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Exposition à Genève : « Je suis Palestinienne » – Broder la mémoire, tisser la résistance. Rencontre avec Nur Dasoki

Diplômée d’un master de la HEAD – Genève en Pratiques artistiques socialement engagées, avec les félicitations du jury, Nur Dasoki anime aujourd’hui des ateliers de broderie palestinienne destinés à des publics de cultures et d’âges variés, cherchant à transmettre et à faire évoluer cet art ancestral dans une perspective résolument contemporaine.

— Nur Dasoki
Image courtoisie Nur Dasoki

Cette Tessinoise d’origine libanaise par sa mère et palestinienne par son père – né à Ramleh, rescapé de la Nakba de 1948, réfugié à Gaza avant de grandir dans le camp de Zarka en Jordanie, où il a reçu une éducation prodiguée par l’UNRWA, un parcours qui rappelle douloureusement celui que dépeint la cinéaste Cherien Dabis dans All That’s Left of You, actuellement encore à l’affiche en Suisse romande – renoue littéralement avec ses origines à travers un cheminement d’artiste multimédia marqué par une réappropriation culturelle entamée en 2020 lors d’un voyage au Liban dans plusieurs camps de réfugié·es palestinien·nes. De ce travail a émergé l’assertion qui donne son titre à l’exposition Je suis Palestinienne, j’ai le droit de broder comme les Palestiniennes, présentée jusqu’au 7 décembre 2025 au Grütli, dans l’Espace Hornung, avec un vernissage prévu le 27 novembre en présence de l’artiste, dans le cadre du festival Palestine Filmer C’est Exister – PFC’E (26–30 novembre).

Si elle interroge les identités, Dasoki a rapidement compris qu’elles ne sauraient être figées. Dans le cadre de ses études, elle avait abordé l’art de la broderie traditionnelle palestinienne, mais ce séjour au Liban a bouleversé sa conception en la poussant à apprendre de manière autodidacte, élaborant ses propres motifs à partir d’outils numériques. Elle établit ainsi un dialogue fécond entre passé et présent, tissant les plis du temps et ancrant cette identité dans une réalité vivante face aux velléités d’effacement ou d’appropriation qui la menacent.

Au lieu d’arracher les nerfs du monde et de son vacarme, elle brode dans le calme, autour de la chair du silence qui se niche entre les récits, instaurant son signifiant dans le tumulte ambiant et participant, de fait, à la résistance culturelle et identitaire des Palestinien·nes spolié·es de leur histoire et de leur territoire.

Rencontre avec une jeune artiste de 24 ans, dont la pratique, à la fois intime et politique, réinsuffle aux fils qu’elle manipule la mémoire d’un peuple et l’élan d’un présent en lutte.

Vous êtes née en 2000 et avez grandi à Locarno. Comment avez-vous vécu votre identité libano-palestinienne ? Vos parents vous ont-ils transmis leur culture ?

Mon père a toujours privilégié la transmission orale, car nous possédons peu d’objets. Quelques photos, extrêmement précieuses – celles que l’on voit dans l’exposition – offrent un témoignage visuel, tout comme la carte de l’UNRWA qui certifie le statut de réfugié de la famille. Mais le récit oral reste primordial. C’est une sensation étrange : on me racontait ces histoires d’un « ailleurs » alors que j’étais à la maison. J’en ai retiré un sentiment d’appartenance difficile à expliquer avec des mots.

C’est quelque chose de viscéral ?

Oui, exactement. C’est la même chose avec ma mère, qui elle, est passée par la cuisine. C’est ainsi que j’ai eu accès à ma culture.

Vous évoquez beaucoup l’oralité, mais vous travaillez également le son dans vos œuvres, comme avec l’installation Les 4 silences ou l’exposition collective Silences au Conservatoire de Paris, consacrée aux récits tus. Pouvez-vous nous parler du silence dans votre travail ?

Pour moi, le silence n’est jamais neutre. Ce concept de vide explique aussi la réalité de la diaspora et l’accès à la culture, que je perçois comme une réception de fragments culturels. Il est donc essentiel de montrer ce silence qui n’est pas silencieux. Il y a une raison au vide entre les choses, et il s’agit de le faire résonner. C’est aussi pour cela que je pratique la broderie : pour donner une matérialité à quelque chose qui est absent.
J’aime expliquer cette richesse du silence. Le silence est riche, il n’est pas vide. Entre une chose et une autre, il y a toujours une forme de communication, quelque chose qui se passe. L’oralité, elle, est très directe. C’est pourquoi j’aime utiliser ce medium.

Ainsi, l’oralité est directe, le silence est riche. Est-ce là le cœur de votre art, de votre façon de concevoir la création ?

Oui. Surtout, je rassemble tous les fragments. Ce sont des fragments de cultures qui, en se rassemblant, créent une nouvelle situation. Une chose isolée ne produit pas grand-chose. C’est l’accumulation, le tissage, qui est importante. Créer des liens entre les choses. Ce qui m’intéresse, c’est de chercher une base qui parle à tout le monde, au-delà des cultures. Le silence en fait partie. Je cherche une forme de langage universel.

Dans le monde actuel, le silence est rare. Il y a beaucoup de bruit parasite. Le monde est bruyant, et tout le monde semble avoir un avis sur tout. Utiliser le silence face à ce bruit crée un contraste fort…

Oui, je perçois la réalité comme un ensemble de contrastes. Face à ce bruit permanent, j’ai parfois simplement besoin de m’asseoir et de broder. Cela prend du temps et crée un système, une matrice dans laquelle je peux agir. J’utilise beaucoup ce mot, « matrice ». C’est la base. J’aime m’inscrire dans l’espace de cette matrice, qui m’impose aussi une rigueur. Ainsi, le monde extérieur, très bruyant, s’oppose à la broderie, très cadrée. J’ai alors l’impression de retrouver un contrôle, de jouer dans cet espace matriciel.

