Filmfest Dresden : une 33e édition qui a fait feu de tout bois et ouvert encore une fois largement l’horizon de l’art du court-métrage
Les cinémas n’ont rouvert en Allemagne que le 1er juillet, même s’il était possible de voir des films dès juin, seulement dans les cinémas en plein air. Quel pari avait fait le festival du court-métrage de Dresde qui a débuté le 13 juillet ! Certes, de longue date, le festival qui a lieu traditionnellement en avril, propose des séances en plein air, mais son cœur bat dans deux magnifiques cinémas de la ville qui permettent à la fois de grands écrans pour savourer les projections et une certaine proximité pour s’entretenir avec les cinéastes présents. Pari tenu… de justesse ! La 33e édition du Filmfest Dresden s’est déroulée sans accrocs d’organisation malgré les mesures sanitaires, dans l’ambiance détendue qu’on lui connaît, avec un programme très riche en sections et en prix à décerner (en tout 70’500 euros), et une qualité de programmation égale aux précédentes éditions. La joie des spectateurs de pouvoir à nouveau regarder du cinéma au cinéma, de pouvoir échanger avec les quelques artistes ayant pu faire le déplacement était palpable ; celle aussi des cinéastes de voir enfin sur grand écran leurs créations, de répondre aux questions et remarques des spectatrices et spectateurs, de rencontrer des collègues… bref un avant-goût de retour à la normale !
Impossible de parler de tous les films et des sections, voici donc cinq films choisis en toute subjectivité. Le film Aiva (Prix du meilleur film d’animation dans la compétition internationale et Prix LUCA pour l’égalité de genre) de l’artiste visuelle bulgare Veneta Androva fait l’objet d’un article avec interview à retrouver ici.
Play Schengen de Gunhild Enger (15 minutes)
Ce film norvégien joue, comme de nombreuses autres productions de courts métrages vus cette année, sur l’esthétique du jeu vidéo à l’ancienne. Gunhild Enger remonte très loin dans cet univers de pop culture, puisque son Play Schengen, qui a remporté dans la compétition internationale le Prix de l’Association des critiques de cinéma allemands (Verband der deutschen Filmkritik – VdfK), fait référence à un jeu que tout le monde connaît: Pac-Man (première sortie en 1980). La réalisatrice norvégienne manie avec régal l’humour et l’ironie pour parler d’un sujet âpre : l’espace physique en mental de Schengen. Le film s’ouvre sur deux développeurs qui expliquent le concept de leur nouveau jeu sur l’Union européenne : leur idée consiste à traduire Schengen en pixels pour permettre aux jeunes d’appréhender cet espace. Vous jouez un oiseau qui doit se reproduire et nicher au-delà des frontières, mais vous ne pouvez voler qu’en fonction de votre visa ; il s’agit donc de gagner des points et des niveaux afin d’accéder à ce visa ou pouvoir tirer un joker, mais également de ne pas être mangé par la bureaucratie ! Ces deux développeurs sont pleins de bonnes intentions, mais un peu naïfs et déconnectés des réalités politiques qui permettront – ou non – le financement de ce jeu. Gunhild Enger sublime l’absurde en introduisant un autre personnage, celui d’une compositrice qui a la charge de trouver « le son » de Schengen. Elle aussi est animée par les meilleures intentions, sa démarche consistant à « créer une expérience collective d’égalité et de justice ». Force est de constater que le son qui se dégage de ses recherches, essais et répétitions est tout sauf harmonieux.
Cette comédie noire est savoureuse de justesse, elle appuie précisément là où la forteresse Schengen fait mal aux valeurs européennes dans sa dépiction de l’hypocrisie du discours face à la réalité de sa politique. La seule petite critique à émettre serait celle de la carte de l’espace Schengen qui oublie d’indiquer la Suisse, qui ne fait certes pas partie de l’Union européenne mais bel et bien de la zone Schengen.
