FIFF 2024 – Rencontre avec Samet Sulejmanoski, curateur de la section Nouveau territoire du festival, consacré cette année à la Macédoine du Nord
Samet Sulejmanoski travaille depuis huit ans avec le FIFF, mais dans le domaine de la technique, notamment dans la phase de préparation des copies de films reçues. Pendant le festival, il se charge de la gestion de la distribution des films dans les salles et du bon déroulé des projections. Il œuvre également dans la technique pour d’autres festivals majeurs de Suisse romande, tels que le GIFF à Genève ou le NIFF à Neuchâtel. Ce jeune doctorant en philosophie, passionné de cinéma, n’a jamais dissimulé son intérêt pour le domaine de la programmation. Lorsque Thierry Jobin, directeur artistique du FIFF, et Gaëlle Genet, responsable de la programmation, ont décidé que la section Nouveau territoire, qui chaque année met en lumière le cinéma d’un pays peu connu à l’international – l’année précédente elle était consacrée à la Moldavie–, serait consacrée à la Macédoine du Nord c’est tout naturellement que Samet Sulejmanoski, de nationalité macédonienne et suisse, a été sollicité pour en effectuer la sélection.
Rencontre avec un passionné de cinéma qui est devenu un fin connaisseur du cinéma nord-macédonien grâce à ce nouveau rôle de curateur.
Vous avez fait des études de philosophie : qu’est-ce qui vous a amené à la cinéphilie, le fait de travailler dans la technique et d’avoir acquis un autre point de vue sur les films ?
Ah, c’est intéressant comme question. Non, je ne crois pas. Ce sont des approches très différentes aux films. J’ai un intérêt de longue date envers le cinéma ; pour l’aspect technique, il faut presque être capable de se détacher du contenu pour se concentrer sur la forme et l’aspect technique du film – la synchronisation, les problèmes que qu’on pourrait repérer. Il faut faire attention de ne pas se faire trop prendre par l’histoire.
Hier, quand vous présentiez le film Housekeeping For Beginners de Goran Stolevski, la première chose dont vous avez parlé, c’était le montage, la structure du film…
Oui, effectivement, cela est peut-être alors inconscient. J’ai effectivement parlé de l’enchaînement des plans, de la propreté de l’image, l’intelligence de la construction de la narration…
C’est donc quand même une perspective un peu technique…
Oui, c’est vrai (rires). Je ce que je trouve intéressant dans ces éléments, c’est que ce sont eux qui me permettent de mieux entrer dans un film. Je suis très sensible aux détails, à ce que tout fasse sens dans un film, que la symbolique des premières images soit riche. J’adore les repérer, et oui, peut-être la technique a amené un regard vis-à-vis de cela.
Avez-vous été baigné dans la culture nord-macédonienne et son cinéma pendant votre enfance ?
Mes deux parents sont originaires de Macédoine, j’ai trois sœurs et je suis le seul à être né en Suisse. Par contre, je parle le macédonien et l’albanais. C’est donc quelque chose qui a toujours été présent dans notre foyer, tout comme la culture. Jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans, nous passions tous les étés en Macédoine. C’est intéressant car cela a créé quelque chose qui ne se manifeste pas forcément en Suisse, que l’on n’entend pas nécessairement dans ma façon de parler, mais qui est tout de même présent et que j’ai essayé de rendre un peu plus discret, bien qu’il imprègne ma personnalité. Avec les Balkans, la perception est parfois complexe, car c’est suffisamment proche de l’Occident, mais parfois relativement éloigné culturellement. Les gens ne le perçoivent pas vraiment, mais il y a néanmoins un aspect culturel sous-jacent, dans des détails, des interactions, et parfois c’est tellement subtil qu’on ne les remarque pas. On m’a souvent dit que j’étais très direct, voire un peu trop. C’est un aspect que je gère beaucoup plus facilement avec ma famille, mes parents. Cela fait que ma personnalité ne correspond pas entièrement à mon identité suisse ou macédonienne ; il y a un mélange des deux.
