Fuocoammare, par-delà Lampedusa
Il n’y a pas assez d’eau dans cette mer Méditerranée, berceau de la civilisation moderne, pour juguler l’incendie qui ronge nos sociétés occidentales. Les chiffres se suivent, s’entassent, se superposent depuis des années dans les médias, ils ne veulent plus rien dire. Les tragédies se suivent, s’entassent, se superposent depuis des années sur les côtes sud et nord de cette mer devenue cimetière, elles ne veulent plus rien dire. Les chiffres, les tragédies se noient également dans cette litanie devenue le cache-misère de cette honte désincarnée collectivement pour rester individuellement supportable.
Une mer qui nous marque au fer rouge
Fuocoammare, réalisation qui explose le genre et la frontière documentaire/fiction, a remporté l’Ours d’or à la dernière Berlinale. Nous en avions parlé abondamment ici et là. Pourquoi faire à nouveau un article à l’occasion de sa sortie ce 31 août (Suisse romande) et 1er septembre (Suisse alémanique) ? Parce que la tragédie continue et que nous en avons de moins en moins honte. Honte de laisser des êtres humains mourir à nos pieds, honte de se barricader derrière nos frontières, nos égoïsmes collectifs, pire – nos relents fascisants fleurant bon le début du siècle passé. Honte de laisser la charge de l’accueil de la grande majorité des réfugiés aux pays de la rive sud de notre civilisation, au très grand risque de les déstabiliser plus encore et d’engendrer d’autres tragédies que celles déjà provoquées – pour la plupart – par les interventions intempestive des Alliés du 21è siècle dans cette région. Mais honte aussi de laisser du côté nord de Mare Nostrum la charge de solidarité consentie par la bien mal nommée Union européenne aux populations les plus fragiles d’Italie et de Grèce.
C’est ici que le film de Gianfranco Rosi est remarquable : montrer la tragédie en parallèle, avec une finesse et délicatesse qui contiennent intrinsèquement une des plus belles qualités de l’être humain : la bienveillance. La bienveillance est partout dans ce film fixé sur canevas tragique. Dans le regard du réalisateur sur ses protagonistes qui vivent à Lampedusa et ceux qui arrivent sur cette île, dans les gestes du docteur Pietro Bartolo envers les réfugiés – morts ou vivants – comme face à Samuele, 12 ans qui veut devenir pêcheur comme son père, dans les chansons-dédicaces faites à la radio locale, dans un simple repas du soir réunissant 3 générations. En parallèle ? Oui, car les mondes ne se mélangent pas. Les Lampédusiens et les migrants ne se rencontrent pas ou peu. Et pourtant les uns restent en arrière-pensée des autres, tels des fantômes qui hantent le quotidien.
Montagne russe d’émotions
Le réalisateur fait respirer son long-métrage par l’humour que certaines situations provoquent – particulièrement en rapport avec Samuele, véritable fil rouge du film – mais il n’épargne pas le spectateur pour autant. Quand sur un bateau secouru des survivants hagards sont évacués après la sortie des cadavres, des corps dans des sacs, une larme de sang qui coule sur la joue d’un survivant, les femmes qui pleurent, c’est à la vie, à la mort !
À la vie bon dieu ! Comme le gamin qui récupère peu à peu son œil, nous pouvons récupérer le nôtre. C’est à la vie ! Gestes lents et quotidiens comme faire le café du matin. À la vie ! Comme ces rescapés qui organisent un match de foot entre eux. À la vie ! Comme l’enfant qui parle dans la nuit aux oiseaux pour les apprivoiser.
Le docteur Bartolo prescrit à Samuele des lunettes avec un verre borgne pour entraîner un de ses yeux paresseux à regarder. Gianfranco Rosi nous donne ses images pour nous obliger à ouvrir les yeux. Il ne juge pas, il montre. À chacun d’entre nous de juger.
De Gianfranco Rosi; avec Samuele Pucillo, Mattias Cucina, Samuele Caruana, Dr. Pietro Bartolo, Giuseppe Fragapane, Maria Signorello, Francesco Paterna, Francesco Mannino, Maria Costa; Italie, France ; 2016 ; 108 min.
Malik Berkati
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