Dreamers, de Stéphanie Barbey et Luc Peter, plonge dans l’univers des exclus du rêve américain. Rencontre
Présenté en compétition dans la section Burning Lights du 29e Festival Visions du Réel, le troisième long-métrage du duo de cinéastes romands dirige leur caméra vers les deux millions et demi de résidents clandestins qui ont grandi aux États-Unis, surnommés « dreamers », à travers le récit d’un trentenaire, Carlos, qui incarne le sort des Mexicain.es que la loi empêche d’obtenir la citoyenneté.
Dix ans après Broken Land, documentaire tourné à la frontière mexicaine et qui suivait les traces des passages des groupes de migrant.es en récoltant les récits, emprunts de curiosité, de peur suscitée par cette altérité invisible, de colère et, parfois, de compassion, le tandem de cinéastes poursuit son travail tant cinématographique que sociologique et politique en accompagnant le quotidien de celles et ceux qui vivent de l’autre côté de cette frontière. Dreamers humanise le thème de l’immigration en révélant le parcours de Carlos et en suivant le combat quotidien de sa famille pour trouver leur place dans un pays qui les ignore.
Le titre du documentaire fait référence au DREAM Act (patronyme pour Development, Relief, and Education for Alien Minors, « développement, secours et éducation pour les mineurs étrangers ») qui est un projet de loi américaine proposé au Sénat des États-Unis le 1er août 2001 par les sénateurs Dick Durbin (Parti démocrate) et Orrin Hatch (Parti républicain) mais les cinéastes ont aussi choisi de jouer du double sens du vocable.
À travers le protagoniste du film, Carlos, arrivé du Mexique à Chicago avec le reste de sa famille à l’âge de neuf ans, le public réalise que, bien que scolarisé dans le système éducatif américain et intégré à la vie du pays, son avenir devient incertain le jour de son dix-huitième anniversaire. Une constante et effroyable épée de Damoclès pèse sur sa tête, car, selon la loi américaine, il devient un sans-papiers dès sa majorité. Pour ce clandestin dans son propre pays, le rêve américain tourne au cauchemar, l’Eldorado tant rêvé n’est plus qu’un lointain espoir. La moindre erreur peut conduire à son expulsion, des « erreurs » qui peuvent nous apparaître dérisoires tel le fait de conduire avec un phare cassé le temps de se rendre chez le garagiste pour le faire réparer.
Le film de Stéphanie Barbey et Luc Peter entraîne le public aux côtés de Carlos dont la voix posée et lancinante livre un récit poignant, sans misérabilisme ni victimisation, relatant l’histoire de ses parents qui avaient un niveau social confortable au Mexique mais qui ont émigré, persuadés par les proches déjà installés aux États-Unis, que leur avenir serait meilleur chez l’Oncle Sam. Carlos est aujourd’hui âgé de trente-huit ans et qui vit dans le quartier difficile de Blue Island au sud de Chicago. Ses trois frères et lui ont vécu dans leur chair cette incertitude existentielle et savent combien leur présence aux États-Unis ne tient qu’à un fil, à un alinéa dans le code juridique américain. D’ailleurs, un des frères a été expulsé alors que son fils n’avait que quelques mois. Aujourd’hui, l’adolescent, qui est ressortissant américain, droit du sol oblige, n’a jamais vu son père.
Ayant vécu une enfance américaine apparemment « normale », et travaillant désormais et payant leurs impôts, ces « Dreamers » n’aspirent qu’à être un jour perçus comme des citoyens à part entière. Pour l’instant, leur statut les contraint à vivre sans faire de bruit, dans l’ombre, la peur et le silence. En pleine campagne électorale, on peut s’inquiéter de leur avenir selon les résultats des urnes.
Contrairement à de nombreuses situations d’immigration souvent induites par la pauvreté, par les conflits, par une dictature, Carlos et sa famille proviennent d’un milieu aisé au Mexique et ont connu une péjoration sociale une fois installés aux États-Unis. Leur histoire, que les cinéastes ont choisi de tourner en noir et blanc pour offrir une épure à l’image et pour mettre en relief les protagoniste, est magnifiée par la photographie de Nikolaï von Graevenitz et offre une lunette de lecture différente sur l’immigration liée au « rêve américain ». Soutenue par la bande sonore de Louis Jucker, à la fois mélancolique et introspective, le film permet à Carlos, déjà engagé dans la cause des Dreamers, d’espérer toucher un large public tout en offrant une visibilité à ces citoyens jusqu’ici invisibles qui contribuent à l’économie d’un pays qui ne les reconnaît pas. Une réalité vécue par des millions de jeunes aux États-Unis !
Née en 1972 à Genève, Suisse, Stéphanie Barbey est titulaire d’une maîtrise de la London School of Economics and Political Sciences. Elle a étudié le cinéma documentaire aux Ateliers Varan, Paris. Depuis 2006, elle est associée chez Intermezzo Films et travaille comme réalisatrice de documentaires pour le cinéma et la télévision.
Né en 1963 à Lausanne, Luc Peter obtient une Licence en Sciences Politiques de l’Université de Genève puis un Master en Sciences Politiques de l’Université de Genève. En 1994, il est diplômé en cinéma de l’ECAL (École Cantonale d’Art de Lausanne), il réalise des reportages pour SF, RTS et SRG SSR de la Radio et Télévision Suisse. Depuis 2001, il est directeur d’Intermezzo Films SA et producteur. Depuis 2007, il est en charge de l’événementiel et de l’aide à la production chez Fonction Cinéma et administrateur du Cinéforom.
Dès le début du projet, Stéphanie Barbey et Luc Peter ont sollicité Carlos et sa famille afin qu’ils participent activement à la réalisation de Dreamers. Le tandem de cinéastes nous révèle leur travail en amont, les conditions de tournage, la réalité des « Dreamers ». Le film est projeté en première suisse le 16 octobre au Cinélux, à Genève.
Entretien téléphonique avec Stéphanie Barbey et Luc Peter:
Firouz E. Pillet
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