En ce qui concerne la culture cinématographique, j’avais tout de même quelques appréhensions à effectuer cette sélection : les seuls films que je connaissais étaient ceux diffusés à la télévision, et ce n’était pas vraiment glorieux (rires). Cette opportunité m’a permis de faire une grande découverte. Ce qui est amusant, c’est qu’il y a environ quatre ans, je m’étais fait une liste de films macédoniens car je voulais explorer ce cinéma. Mais c’était compliqué de trouver des liens ; je n’en trouvais aucun, à part quelques classiques. Le cinéma plus contemporain, je l’ai vraiment découvert à travers cette sélection.
Comment avez-vous établi cette sélection, je suppose que c’est compliqué ?
Oui. J’ai été aidé par une productrice macédonienne, mais j’ai surtout fait de nombreuses recherches sur Internet – sur MUBI par exemple, on trouve une liste de plusieurs centaines de films, allant des débuts du cinéma, avec « les Frères Lumières des Balkans », aux derniers films produits. Sur cette base et avec les noms connus, que cela soit les réalisateur∙trices, les technicien∙nes, les acteur∙trices qui reviennent de générique en générique, par sérendipité ma sélection a petit à petit pris forme. J’avais différents axes de sélection, comme par exemple la particularité du multiculturalisme de la Macédoine que je voulais mettre en lumière, donner une voix à différentes communautés. J’ai fait mon choix parmi une quarantaine de longs métrages et une quarantaine également de courts métrages.
Il y a aussi des classique du cinéma, vous avez donc un spectre un peu large…
Oui, mais j’ai pris le parti de ne pas faire une sélection sous l’angle historique du cinéma macédonien et plutôt de choisir un axe de lecture, avec cette idée d’identité. Je pense que cet élément traverse la sélection et est présent également dans les classiques présentés. Je voulais aussi que certains films puissent intéresser des gens qui ne sont pas nécessairement à la recherche d’un cinéma d’auteur. Le public du FIFF est un public très large en termes générationnels, et je voulais pouvoir parler à tout le monde. C’est pourquoi j’ai présenté Before The Rain de Milcho Manchevski qui me rappelle un peu les classiques du bon cinéma hollywoodien d’il y a quelques dizaines d’années, qui permet passer un bon moment, on s’ennuie pas, c’est bien construit, mais c’est pas non plus le film de l’année. Et de l’autre côté, j’avais l’occasion de faire la part belle à ces réalisateurs et réalisatrices, comme Teona Strugar Mitevska, Goran Stolevski qui font des films contemporain et qui montrent ce que la Macédoine est capable de produire, au niveau des cinémas que l’on peut voir dans les grands festivals comme Cannes, Berlin etc.
Ces films de Teona Strugar Mitevska et Goran Stolevski sont financés en coproductions multipliant les pays, la Suisse y compris. Comment se porte la production en Macédoine du Nord ?
Il y a une volonté importante de financer des films, même si le pays n’a pas de fonds énormes en comparaison avec d’autres pays comme la Suisse. Le besoin de coproduction vient de là. Mais il y a d’autres problématiques qui viennent se greffer et qui se passent en amont, comme trouver un moyen d’encourager les étudiant∙es en cinéma à rester en Macédoine.
Ils et elles vont tous∙tes étudier à l’étranger ?
Si on prend Teona Strugar Mitevska, elle est partie à New York. Sabidin Aliu, qui reste en Macédoine pour réaliser et produire ses films, est parti à Tirana pour ses études. Il y a aussi une grande diaspora, dont fait partie Goran Stolevski qui est également Australien. Cela est en train de changer, il y a deux facultés qui enseignent le cinéma, mais cela reste difficile.
En tous les cas, même si les budgets sont restreints, la volonté de financer le cinéma est là. La coproduction, on ne peut pas y échapper.
Oui, mais il y a des cinémas émergents forts dans la région, une belle énergie, de nombreux talents, n’y a-t-il pas moyen de faire avancer les choses au niveau régional ?
Oui, c’est quelque chose qui intéresse les cinéastes mais la région reste une zone compliquée et un pays comme la Serbie, qui a beaucoup plus de poids, ne trouve pas forcément un intérêt à financer les films de la région plus qu’elle ne le fait. Il y a des positions de pouvoir qui compliquent les dynamiques.