« Vous êtes toujours le bienvenu en Europe, mais n’oubliez pas votre visa. »
Le Théâtre de la nuit de Cécile Robineau (4’10 minutes)
Une petite pépite dénichée dans le programme pour la jeunesse créée par la jeune cinéaste française Cécile Robineau (diplômée en 2018 de l’ENSAD en cinéma d’animation et en 2020 de l’école de réalisation La Poudrière). Le Théâtre de la nuit, c’est le rideau d’une scène qui s’ouvre au coucher du soleil, sur laquelle les planètes font leur show. Un soir, juste avant de monter sur les planches, la planète Pluton apprend qu’elle perd son statut de neuvième planète du système solaire et se retrouve rétrogradée. Au-delà du choc psychologique pour Pluton, cette nouvelle chamboule toute l’organisation du spectacle, puisqu’elle n’a plus le droit à son solo. Mais c’est sans compter sur une étoile bienveillante… Cette jolie animation est certes programmée pour les enfants, qui la regarderont dans leurs perspectives curieuses appelant à la fois des questions et des émotions, cependant, par cette magie du cinéma et de la régression de l’affect qu’il peut provoquer, à l’instar d’une madeleine de Proust, il (r)éveillera chez bien des adultes le cœur palpitant de cet enfant qu’il.elle a été, provoquant un lâcher prise tout en douceur durant 4 minutes 10 pour finir par le.la plonger dans un sentiment mélancolique qui remplit le champ des possibles.
Yallah Habibi de Mahnas Sarwari (26’46 minutes)
Il n’est pas surprenant que cette comédie enlevée ait remporté Le Cavalier d’or du public (Der Goldene Reiter des Publikums) dans la catégorie compétition nationale, maniant le cliché et contre-cliché avec brio, d’un humour mordant même celles et ceux qui pensent être libres de tous préjugés, instillant joie et bonne humeur tout au long de la projection et bien après. Mahnas Sarwari nous entraîne dans le sillage de la jeune Elaha (Banafshe Hourmazdi), en pleine phase d’émancipation familiale, qui se cherche une place dans la société, en tant que jeune femme de 18 ans mais également en tant que jeune femme de seconde génération. C’est qu’Elaha a des parents originaires d’Afghanistan et elle passe beaucoup de son temps à réagir, avec une vivacité d’esprit couplée à une malice encore adolescente, aux incessantes questions sur ses origines. Ce qui rend ce film agréable à regarder, c’est cette autodérision dans la narration : bien sûr que certains Allemands ont des préjugés, mais certains étrangers n’en manquent pas non plus. Elaha travaille dans un club le soir avec son amie Ina avec laquelle elle veut emménager dans une colocation. Cette relation entre les deux jeunes filles révèle les différents pôles entre lesquels Elaha se trouve tiraillée, ainsi que ses propres contradictions qui l’empêchent de s’extirper totalement de sa chrysalide.
Mahnas Sarwari a expliqué la genèse de son film :
J’observe depuis longtemps la manière dont sont représentés les jeunes gens de seconde ou troisième génération dans les films allemands et elle n’évolue pas, reste très caricaturale : la plupart du temps ils sont opprimés par leur famille et/ou leur religion et leur parcours consiste à s’en libérer. Bien sûr, ces cas existent dans la réalité et il faut en parler, mais une représentation constante d’un antagonisme de culture ancre les préjugés et le racisme dans la société. Le résultat est que beaucoup de ces jeunes qui ne vivent pas cette oppression n’arrivent pas à se faire reconnaître à part entière par la société allemande. C’est une autre oppression, que l’on intègre inconsciemment, même si on s’identifie comme Allemand.e la question de l’altérité est omniprésente.
Notons également une belle direction d’actrices et d’acteur ainsi qu’une idée précise de la photographie dans le processus narratif qui augure un début de carrière dans la version plus longue du cinéma !
Nine Shots de Che-Hsien Su (15’25 minutes)
Dans le catalogue du festival, un avertissement :
ce film contient de la violence physique et du racisme.
