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FIFF 2017 : Carré 35, d’Eric Caravaca ou l’autopsie documentée qui mêle la grande histoire à l’histoire familiale et ses non-dits

Après avoir remporté le César du meilleur espoir masculin en 2012 avec C’est quoi la vie ?, en passant derrière la caméra en 2006 avec le film Le passager, l’acteur français d’origine espagnole, Eric Caravaca signe sa deuxième réalisation, Carré 35, documentaire présenté en séance spéciale au Festival de Cannes et qui fait partie de la programmation de la compétition officielle de la 32ème édition du FIFF de Namur. Le samedi 1er octobre, l’acteur Éric Caravaca est venu en tant que réalisateur parler au public à l’issue de la projection de son film au Cameo.

Carré 35 offre une harmonieuse corrélation harmonieuse et très documentée entre les « événements », comme on appelait à l’époque les exactions commises au Maroc, massacres qui se déroulaient en résonance avec la guerre d’Algérie. Parallèlement à ce contexte politique sanglant, un secret de famille bien caché, un secret lourd a influencé inconsciemment les deux fils de la famille Caravaca, Eric et Olivier.

Interrogeant en alternance sa mère et son père, « déjà gravement malade d’un cancer au cerveau », Éric Caravaca mène une quête : « une enquête policière qui, peu à peu, dévoile ses secrets à force d’investiguer”. Selon ses propres termes, Éric Caravaca découvre que l’on a volontairement caché l’existence et le décès de sa sœur aînée, Christine.

Carré 35 d’Eric Caravaca
Image courtoisie du FIFF

Afin de ne pas transmettre son fils Balthazar les non-dits et les secrets entretenus sur plusieurs générations dans sa famille, Eric Caravaca décide d’entreprendre une enquête par le biais ce film documentaire pour revenir sur cette vie occultée, cette vie effacée, cette vie enterrée dans le cimetière français du carré des enfants à Casablanca. Si ce film semble pour le réalisateur à la fois un processus thérapeutique, un défi, une remise en question de ses parents, en particulier de sa maman, qui demeure tout au long du film dans le déni, Éric Caravaca insiste : « Je ne juge pas cette femme qui est dans la souffrance. J’ai compris, en réalisant ce film, que ma mère est restée la petite fille de huit ans, qui a perdu sa maman, et à qui on a dit qu’elle dormait à l’hôpital. J’ai constaté que ma mère est restée dans la souffrance de la perte de son frère Francisco aussi, mort dans un accident de bateau. Quand mon fils Balthazar est né, ma mère a annoncé à tout le monde que François, prénom francisé de Francisco, était né. J’ai compris à quel point elle était restée la petite fille de huit ans en souffrance ».

En poursuivant son enquête, Éric Caravaca traverse plusieurs pays : le Maroc, ou ses grands-parents espagnols étaient venus, au début du vingtième siècle, pour fuir la misère en Espagne, Casablanca où son père et sa mère, nés dans les années 1935, se sont rencontrés. Le Maroc, délaissé par ses parents pour partir en Algérie en fonction des contrats de travail de son père, ingénieur en bâtiment et chaussées.

« Durant le tournageede ce documentaire, je me suis posé la question de ce qu’on pouvait filmer, quelle tait la limite de la pudeur. Au-delà de cette histoire très personnelle, j’ai filmé tout ce qui est lié à l’existence : la mort l’intime ou encore la grande Histoire ou ce qu’on appelait à l’époque les « événements ».

Eric Caravaca insiste sur ces périphrases instaurées par le gouvernement français de l’époque, périphrases devenues banales au fil des ans et qui revêtaient une réalité bien plus dramatique et sanglante auquel son documentaire rend une légitimité à grand renfort d’image d’archives et de documents historiques. Eric Caravaca poursuit :

« Aujourd’hui, le gouvernement français parle de nouveau d’état d’urgence. J’ai réalisé que, depuis la guerre d’Algérie et les événements au Maroc, les politiciens français n’avaient plus utilisé ce terme d’état d’urgence jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Si on avait été clair à l’époque et si on avait parlé franchement de la guerre qui se sévissait dans ces territoires coloniaux, il aurait peut-être pas eu une réaction aussi forte. A l’époque, on a refusé de parler de guerre alors qu’il s’agissait  bien d’une guerre. On a préféré détourner en paraphrasant  et parlant d’événement ».

Les images officielles montrent une intégration bien réussi alors que certains documentaires montrent des exactions, des exécutions sommaires, des mises à sac.

« J’ai tiré le parallèle avec les secrets bien gardés au sein de ma famille concernant ma grande sœur Christine, né trisomique.  A l’époque, le corps médical ne parlait pas de trisomique de syndrome de Dawn mais parlait de mongoliens. Ces enfants été stigmatisés par la société et par leur famille. J’ai réalisé que ma mère a cru enfant neuf mis portait un bébé en bonne santé. Ele a refusait d’accepter ma soeur aînée telle qu’elle était et Christine  grandissait dans le déni de son état par mes parents, en particulier de ma mère. En analysant les tampons et les visas sur les passeports de mes parents, j’ai pris conscience que ni mon père ni ma mère ne se trouvaient prêts de ma grande sœur Christine quand elle est décédée, en 1963. Elle avait été confiée à l’Oasis, la demeure de ma tante maternelle. Je suis donc allé interroger mon cousin qui a pu m’expliquer ce qui s’était passé quand il a trouvait ma soeur, morte, dans son berceau. Quand mon père dit que ma soeur est morte à quatre mois, alors qu’elle avait trois ans, cela révèle quelque chose de très intéressant au niveau inconscient. Cela signifie que me sprints ont compris que Christine était trisomique alors qu’elle avait quatre mois. »

