FIFDH 2021 : dans la compétition, Ghosts (Hayaleter), d’Azra Deniz Okyay, livre un portrait abrupt et sans concession de la Turquie contemporaine, entre perte de valeurs et absence de repères, tout rendant un vibrant hommage à ses fantômes
Ghosts, écrit et réalisé par la jeune cinéaste turque Azra Deniz Okyay dépeint une journée où une surcharge de courant menace tout le pays et où les chemins de quatre personnages se croisent à Istanbul, dans un quartier mené par les destructions des immeubles anciens insalubres et délabrés afin de permettre la construction de la « Nouvelle Turquie » comme n’ont de cesse de répéter les promoteurs immobiliers.
Révélée au monde entier en septembre 2020 lorsqu’elle remporte avec Ghosts le Gran Premio della 35e Settimana Internazionale della Critica (Grand Prix de la 35e Semaine internationale de la critique) à la 77ᵉ Mostra de Venise, puis au Festival de Sevilla, dans la section Nuevas Olas (Nouvelles vagues) et au Festival de Gand, Azra Deniz Okyay s’est affirmée après ce premier long métrage comme la cheffe de file de la nouvelle génération des cinéastes turcs sur les écrans internationaux. Déjà connue pour ses courts métrages et ses travaux en vidéo, Azra Deniz Okyay nous éclaire sur ses intentions sur Ghosts :
J’ai voulu faire un « handwork carpet», un tapis turc : quand on tire sur une ficelle d’un côté, cela sort de autre côté du tapis. Je voulais aussi faire un film coloré, qui transcrite une réalité que je vivais en Turquie mais qui n’est pas racontée. Il y a une phrase de Karin Karakaşlı, une écrivaine turco-arménienne, qui dit : « Il fallait que je remplisse les trous de ce qui n’était pas raconté. J’ai amené ces sujets-là car un sujet n0était pas racontable sans l’autre. Je trouve qu’en ce moment en Turquie, il y a un énorme puzzle qui en train d’être créé dans un énorme chaos, dans un brouillard complet. Il fallait que je le montre esthétiquement en tant qu’artiste comme la Beat Génération : il fallait que le raconter à ma manière, avec un certain rythme, en déconstruisant une réalité pour la construire moi-même.
Nourrie et façonnée par deux cultures, entre Istanbul et Paris, entre Proche-Orient et Occident, Azra Deniz Okyay, âgée de trente-sept ans, affiche des origines bigarrées – turkmènes, bulgares et macédoniennes – qui font d’elle une personne ouverte sur le monde et attentive à l’altérité comme le démontre de manière soutenue son film. En effet, Ghosts fait la part belle aux réfugiés syriens victimes des prix exhortants que pratiquent les logeurs turcs qui exploitent la détresse humaine, mais le film rend aussi un bel hommage aux féministes qui manifestent pour dénoncer la justice, ou plutôt l’injustice, faite aux femmes victimes de violences conjugales, mais aussi à la communauté LGBTQI+ à travers une chanson militante.
Istanbul, dans un futur proche. Dans un quartier d’Istanbul où Azra Deniz Okyay a perdu ses repères et ne retrouve plus ni la vie ni la ville qu’elle a connues, la cinéaste choisit d’y planter le décor de son premier long-métrage, Ghosts, un récit allégorique et dystopique où quatre destins se croisent sans jamais vraiment se rencontrer durant un laps de temps de vingt-quatre-heures. Alors que la ville, survolée par d’incessants vols d’hélicoptères et quadrillée par des patrouilles de police et animée par les sirènes d’estafettes et d’ambulances, est en proie à des troubles politiques, quatre personnages voient leurs destins s’entrechoquer. Dès la séquence d’ouverture, Dilem (Dilayda Günes), une très jeune femme, fume en regardant depuis la fenêtre d’une chambre, le Bosphore que survolent des mouettes. Elle enclenche de la musique sur son téléphone portable et se met à danser. Surgit un homme plus âgé qui, la découvrant en train de danser au lieu de nettoyer la chambre, la licencie. Dilem supplie, elle a besoin de ce travail. Rien n’y fait. Dilem, jeune danseuse urbaine, frondeuse et amoureuse, ayant perdu son travail, retrouve sa liberté et tout le temps de pratiquer des chorégraphies pour se présenter dans un concours dans un club.
