FIFDH 2021 : Silence Radio, de Juliana Fanjul, propose une immersion intense aux côtés de la journaliste mexicaine Carmen Aristegui dans son combat pour la liberté d’expression et la vérité
Pour son deuxième long-métrage, Silence Radio, qui a fait sa première mondiale au Festival de Zurich dans le cadre de la Compétition internationale des documentaires, la réalisatrice mexicaine installée en Suisse Juliana Fanjul reste dans son Mexique natal mais en changeant totalement de sujet. Son premier film, Muchachas, accompagnait au quotidien un groupe de femmes de l’ombre – les gouvernantes qui assurent l’intendance des opulentes demeures de riches familles mexicaines. Changement de registre pour ce second film : Juliana Fanjul a choisi de mettre en lumière la journaliste Carmen Aristegui, la voix indépendante des médias mexicains qui révèle, informe, dénonce les vices et les sévices du Mexique, en particulier son intrinsèque corruption. En effet, dans la masse de médias à la solde des personnes qui décident des informations, la journaliste multiprimée, Carmen Aristegui, résiste et ne cède pas aux pressions au risque de sa vie. Ce qui lui importe, c’est la vérité !
Ainsi, telle une figure de proue, pugnace, vaillante, téméraire, et surtout incorruptible, Carmen Aristegui s’est affirmée comme l’une des rares voix du Mexique à s’exprimer librement sur les ondes devant des millions d’auditeurs et d’auditrices. Inlassablement, elle dénonce avec véhémence des réseaux de corruption au plus haut niveau de l’État et du clergé à l’heure où les citoyens demandent des comptes aux dirigeants sur les disparitions mystérieuses, de plus en plus fréquentes de leurs proches dont on n’arrive quasiment jamais à retrouver les dépouilles. Les représailles n’ont pas tardé à se manifester : en mars 2015, Carmen Aristegui publia La casa blanca de Enrique Peña Nieto, un scandale qui a fait le tour du monde, révélant l’existence d’une somptueuse villa construite par le couple présidentiel par un consortium mexicain en échange d’un énorme contrat ferroviaire. Elle est brutalement congédiée de la radio MVS qui l’employait depuis des années. La population se soulève, soutenant le combat de la journaliste, en faveur de la liberté de presse. Ce projet de train à grande vitesse impliquait une entreprise chinoise. Face au scandale, le président a dû annuler le contrat et s’excuser auprès du gouvernement chinois qui a réclamé 600 millions de dollars d’indemnisation.
Carmen ne se laisse pas effaroucher : telle une irréductible Pasionaria, soutenue par plus de dix-huit millions d’auditeurs, Carmen Aristegui poursuit son combat malgré les menaces contre elle et sa famille. Pour ce faire, elle crée sa propre plateforme sur internet, soutenue par une équipe de journalistes d’investigation et continue d’éveiller quotidiennement les consciences dans un paysage médiatique intoxiqué, alimenté par les abus et la désinformation, dans un pas où la corruption est devenue la norme. Carmen Aristegui ne se laisse pas intimider, bien au contraire ! Incarnant un danger aux yeux du gouvernement, elle symbolise la liberté d’expression et l’unique source d’informations véridiques que des millions de personnes écoutent.
Silence Radio suit Carmen Aristegui dans ses luttes, au Mexique mais aussi à la Conférence internationale des Droits Humains où elle est accueillie telle une star, sollicitée pour des selfies aux quels elle se livre de bon cœur, distribuant sourires et accolades. Étonnement, une délégation de hauts fonctionnaires mexicains s’y sont déplacés pour « montrer l’importance qu’ils accordent aux journalistes au Mexique. »
Poursuivant sa quête infatigable, déterminée, courageuse, Carmen Aristegui reste aux barricades, fait résonner sa voix, une voix dissidente face à la version officielle bien alignée qui n’ose pas faire de remous, ni même quelques vaguelettes. Un nouveau brûlot vient éclabousser l’image lisse du président très médiatisé et qui semble si proche du peuple; alors qu’Enrique Peña Nieto veut introduire une réforme de l’éducation pour une meilleure qualité de l’enseignement, Carmen Aristegui et son équipe révèlent aux Mexicains que le président a plagié 30% de son travail de licence en droit en 1992.