Eric Caravaca poursuit son cheminement difficile émotionnellement mais salutaire sur les pas de ses parents :

« À mesure que j’enquêtais, j’apprenais que la tombe de ma grande sœur Christine, dans le carré 35, au cœur du cimetière français de Casablanca, était entretenue par une femme qui vivait dorénavant en Espagne. J’ai obtenu ses coordonnées et j’ai pu lui parler. Comme les discours officiels ont passé à la trappe les événements du Maroc, les massacres de Sétif, les événements de la guerre d’Algérie, ma famille avait passé à la trappe te souvenir de Christine, notre sœur aînée. Toutes les photographies et tous les films réalisés à l’époque avaient été brûlés et jetés par ma mère. Même sur le petit tombeau au cœur du cimetière français de Casablanca, sa photographie avait été enlevé. C’est seulement en allant auprès de la nouvelle propriétaire de la maison familiale à Casablanca, Naima, que j’ai pu trouver l’unique photo qui restait de ma grande sœur. »

Eric Caravaca termine ce documentaire en rétablissant sa légitimité et le souvenir de son existence en apposant la photographie de Christine qui restait d’elle sur sa tombe :

« Quand j’ai commencé ce documentaire, je pensais rapatrier son corps en France. Au fur et à mesure de mon enquête, j’ai compris qu’il n’y avait pas de raison de rapatrier son corps et que ça tombe devait demeurer au Maroc où s’est déroulée son histoire ».

Carré 35, documentaire très réussi et très abouti amène Eric Caravaca, au-delà de l’histoire très personnelle de l’acteur/réalisateur, à élaborer une réflexion beaucoup plus absolue, beaucoup plus universelle, liée à la mort mais également liée à l’histoire de la France. Carré 35, deuxième long-métrage du cinéaste fait preuve d’une immense humanité, et s’intéresse à l’identité à travers un être dont l’existence a été longtemps bafouée.

Comme le souligne Eric Caravaca il est

« un retour de couches, né treize mois seulement après ce qu’il croyait être son frère aîné. Il y avait pourtant une sœur, née en 1960, et morte à l’âge de trois ans, bien avant notre naissance. Mais chez les Caravaca on ne parlait jamais de Christine. Il ne restait aucune trace tangible de cette fillette, si ce n’est les bribes de souvenirs que relataient certaines personnes, soulignant que cette grande sœur était une petite fille toujours souriante, joyeuse avec de longs cheveux blonds. »

A l’issue de la séance publique samedi soir au FIFF, il  régnait une sorte d’émotion pudique à travers le parterre de spectateurs. Puis les question à Eric Caravaca se mettent à fuser et le chaste d’expliquer :

» J’ai eu une intuition lors du tournage en Suisse. Le décor du jour était un cimetière alors que je marchais dans les allées du carré des enfants, j’ai éclaté en sanglots alors qu’il n’y avait aucune raison de ressentir une telle peine. J’ai compris que je portais une tristesse qui n’était pas la mienne. Je ne connaissais pas l’existence de ma sœur. J’ai repris une scène du film Le passager dans Carré 35 : je me lève pour aller au fond du couloir et pleure un enfant et je ferme la porte au lieu d’intervenir. Cette scène résumé toute l’histoire de ma famille de manière inconsciente. J’ai montré une séquence qui peut choquer certains spectateurs : les catacombes avec, entre autres, le corps d’une petite fille blonde qui m’a bouleversé. Je l’avais vu des années auparavant et cette douleur et cette tristesse inconsciente étaient ancrées en moi. Je pense que de faire ce documentaire est une manière de casser le schéma et de briser le silence entretenu dans ma famille ».

Très documenté, magnifiquement agencé, ce documentaire parle aussi des violences de la colonisation française au Maghreb : « Les mécanismes d’oubli, de censure et d’autocensure sont les mêmes ». explique le cinéaste qui a exhumé des films en super 8 de sa famille que des images d’archives, longtemps tabous, des crimes de guerre commis par les soldats français au Maroc et en Algérie. « Mes parents n’avaient pas le comportement de colons, ils s’étaient habitués à ne pas voir ses exactions commises. Ces trous de mémoire que la France a fabriqués dans son histoires perduré dans la société française jusqu’à aujourd’hui. » Afin de souligner l’orientation voulue de certaines pratiques et de certaines propagandes, Éric Caravaca a recouru à des images des Bundesarchiven qui montre le conditions d’internement et le traitement infligé aux enfants handicapés trisomiques par Hitler au nom de l’eugénisme.

— Carré 35 d’Eric Caravaca
Image courtoisie du FIFF

Carré 35 s’achève sur des images de la mère d’Éric Caravaca qui après la mort de son père, a convaincu sa mère de retourner au Maroc pour la première fois depuis cinquante ans. Il l’a conduite sur la tombe de Christine y a filmé la scène avec une caméra super huit. Les images aux couleurs pastel et au grain caractéristique du super huit semblent fermer la boucle qui était restée ouverte pendant plus de cinq décennies. Avec pudeur et avec une sensibilité infinie, Eric Caravaca parvient à réconcilier le passé douloureux avec le présent sans pour autant ôter le déni dont se nourrit sa mère depuis de nombreuses années. A méditer par rapport au déni du ouvertement français quant aux « événements » commis dans les colonies …

Firouz E. Pillet, Namur

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Firouz Pillet

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