Séquence suivante : Dilem retrouve trois amies qu’elle appelle « sœurs » : les trois jeunes filles aident à se préparer une quatrième femme, plus âgée, en tenue de danse orientale. Puis les spectateurs retrouve Dilem qui monte dans une voiture conduite par Iffet (Nalan Kuruçim), mère célibataire, prête à tout pour venir en aide à son fils emprisonné. Le chemin de Dilem croise celui d’Ela, artiste et activiste et, ponctuellement, celui Rachid, trafiquant immobilier aux mains sales et à la conscience perturbée. Ainsi, les personnages principaux font face de différentes manières aux troubles civils à Istanbul. Dilem a la fougue de la jeunesse et nourrit des ambitions de devenir danseuse professionnelle. Elle existe dans un milieu de jeunes à la pointe des mouvements de protestation contre le gouvernement turc, mais ne semble pas aussi engagée politiquement que ses pairs. Dilem croise régulièrement la route d’Iffet (Nalan Kuruçim), dont le travail de nettoyage des déchets consiste à effacer les séquelles des échauffourées entre les forces de l’ordre et les manifestants. Son fils Asil est dans une prison surpeuplée pour un crime qu’elle prétend qu’il n’a pas commis et qu’il courrait un énorme danger si elle ne peut pas trouver un moyen de lui rapporter de l’argent.
Que ce soit par la danse, par l’activisme ou pour des raisons de survie, ces trois femmes ne suivent pas le protocole mais décident de faire ce qu’elles veulent dans la ville, de reconquérir leur place dans l’espace public, une place qui leur est de plus en plus niée. La cinéaste le fait percevoir quia dIffet, coiffé d’un foulard, demand eà Dilem d’en mettre un alors qu’elle s’approche d’un barrage de contrôle policier. Pendant tout ce temps, Raşit (joué par l’excellent acteur Emrah Özdemir) tente de profiter du réaménagement des quartiers historiques d’Istanbul et de devenir propriétaire des appartements loués aux réfugiés syriens exploités financièrement en attendant que ces quartiers historiques aux origines multiples soient détruits. A propos de cette destruction systématique du patrimoine historique d’Istanbul, Azra Deniz Okyay souligne :
« Je suis rentrée à Istanbul en 2011, après mes études de cinéma à Paris comme je n’avais plus de papiers pour rester en France. Comme de nombreux amis revenus en Turquie après des études en Europe, je vivais dans un Eldorado mais j’ai vu la situation se dégrader rapidement. Dix ans plus tard, plus rien n’est pareil. Cette régression ne s’opère pas seulement au niveau politique mais aussi urbanistique. Mes parents, qui étaient des architectes et des urbanistes activistes dans leur domaine ont essayé de protéger les bâtiments et les monuments arméniens, juifs et grecs qui ont jalonné l’histoire de la Turquie et qui sont depuis longtemps en proie à la destruction. Cela fait vingt ans que je sens que la texture urbaine est en train d’être engloutie. On recouvre l’Histoire de béton et on prétend que rien avant n’a existé. Cette « nouvelle Turquie » est un acte prémédité et extrêmement dangereux. Je n’ai pas peur de l’affirmer et de le faire savoir. »
Par ses touches punk et son message tant métaphorique que militant, Ghosts semble dépositaire d’une missive urgente, lancée comme bouée de sauvetage dans le monde souterrain et parallèle dans lequel erre une génération perdue de jeunes Turcs qui tentent, en vain, de trouver des repères et des points d’ancrage … Les fantômes auxquels le titre du film fait référence.
Au début, les spectateurs pensent avoir affaire à une histoire réaliste de jeunes en péril, essayant d’échapper au pire d’une zone rongée par les conflits et menacée de destruction. Mais rapidement, la réalisation et la scénarisation d’Azra Deniz Okyay déstabilise les convictions des spectateurs, immédiatement désorientés par l’absence de repères à l’instar des protagonistes. Après presque une heure dix d’errance sur les traces des divers personnages au travers d’un chaos sociétal, politique, et, bien sûr, individuel, les spectateurs sont finalement accueillis par une inscription – «Hayaletler» (en turc pour «Ghosts») – en lettres majuscules blanches sur un écran sombre.