Dans le film Housekeeping For Beginners, la commune de Šutka est mise en avant, et lors de votre présentation, vous avez souligné qu’elle était la seule ville dirigée par un maire Rrom et que, par conséquent, sa langue officielle était le Rromani. Pourriez-vous nous parler de cette ville ?
Dans ma jeunesse, j’entendais souvent parler de cette commune, car lorsqu’on organisait une fête, un mariage, c’était là que l’on allait chercher des musiciens pour animer les événements. C’est un lieu vraiment important, et de nombreux ethnologues et musicologues étudient la région car elle est à l’origine de beaucoup de musiques balkaniques et des changements qui ont pu se produire. Sa particularité réside dans le fait qu’elle est la première municipalité au monde dont la langue officielle est le Rromani. Je trouve cela assez remarquable, sachant que j’ai pu observer comment les Rrom sont traités en Macédoine, ce qui est assez problématique, car on les appelle encore gitans. On perçoit dans ce film ces nuances qui apparaissent, dans la manière dont on parle, avec cette condescendance palpable. Découvrir qu’il existe dans ce pays, où la place de cette communauté est difficile, un endroit qui donne l’exemple, m’a semblé beau.
En Macédoine, les minorités ont généralement obtenu le droit, lorsqu’elles sont majoritaires dans une municipalité, de donner le nom des rues dans leur langue et de l’utiliser officiellement, comme cela se fait à Šutka et dans les municipalités à majorité albanaise. Ce contraste m’a toujours frappé, car c’est un pays très conservateur et les relations entre les différentes communautés ne sont pas simples. Il n’en reste pas moins qu’il existe des particularités intéressantes.
Dans le film on ressent d’ailleurs à travers des petites réflexions, comme une femme qui dit à l’héroïne, « Ah tu as réussi à épouser une des nôtres et pas un Kosovar !»…
C’est la force de ce film, et c’est aussi ce que j’aime chez Teona Strugar Mitevska, c’est la manière intelligente et subtile d’amener ces problématiques. On pourrait le faire frontalement et dire: voilà, je vous balance le message social que j’ai envie de vous donner, je pose juste les choses, un peu comme Netflix le fait beaucoup maintenant. C’est vraiment très intelligent et beaucoup plus nuancé que ça, comme on peut le voir dans ce film : le réalisateur amène les choses à travers des petits détails distillés tout au long du film. C’est toujours un peu contextuel, pas au centre du récit.
Il y a aussi une présentation de courts métrages. Est-ce que dans le processus de sélection, vous avez ressenti une énergie, une nouvelle génération qui émerge ?
Oui ! De manière générale, j’ai été impressionné de ce que j’ai vu. Je ne m’attendais pas à cette qualité honnêtement. J’avais peur de devoir faire des compromis. Et je suis content, car dans ce que j’ai choisi, et je ne l’ai pas fait intentionnellement, c’est arrivé par hasard, j’ai une majorité de femmes. Je sens un potentiel incroyable dans la réalisation, d’ailleurs nombre de courts métrages de cette génération sont présentés dans les grands festivals. La qualité est tellement excellente que les choix se sont plus faits sur les thématiques abordées que je voulais diversifier. Je pense qu’à l’avenir, on va entendre parler de ces réalisateur∙trices – quelque chose est en train de se passer dans le cinéma macédonien.
Malik Berkati, Fribourg
Voici les longs métrages que Samet Sulejmanoski a sélectionné et conseille de regarder pour se faire une belle idée du spectre du cinéma de Macédoine du Nord.
Before The Rain de Milcho Manchevski (1994)
The Great Water de Ivo Trajkov (2003)
Balkan Is Not Dead de Aleksandar Popovski (2012)
Secret Ingredient de Gjorce Stavreski (2017)
God Exists, Her Name Is Pretrunya de Teona Strugar Mitevska (2019) critique Berlinale, critique sortie suisse
Snow White Dies At The End de Kristijan Risteski (2022)
The Happiest Man In The World de Teona Strugar Mitevska (2022)
Housekeeping For Beginners de Goran Stolevski (2023)
Documentaires:
Honeyland de Tamara Kotevska et Ljubo Stefanov (2019)
New Era Old Dilemma de Sabidin Aliu (2023)
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