On se dit que l’on en a déjà tellement vu dans ces deux domaines qu’on ne risque rien à en regarder un de plus. Effectivement, on ne risque rien. Juste de se remémorer l’agonie de Georges Floyd aux États-Unis ou celle d’Adama Traoré en France, pour ne citer qu’eux. La violence insoutenable de ce film réside dans l’injustice crasse qui ne sera jamais reconnue à la victime ni à sa famille, au contraire même, la faute de sa mort lui sera imputée dans le même schéma systémique de ces assassinats à caractères racistes commis par celles et ceux qui détiennent le monopole de la violence légitime.
Basé sur une histoire réelle qui a choqué le réalisateur taïwanais qui concourait dans la section internationale du festival, Nine Shots aborde deux sujets parfaitement universels : l’exploitation sans vergogne des migrants et la violence physique et mentale continuelle qu’ils doivent subir. Un jeune Vietnamien a quitté son pays pour travailler – sans papiers – à Taïwan et envoyer de l’argent à sa famille. Épuisé par le travail sous-payé, il va prendre des amphétamines que son patron lui donne gracieusement pour qu’il garde son énergie au travail. Un jour, sur la plage, il boit de l’alcool pour se relaxer et s’endort. Ce mélange amphétamine-alcool lui brouille les idées et lorsqu’un jeune policier vient le réveiller pour probablement lui chercher des noises, il s’enfuit, essaie de partir avec la voiture du policier qui, dans une fureur meurtrière n’aura de cesse de lui tirer dessus, jusqu’à ce qu’il n’ait plus de balles. Neuf coups. Nous sommes à la moitié du film, la seconde partie, tout aussi sombre, nous montre la procédure judiciaire, le cynisme de la police qui refuse de payer l’autopsie et estime que c’est à l’ambassade du Vietnam de s’en charger, et l’arrivée du père venu récupérer les cendres de son fils.
Un fil bouleversant qui n’a pas besoin d’artifices ou manipulations cinématographiques – on ne voit jamais le corps du jeune homme, seulement le policier possédé par la rage – pour étayer son propos, un arc narratif implacable et une réalisation calme et sobre suffisent.
The Fourfold d’Alisi Telengut (7’14 minutes)
Dans la section Fokus Québec, qui existe depuis 15 ans déjà et permet chaque année de découvrir la riche production cinématographique du Québec dans un mélange savant de nouvelles et nouveaux cinéastes et d’anciens films qui ont façonnés le paysage cinématographique canadien, un très beau film dans sa facture d’animation qui consiste en des dessins au pastel effacés et redessinés, image par image sous la caméra, ce qui donne à l’ensemble un mouvement visuel très harmonieux. La beauté formelle se couple à une démarche nécessaire et salutaire de conscientisation de la vision occidentale de la relation entre l’être humain et la planète. Que la réalisatrice soit une Canadienne de Mongolie n’est pas étranger à cet arc animiste et chamanique qui relie les peuples autochtones entre eux et à la planète dans The Fourfold; le film renverse la perspective et remet au centre la nature en tant que creuset de la vie, avec la Terre nourrissante et comme gardien suprême, Tengri, à la fois père et ciel dans la mythologie mongole. D’autres essences invisibles coexistent avec les mortels pour former cet ensemble cosmique qui ne se réduit à l’être humain maître de la planète et de l’espace, malléables selon sa seule volonté. Alisi Telengut, en reconsidérant l’idée d’animisme sous le prisme indigène, permet de s’éloigner de la perspective occidentale – issue de l’anthropologie et de l’ethnographie colonialistes – de ses croyances et ses pratiques. À l’ère où la Terre semble si en colère contre l’être humain qui la rend malade, The Fourfold nous rappelle que les expériences indigènes ne consistent pas à lutter contre la nature et les êtres qui la peuplent, mais de vivre avec. Nous serions bien avisés de rééquilibrer notre vision du monde en s’appuyant un peu sur celle-ci.
Malik Berkati, Dresde
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