La forme, particulièrement soignée, joue un rôle primordial dans la narration, entrecoupées par des vidéos filmées des téléphones portables, témoignages des habitants du quartier, des militant.e.s et des jeunes. Dès les premières images, Ghosts bouleverse immédiatement le regard et l’esprit des spectateurs par une forme déstabilisante, toujours en mouvement, qui devient rapidement la norme comme s’il n’y avait pas de moyen fixe de raconter une telle histoire. Le choix que les coupures d’électricité soient des protagonistes à part entière donne une dimension percutante à la situation des êtres humains dans la Turquie actuelle. Azra Deniz Okyay porte un regard très contemporain et brut sur son pays et exprime la forme choisie pour l’exprimer :
« En tant qu’êtres humains en Turquie, nous sommes soumis à beaucoup des pressions; en tant que femmes, encore plus : on n’a pas le droit d’être femme, d’exercer nos métiers, le droit d’aimer ce qu’on est et d’aimer qui on veut, quand on pense aux droits de la communauté LGBTIQ+. Cette pression, je n’ai trouvé que le moyen de couper les lumières pour en faire un outil, une arme à ma manière. C’était aussi un moyen de casser certaines cinématographiques, comme je viens de l’art vidéo dans lequel il n’y a pas de lois pour créer. C’était mon moyen pour raconter ce que j’étais en train de vivre de manière très dense émotionnellement, par rapport à ce que nous sommes en train de vivre en rentrant dans un énorme trou noir. »
Le scénario d’Azra Deniz Okyay diffuse un élan et un enthousiasme narratif communicatifs qui impliquent un exercice de concentration de la part du public. Des comparaisons cinématographiques pourraient se faire avec Amores Perros, pour sa structure en pièces de puzzle, et La Haine, pour son esprit rebelle.
Dans la nuit noire, alors qu’ilet ramène Didem chez elle, des informations radiophoniques explicites nous éclairent sur le contexte politique : nous sommes en octobre 2020. Son décor et son récit cinématographique créent une tension constante tout au long des nonante minutes que durent le film. Ghosts fait inévitablement songer aux circonstances de la tentative de coup d’État en 2016, transposées dans une période imaginaire de répression civile future. Malgré ce contexte apocalyptique, l’espoir semble encore possible à travers les mouvements symboliques de la caméra, ponctués par quelques panoramiques, qui avancent par longues prises vers la lumière du soleil. Les spectateurs ne disposent que de peu d’indices au sujet de ces troubles qui ponctuent les jours et les nuits. Cependant, l’absence de garçons et d’hommes dans les rues jonchées de gravats, et les enfants orphelins que Dilem et une activiste engagée et passionnée, Ela (Beril Kayar), soignent et divertissent lors d’une projection des Temps modernes de Chaplin, laisse suggérer que la gent masculine a été appelé à servir la patrie.
Inlassablement, dans un flux continu, les genres se côtoient et s’entremêlent, entre drame social, thriller avec trafic de drogue, revendeurs et clients. Dilem termine le film dans une scène de danse extatique, accompagnée de la pop francophone propulsive de Las Aves, groupe issu de The Dodoz, le groupe punk et furax. Ce choix musical n’est anodin et porte une puissante symbolique : ces fantômes peuvent revenir à la lumière.
Pour ce premier long métrage couronné au Festival de Venise, la cinéaste et photographe Azra Deniz Okyay livre une œuvre complexe et bouleversante, brillamment interprétée, accompagnée par une magnifique bande sonore. Le jury international composé de Wendy Mitchell, Eugenio Renzi et Jay Weissberg a motivé le choix par ces arguments :
« À travers un portrait vivant des tensions déchirant la société turque contemporaine, le film explore avec audace l’intersection des angoisses publiques et privées. Le jury a été particulièrement impressionné par la façon dont la réalisatrice respecte ses personnages en tant qu’individus et non comme de simples cascades de problèmes sociaux variés, réussissant à brosser un tableau qui couvre plusieurs communautés. »
Le film est à voir à la demande jusqu’au 14 mars sur le site du festival et suivi d’un entretien vidéo avec la cinéaste.
Firouz E. Pillet
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