que je montre également dans le film, c’est que cette situation spécifique possède une dimension universelle. Devenir parent, c’est être regardé·e par les autres, et c’est valable pour tout le monde. On doit l’annoncer à ses parents – et on voit comment ils réagissent –, puis à ses amis…
En réalité, lorsqu’une femme est enceinte, la question du regard des autres et de la mère qu’elle va incarner se pose inévitablement. Il existe une injonction à « réussir » sa maternité, et cela, je pense, concerne toutes les femmes.
Le film part de ce postulat. En partant d’un cas très spécifique, il montre que devenir mère est une étape de vie qui, qu’on la connaisse ou non, appelle à un repositionnement par rapport à ses propres parents et à son entourage.

Dans votre écriture, les personnages ne sont pas stéréotypés. Ils manquent parfois de tact et tiennent des propos limites, mais sans réelle méchanceté ; c’est simplement humain. Il n’y a qu’un seul personnage véritablement odieux, qui se sent autorisé à dire : « J’ai une opinion, pourquoi tu ne veux pas l’écouter ? » Cette attitude est violente, car son avis est non sollicité, mais il impose son point de vue. Est-ce une situation courante ?

Tout à fait. Je ne souhaitais pas que le film soit un nouvel espace de violence et d’affrontement sur ce sujet. Mon désir était plutôt d’en faire une œuvre réconciliatrice. Ainsi, tous les personnages s’expriment, plus ou moins maladroitement ; ils sont tous un peu malmenés par la vie, mais aussi un peu sauvés. À l’exception de cet individu, car il faut bien incarner ce type de comportement.
Ces personnes qui vous agressent gratuitement, ça existe. Cela arrive dans la vraie vie, et il était important de les représenter. C’est aussi un passage où je me suis amusée, de manière un peu romanesque, à pousser le trait : une des deux protagonistes le frappe et le fait tomber à terre. C’était une manière de dire « Assez ! Tu n’as plus la parole !», mais de le tourner en comédie.

Le personnage du père de Nadia est très beau, très compréhensif ; il laisse faire et accepte les choses telles qu’elles sont. La mère, elle, a beaucoup plus de difficultés à appréhender la situation.

Je trouve toujours intéressant de casser les préjugés et les représentations habituelles, parce que la vie est ainsi. Effectivement, il arrive que des pères soient plus ouverts que des mères, et que des femmes soient sévères entre elles. Le film tente justement de sortir d’une vision binaire – garçon/fille, pour/contre – pour montrer que les positions sont constamment redistribuées, car la vérité est toujours plus complexe.
Cela rejoint aussi mon expérience personnelle. J’ai souvent été surprise, parfois très agréablement, par les réactions positives de certaines personnes à ma situation, et tout aussi surprise par d’autres et leurs réactions très négatives. La réalité est bien plus nuancée et compliquée que ce que les médias ont tendance à refléter.

Le personnel médical, ainsi que les personnes rencontrées lors des activités prénatales à la maternité, sont dépeint·es comme bienveillant·es. Est-ce conforme à votre propre expérience ?

Oui, cela reflète mon parcours personnel. Nous avons eu un enfant en 2018, et à cette époque, il y avait déjà un petit recul sur la situation. Le fait d’être à Paris a sans doute joué ; cela aurait peut-être été différent dans une autre ville.
Je tenais à témoigner que tout n’est pas fait d’agression dans ce parcours. Ce n’est pas ce que j’ai vécu. J’ai toujours été très bien accompagnée par le personnel médical. Même lors de la procédure d’adoption, lorsque j’ai été reçue par la police – car il faut aussi passer des entretiens là-bas –, j’ai le plus souvent rencontré une réelle bienveillance. Il est clair que beaucoup de violences existent, mais la bienveillance existe aussi. Et je pense qu’il est important de le dire.