La journaliste consacre tout son temps à divulguer la vérité que le gouvernement mexicain – dirigé depuis septante-deux ans par le même parti politique, le PRI, qui a réussi à se maintenir au pouvoir depuis 1929, maintenant une pax mafiosa – dissimulé en toute impunité. En 2000, le PRI fut détrôné par l’opposition qui, quelques années plus tard, a déclaré la guerre aux cartes de la drogue, provoquant le début d’une spirale de violence infernale. En 2012, le PRI revient au pouvoir avec l’appui d’un géant médiatique, Televisa.
Dès le début du documentaire, le ton est donné : « Le portrait du Mexique a le visage des journalistes assassinés » peut-on entendre alors que film s’ouvre sur une manifestation, devant le Ministère de l’Intérieur, pour exiger des autorités justice après l’homicide de Javier Valdez Cárdenas, fondateur du journal Ríodoce, une voix que l’on a fait taire tant elle dérangeait les autorités. Carmen Aristegui prend la parole pour rendre hommage à son collègue :
« L’assassinat de Javier Valdez Cárdenas nous a tous bouleversé, car Javier était un grand journaliste, un homme qui a réussi à donner un visage, un nom, un prénom, une identité aux victimes du narcotrafic et du crime organisé. Nous sommes ici après les assassinats de plus de cent collègues journalistes et ces crimes sont restés impunis. C’est à cet État qu’il faut réclamer, à cet État qui vacille, à cet État qui est dépassé, à cet État qui est inefficace, à cet État mêlé aux magouilles, c’est à cet État qu’il faut adresser. »
Après l’intervention de Carmen Aristegui, la foule se met à scander : « Justice ! Justice ! Non au silence ! Non au silence ! Carmen, prends soin de toi, s’il te plaît ! Nous avons besoin de toi !»
Malgré les menaces croissantes et explicites – mails envoyés depuis Pegasus sur le téléphone portable de Carmen et celui de son fils adolescent, Emilio, qui étudie aux États-Unis par sécurité; le cambriolage de son studio de radio et le vol de plusieurs ordinateurs; menaces de mort écrites sur son bureau; annonce de sa mort tweetée depuis son ordinateur, etc. Carmen surmonte avec vaillance ces obstacles qui ne font que renforcer son combat. Les spectateurs se disent que Juliana Fanjul a choisi un sujet primordial, nécessaire, impératif et a mis en lumière Carmen Aristegui et son combat bien au-delà des frontières du Mexique, ce qui, espérons-le, lui servira de gilet pare-balles !
Inévitablement, on songe à une autre journaliste, un autre combat un autre pays, lui aussi corrompu et nie plus proche de nous géographiquement … En effet, le combat de Carmen Aristegui rappelle celui de Daphne Caruana Galizia, journaliste d’investigation et blogueuse maltaise, assassinée en 2017 tant ses enquêtes et ses révélations d’informations sensibles dérangeaient la quiétude apparente et si bien huilée par la corruption de l’île méditerranéenne. À l’instar de son premier film, Juliana Fanjul s’est appuyée sur le travail exceptionnel de la monteuse, Yaël Bitton et a recouru à sa voix off qui distille ponctuellement des mots percutantes et poétiques durant le film.
Ne montrant que furtivement l’horreur, Juliana Fanjul montre combien les programmes télévisés martèlent des messages monolithiques qui anesthésie le peuple mexicain, peuple mexicain qui est assailli de grandioses fêtes publiques où, pour quelques pesos, des figurants viennent aduler le président.
Silence Radio, qui faisait partie de la sélection 2020 du FIFDH, est à découvrir à la demande jusqu’au 14 mars, suivi d’un entretien vidéo avec la cinéaste.
Et pour les personnes intéressées à suivre et à soutenir l’excellent travail de Carmen Aristegui et de son équipe, voici les références de sa plateforme : aristeguinoticias.com
¡ Hasta siempre, Compañera Carmen !
Firouz E. Pillet
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