En parlant d’identité, le titre de votre exposition est très frappant : Je suis palestinienne, j’ai le droit de broder comme les Palestiniennes. C’est une affirmation forte, qui sous-entend que ce droit pourrait vous être contesté. Vous vous le réappropriez. Que voulez-vous dire par cette phrase ?

En premier lieu, c’est moi qui ne me le permettais pas. Je pensais m’approprier quelque chose qui ne m’appartenait pas, en tant que personne née en Suisse. Donc, c’était un dialogue interne. Ensuite, c’est une réponse à un contexte plus large : l’impression qu’on cherche à effacer une culture.
J’ai joué sur cela. Lors d’un voyage dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban en 2024, j’ai vu des broderies pour la première fois. Je les ai vraiment vues, captées, notées. C’est à ce moment-là que je me suis dit : « D’accord, je peux le faire moi-même. » La façon dont les réfugiés me percevaient a aussi compté. Je me suis donné le droit de participer à cette culture, de ne pas la cantonner à un coin, de ne pas la considérer comme une simple relique historique. Elle n’est pas que cela ; elle est aussi vivante, au présent.

— Broderie de Nur Dasoki
© Nur Dasoki

Lors de ce voyage, avez-vous ressenti un sentiment d’appartenance ?

Ce voyage a été un point de rupture. J’ai pu voir les choses par moi-même et me questionner en regardant les autres. Auparavant, je travaillais beaucoup sur ordinateur, créant une distance avec la matérialité, utilisant les pixels plutôt que le fil. Pour moi, broder est devenu un acte de courage, un acte de résistance. C’est une affirmation : je prends part à cette résistance culturelle.

Vous posez cette question dans votre travail : « Traditionnellement, chaque motif a une origine spécifique, mais qu’arrive-t-il si le même motif change de tissu ? » Le mot « tissu » a plusieurs sens : la matière, mais aussi le tissu géographique, social. Allez-vous au-delà de la simple matérialité ?

Cette phrase est une métaphore de l’identité. Changer de tissu, c’est changer de contexte, être en exil. Est-ce que mon père a changé d’identité en venant ici ? La réponse est qu’il existe simplement une façon différente de l’exprimer. Toutes ces expressions coexistent. L’identité n’est pas figée. Voilà, c’est comme un système, cela change l’ensemble du système.

Vous avez commencé par créer vos motifs de broderie en pixels avant de passer à la broderie proprement dite…

C’est effectivement la base. Je fais du pixel art. Une fois le design numérique créé, ce modèle permet de réaliser ensuite ce que l’on veut.

Personne ne vous a appris la broderie de façon traditionnelle ?

J’ai demandé à toute ma famille. Personne ne savait broder. C’est donc moi qui ai appris à ma mère, à ma tante… C’est génial de créer ce rapport générationnel inversé : d’habitude, c’est la grand-mère qui apprend à la petite-fille…

Comme vous le dites, normalement, on apprend par héritage. Ici, il y a un renversement : une jeune génération peut transmettre à des personnes qui ont perdu une partie de cet héritage sur les chemins de l’exil…

D’ailleurs, dans l’exposition, une petite vidéo me montre avec mon père, alors que je lui fais découvrir une version moderne d’une chanson de Faïrouz qui évoque la Palestine. Je parle toujours des mêmes sujets pour démontrer que ce n’est pas qu’une affaire du passé. Que faisons-nous de cette culture palestinienne ? Elle n’est pas figée.

Vous vous définissez comme une artiste multimédia intéressée par le lien entre l’art et l’humanitaire. Qu’entendez-vous par là ?

Je m’intéresse à tout ce qui touche aux droits humains. Dans tous les récits, il y a une base commune : une narration et un narrateur dominant. Mon intérêt est de chercher ce que nous partageons dans l’humanitaire, qui pour moi se rapporte à l’être humain. À l’avenir, j’aimerais mener un projet artistique dans un camp de réfugiés, mais dans un esprit collaboratif. Il ne s’agirait pas d’arriver pour enseigner, mais bien d’échanger et de co-créer.

Vous êtes artiste multimédia. Pouvez-vous nous parler de vos supports de prédilection ?

Je crée des installations et j’utilise toutes sortes de supports : l’art visuel, la broderie, les tissus de récupération, l’oralité – donc le son –, mais aussi, par exemple, ma performance de diplôme qui était une conférence-performance.

Tout support peut donc devenir de l’art pour vous ?

Vraiment tout, oui. En première année de master, j’ai présenté des objets de ma maison. Par exemple, une pochette de vinyle de Faïrouz qui était vide. Je l’ai présentée comme un objet artistique. C’est aussi un silence, mais un silence qui raconte quelque chose.

De quoi est composée votre exposition au Grütli ?

On pourra y voir des tissus associés à des photos de mon père lorsqu’il était réfugié, ainsi que mes broderies. Un dialogue s’instaure entre les broderies et les photographies. Certaines broderies sont traditionnelles, d’autres sont de ma création, une façon de perpétuer cette tradition. Il y a également un texte, une narration à la première personne. Chaque panneau est divisé en petits chapitres, c’est une approche très accessible, pas trop conceptuelle. On trouve aussi deux robes traditionnelles, et la vidéo avec mon père autour de la chanson de Faïrouz.

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