— Noémie Lvovsky – Des preuves d’amour
Image courtoisie cineworx

La mère de Céline fait penser à Martha Argerich (pianiste argentino-suisse, considérée comme une des plus talentueuses interprètes de la musique pour piano ; N.D.A.) … Elles ont une relation très difficile, mais vous amenez très joliment cette relation vers une résolution…

Oui, Martha Argerich a effectivement été l’inspiration pour ce personnage. J’ai trouvé beau que Céline, sur le point de devenir mère elle-même, entreprenne ce chemin pour se réconcilier avec la sienne. Devenir parent amène inévitablement à reconsidérer sa propre histoire ; on se dit : « Ah, d’accord, j’avais mal interprété cela à l’époque. » On se repositionne par rapport à ses parents, on excuse des choses qu’on ne pouvait pas pardonner auparavant, et l’on finit par les comprendre. On passe de l’autre côté, en quelque sorte.
Je trouve très beau que Céline parvienne à cette réalisation : sa mère a choisi la musique, qui était sa raison de vivre, mais cela ne signifie pas qu’elle n’a pas choisi sa fille. Malgré ses absences, elle lui a transmis énormément et son amour est bien présent. C’est véritablement un parcours de réconciliation.

Justement, vous évoquez la musique : elle est centrale pour les deux personnages, l’une étant pianiste et l’autre DJ. Elle joue également un rôle important dans l’habillage sonore du récit, notamment via la musique intradiégétique. Pouvez-vous nous parler de votre conception du son ?

J’avais depuis longtemps l’envie de faire un film dans le milieu musical. Je trouve magnétique de filmer une personne au piano, et plus généralement, j’aime capturer les métiers, les gestes, la concentration, la répétition. D’ailleurs, la répétition est un motif récurrent du film : que fait-on avant de monter sur scène, ou avant de devenir parent ? On répète. Je trouvais beau cet héritage secret entre Céline et sa mère : bien qu’elles n’aient pas l’air de se connaître ou d’avoir construit un lien mère-fille conventionnel, une filiation existe bel et bien à travers la musique. La question sous-jacente est : que nous transmettent nos parents, malgré tout ?
J’ai aussi voulu établir des parallèles entre la musique électronique, la pop et la classique. Le film en contient ainsi une grande variété, mais toutes se rejoignent sur une tonalité mineure et mélancolique, avec une rythmique très précise. Cette cohérence a été pensée dès l’écriture du scénario. Nous avons d’ailleurs sécurisé de nombreux droits musicaux avant le tournage. C’était essentiel pour que Noémie Lvovsky puisse travailler sur les bons morceaux, que Monia et Ella puissent interpréter You and Me en boîte de nuit, et qu’Ella puisse préparer sa partition de DJ. Les choix musicaux faisaient donc pleinement partie de l’écriture, tant scénaristique que dans le travail avec les acteurs et actrices.

En parlant de répétition et de geste, comment avez-vous travaillé avec Noémie Lvovsky ?

Nous nous sommes effectivement beaucoup inspirés de Martha Argerich. Noémie a été accompagnée par un répétiteur, Patrice Vanneufville, qui a fait preuve d’une patience merveilleuse. L’objectif n’était pas qu’elle maîtrise l’intégralité d’une œuvre aussi complexe que la Sonate  Appassionata  – ce qui est impossible en six mois –, mais qu’elle puisse jouer quelques mesures avec une justesse suffisante pour que je puisse filmer ses mains et son visage en plan serré, et que le public croie que c’est elle qui joue.
Pour le reste du morceau, nous avons abordé la partition de manière chorégraphique. Elle a appris la séquence des gestes : quand la main droite joue, quand la gauche intervient, quand il faut lever les bras. Ainsi, je pouvais la filmer en plan large avec une vérité corporelle et une expressivité du visage parfaitement synchronisées avec la musique.

Pouvez-vous nous parler de la tonalité chromatique, avec par exemple les couleurs un peu désaturées du club et les ambiances plus chaudes des intérieurs ?

