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Filmfest Dresden 2021 – Rencontre avec Veneta Androva, lauréate de deux prix pour Aiva, une artiste humanoïde au succès phénoménal sur la scène de l’art contemporain

Aiva, jeune et belle trentenaire, est une artiste prometteuse qui intéresse les médias et les collectionneurs pour sa créativité, mais surtout pour sa particularité : c’est une artiste IA, conçue par une équipe d’ingénieurs cisgenre, qui a pour mission de contribuer à la diversité du monde de l’art auquel il manque une perspective féminine. Toujours très sérieuse, elle explique sa démarche lors d’un reportage effectué sur elle. «Mon objectif, c’est la créativité » dit-elle. Dans un renversement de perspective, ses muses sont exclusivement masculines ; Aiva nous explique doctement pourquoi, tout en examinant  la masculinité sous ses diverses formes, partageant ses réflexions sur la représentation des différentes postures dans la peinture de nu masculin – celle de la gravité également, ce qui procure une scène hilarante d’un modèle en équilibre sur ses mains, ses attributs restant bien droits comme un Y !

Aiva de Veneta Androva
Image courtoisie Filmfest Dresden

L’artiste bulgare Veneta Androva a remporté deux prix lors du 33e festival du film de courts métrages de Dresde, le Prix du meilleur film d’animation dans la compétition internationale et le Prix LUCA pour l’égalité de genre.

Entretien

Beaucoup de films présentés cette année sont réalisés par des artistes qui viennent des Beaux-arts ou de l’art visuel. Il y a toujours eu une fluidité entre le cinéma et ces scènes artistiques, il semble cependant que les frontières artistiques s’estompent de plus en plus…

Oui, moi aussi je viens des arts visuels. Il y a toujours eu des festivals qui programmaient des films d’artistes, mais je n’avais jamais pensé, quand je suis sortie de la Haute École d’Arts, que mes vidéos et films qui sont pensés a priori pour un environnement de galeries soient aussi bien reçus par les festivals de films qui semblent très ouverts sur les films qui sont un peu. J’apprécie beaucoup cette ouverture et que cette mixité existe. C’est aussi quelque chose de très intéressant pour le public qui peut découvrir d’autres formes et perspectives. En tant qu’artiste, c’est aussi pour moi très réjouissant de voir mes œuvres sur grand écran et de pouvoir rencontrer un public que je ne vois pas habituellement. Dans le contexte de la galerie, en tous les cas à Berlin, lors des vernissages, on rencontre principalement d’autres collègues. Il est très rare que quelqu’un.e passe par hasard et entre. Dans un festival, on atteint un plus large public, on parle après la projection du film avec des personnes qui viennent de tous horizons. C’est très enrichissant.

Ce sont des hommes cis-genre qui ont créé Aiva, pourquoi ce choix ?

Les hommes sont omniprésents dans le film et en même temps absents car on entend que des voix féminines qui parlent de la perspective masculine dans l’art. J’ai commencé par faire des recherches sur le mythe du génie créateur masculin dans l’Histoire de l’art, ainsi que sur le concept de muse ; j’ai décidé d’en inverser les rôles. C’est ensuite qu’est arrivé le second niveau de mon travail, avec cette histoire vraie d’une artiste IA en Angleterre en 2019 – le projet s’appelle Ai-Da – développé par un galeriste avec des ingénieurs de Leeds et Oxford. C’est devenu une sorte de référence dans le film. Les deux niveaux se relient : bien sûr il y a au centre l’homme blanc dans l’histoire de l’art, mais aussi la création des bases de données dans l’intelligence artificielle qui sont principalement faites par des hommes blancs. Ce n’était pas facile d’associer ces deux niveaux en moins de 30 minutes. Les questions que je me suis posées pendant mes recherches étaient: quelle sorte d’intelligences artificielles sont développées, pourquoi elles sont codées à travers un genre, et particulièrement pourquoi créer une artiste IA alors que sur la scène artistique les femmes sont invisibilisées. Le concept de génie créateur masculin semble être toujours actuel quand on regarde par exemple la Silicon Valley et tous ces jeunes hommes qui y sont en grande majorité très actifs, qui codent mais aussi façonnent le quotidien dans lequel il manque la perspective féminine ; dans ce domaine, il n’y a environ que 2-3% de femmes !

Il y a aussi un commentaire ironique de votre part concernant la scène artistique contemporaine, avec cette vente des œuvres d’Aiva qui se vendent à des prix exorbitants alors que c’est une femme non réelle…

Oui, et en dernier ressort, l’argent va au galeriste. L’inventeur est le gagnant et cela est basé sur les faits réels du succès (rires) d’Ai-Da. Je ne veux pas juger les œuvres d’art qu’elle a produit, entre guillemets, mais il est indéniable qu’elle a eu un succès financier. C’est une amère réalité. Il y a une statistique concernant l’écart de gain entre les artistes hommes et femmes à Berlin: en moyenne, une artiste survit avec 7000-9000 euros, pour un artiste, ce serait environ 13’000. Peut-être que ce ne sont pas les chiffres tout à fait exacts, mais l’ordre de grandeur des écarts est celui-ci. De manière générale, on ne peut pas vraiment vivre avec ces gains, mais si on appuie sur un bouton pour qu’un robot produise de l’art et que cela soit lucratif, qu’en plus ce robot soit codé pour être une femme, alors cela renforce ce rôle de service que la femme se coltine depuis la nuit des  temps.

Le visage d’Aiva est le vôtre : vouliez-vous vous impliquer directement dans cette représentation narrative ?

Oui, j’ai plaqué la texture de mon visage sur ce personnage et je me suis mise en scène dans ce robot codé au féminin. Je me sens personnellement affecté par la situation des artistes féminines. Aiva dit exactement ce qu’elle doit dire, nourrie qu’elle est par ceux qui la codent, elle sait exactement qui et ce qu’elle doit représenter, comment elle doit projeter cette représentation masculine de la muse sur les hommes, mais bien sûr dans son discours, le sous-entendu ironique qui perce provient de moi.

Beaucoup de films présentés au festival jouent avec l’esthétique et l’environnement du jeu vidéo. Est-ce que vous y voyez une tendance ?

L’esthétique du jeu vidéo s’inscrit depuis un certain temps dans la réalisation de films. Il y a des avantages techniques à cela. Il y a par exemple le real-time rendering (rendu en temps réel dans les jeux vidéo ; N.D.A.) qui permet en jouant de faire des enregistrements ; on gagne du temps dans la réalisation ou tout simplement cela permet de pouvoir créer un environnement même si on n’a pas accès à un studio d’animation. En comptant Aiva, c’est mon troisième film créé avec un moteur de jeu, dont deux qui ont pour sujet le marché de l’art. Je trouve cet outil pertinent, car il reflète le système fermé du gaming qui a ses propres règles, comme le système du marché de l’art. Je thématise ces règles, essaie de les briser ou du moins de les questionner dans mes films et cette esthétique s’inscrit dans cette optique de jeu. L’approche sert mon propos, mais c’est le narratif le plus important, pas la technique utilisée. Je développe d’abord mon histoire et choisis après l’outil qui lui convient.

Propos recueillis par Malik Berkati, Dresde

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Malik Berkati

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