Avec mon chef opérateur, Jacques Girault, nous avons défini une gamme de couleurs spécifique en décidant de « tordre » légèrement les teintes. Les rouges tirent toujours vers l’orange, et les bleus vers un ton métallique et brillant. Ce travail en amont, qu’on appelle la création d’une LUT (Look Up Table ; N.D.A.), fonctionne comme un filtre général appliqué à toutes les images.
Cette distorsion chromatique, bien que discrète, confère une patine un peu ancienne. Je lui avais expliqué que je voyais ce film comme un souvenir ; je voulais qu’il ait l’apparence d’une photo prise avec un appareil jetable et son flash. Il a ainsi compris que nous allions créer un film très « flashé », avec des lumières directionnelles et des couleurs légèrement altérées pour suggérer que c’est déjà un souvenir. C’était l’essence de notre recherche, et nous avons effectué de nombreux essais caméra pour parvenir à cette spécificité.

À propos de couleurs, au début du film, lors du vote au Parlement, on voit un écran rouge. Or, ce type de séquence introductive utilisant des archives sonores ou un carton explicatif se fait souvent sur fond noir. Pourquoi avoir choisi le rouge ?

C’était un choix instinctif. Le rouge évoque la passion, la colère, la lutte… tant de choses. Je voyais le rouge et le blanc comme les teintes directrices du film. Mais surtout, ce fond rouge laisse toute la place à la voix. Ce que je trouve magnifique dans cette annonce, c’est Claude Bartolone, qui était alors président de l’Assemblée nationale. Son annonce est factuelle, mais sa voix est chargée d’une émotion palpable. On sent qu’il est lui-même ému, alors qu’il n’est pas censé l’être. Le film commence ainsi par une bonne nouvelle : une victoire.

Vous optez pour un ton léger pour aborder un sujet sérieux. Pourquoi ce choix ?

Oui, et je pense que c’est une bonne approche. Il est toujours bénéfique de traiter des questions complexes et sérieuses avec humour. Le message est souvent mieux reçu de cette manière. Le rire a ce pouvoir de fédérer, et j’avais justement à cœur que ce film rassemble.

Vous êtes la scénariste de votre film, et il n’est jamais facile d’écrire une comédie qui fonctionne sans tomber dans le comique de situation ou des procédés déjà vus mille fois…

Dans tous mes courts-métrages, il y a toujours eu ce ton teinté de comédie, même s’il était un peu timide. Pour mon premier long-métrage, je me suis dit que je voulais m’autoriser à pousser cet aspect plus loin. En effet, la comédie permet souvent exprimer des choses presque plus profondes que le drame. Bien sûr, l’écriture comique est un exercice très difficile. Mais quand elle fonctionne, le résultat est vraiment formidable.

Et comment façonnez-vous ces dialogues, ces répliques qui s’échangent comme au ping-pong entre les protagonistes, pour qu’ils fassent mouche ?

Lorsque j’écris une scène, j’y consacre énormément de temps. Dès qu’un mot ou une réplique me semble juste, je la dis à haute voix pour en éprouver le rythme. À l’inverse, si quelque chose sonne faux, je le sens immédiatement. Je peux ainsi passer des heures sur une seule scène, sans passer à la suivante avant d’en avoir trouvé le ton et l’énergie exacts.
Ensuite, nous testons le texte lors de lectures de plateau avec les acteurs et actrices. C’est à ce moment-là que certaines répliques, qui fonctionnaient sur le papier, ne marchent plus une fois incarnées. Nous réajustons alors : parfois nous cherchons ensemble des solutions, parfois je retravaille mon texte en constatant que tel ou tel passage n’a pas fonctionné comme prévu.
Enfin, tout est aussi une question d’interprétation et de montage. La rythmique finale se construit vraiment à travers ces trois étapes : l’écriture, le jeu et le montage. C’est un processus d’écriture à plusieurs niveaux, qui ne s’arrête pas à la page.

D’Alice Douard; avec Ella Rumpf, Monia Chokri, Noémie Lvovsky, Emy Juretzko, Julien Gaspar-Oliveri, Jeanne Herry, Aude Pépin, Philippe Petit, Hammou Graïa; France; 2025, 97 minutes.

Lire également la critique de Firouz E. Pillet, publiée lors du Festival de Cannes 2025

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