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Green Border d’Agnieszka Holland – Chronique d’une tragédie humanitaire

La vétérane du cinéma polonais, nommée trois fois aux Oscars et célèbre pour son récit de la Shoah avec Europa Europa (1990, basé sur l’autobiographie de Salomon Perel, jeune juif contraint pendant la Seconde Guerre mondiale d’épouser l’idéologie communiste lorsqu’il fuit en Union Soviétique, puis celle du nazisme lorsque les Allemands envahissent l’orphelinat où il est réfugié), a également réalisé plusieurs épisodes de séries étasuniennes à succès, telles que The Wire ou House Of Cards. Jusqu’en avril, elle était présidente de l’Académie européenne du cinéma (EFA) – c’est l’actrice française Juliette Binoche qui reprendra la présidence le 1er mai. Elle revient sur les écrans avec un film coup de poing, loin du manifeste, qui expose la complexité politique et sociale qui se joue aux frontières de l’Europe.

Green Border d’Agnieszka Holland
Image courtoisie trigon-film

L’observation de la situation des réfugiés qu’Agnieszka Holland présente à l’écran est filmée sous l’angle de l’humanisme, renvoyant aux spectateur∙trices un récit qui n’est pas agréable à regarder – pourtant nécessaire à voir, puisque ce qui se trame derrière les barbelés est en partie fait en notre nom. En partie, car de l’autre côté de la frontière, celle du Bélarus, l’intention est cynique et manipulatrice : il s’agit de mettre en difficulté les pays ouest-européens en jouant sur les rouages de ce que l’on nomme communément « la crise migratoire ». Le Bélarus d’Alexandre Loukachenko, allié de la Russie de Vladimir Poutine, vendait aux aux ressortissant·es syrien·nes et afghan·es des visas d’entrée sur leur territoire, promettant un passage facilité au sein de l’UE à partir de leur territoire.

Lorsqu’elle a pris conscience de cette tragédie humanitaire qui se jouait à la frontière, la réalisatrice a décidé de la mettre en lumière, puisque les médias étaient interdits d’accès à la zone frontalière et surtout qu’ils se sont pliés à cette injonction gouvernementale. Ce qu’il fallait cacher, c’est le procédé illégal du pushback, pratiqué tant entre la Pologne et le Bélarus qu’entre la Grèce et la Turquie, ou sur la côte sud de la Méditerranée par l’UE, représentée par Frontex (l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes, dont la Suisse fait également partie).

À l’automne 2021, une famille syrienne, une femme âgée afghane parlant anglais, et leurs compagnon·nes de désarroi se retrouvent embourbé·es dans les forêts marécageuses de Podlachie, où les militaires les renvoient violemment d’un côté à l’autre de la « frontière verte » dès qu’ils les attrapent. Des activistes polonais·es essaient de leur venir en aide, rejoint∙es par Julia (Maja Ostaszewska), une psychologue qui se lance dans l’action. Cependant, leurs moyens d’actions sont matériellement et légalement limités. Les risques pénaux qu’ils et elles encourent ne sont pas négligeables. De son côté, Jan (Tomasz Włosok), garde-frontière sur le point de devenir père, assume sa sinistre mission de pushback en se murant dans le silence, avec tous les signes annonciateurs d’un syndrome post-traumatique à venir.

Rarement le terme no man’s land n’aura été évoqué avec autant d’acuité, au premier degré, que dans le récit de la cinéaste polonaise : dans cette zone grise, les gardes-frontières bélarusses et polonais·es se comportent de manière déshumanisante, comme dissocié·es de toute morale ou de conscience introspective propre ; les réfugié·es sont tout simplement déshumanisé·es, réduit·es à des « patates chaudes » renvoyées d’un côté à l’autre de la frontière. Amina (Dalia Naous), Bashir (Jalal Altawil), leurs enfants et Leila (Behi Djanati Atai) vont être à nouveau les instruments d’une géopolitique, la même qui les a mis·es sur le chemin de survie de l’exil.

À 74 ans, après avoir évoqué l’urgence environnementale en 2017 avec Spoor (Pokot, Le Tableau de chasse, Prix Alfred-Bauer-Preis pour l’innovation de la Berlinale – Prix qui depuis 2020 a été changé en Prix du jury, car des révélations sur le passé nazi d’Alfred Bauer a entaché sa réputation), et s’être un peu perdue dans une esthétique stylistique avec Mr. Jones (L’Ombre de Staline, 2019), un film historique évoquant l’Holodomor (l’extermination par la faim de millions d’Ukrainien·nes sous l’ère stalinienne), la cinéaste polonaise décrit ici l’urgence humanitaire bafouée dans ces principes les plus fondamentaux. Green Border nous place au plus près de ses protagonistes, avec une caméra très nerveuse qui circule entre les différentes perspectives pour nous plonger dans le sort réservé à celles et ceux qui tentent de gagner l’Europe. Précisément documenté – la réalisatrice a rencontré des migrants, des gardes-frontières et des activistes pour écrire son scénario avec Maciej Pisuk et Gabriela Łazarkiewicz-Sieczko –, tourné en noir et blanc, ce qui permet de placer le récit dans une continuité historique, ce film brûlant d’actualité multiplie les points de vue pour interroger les consciences. Car si l’inhumanité du sort réservé aux refugié∙es est évidente, savoir ce que chacun∙e de nous ferait dans les circonstances particulières ne l’est pas. Tout le monde est-il capable de désobéissance civile ? Est-ce que parfois les volontaires activistes n’agissent pas plus pour elles-mêmes et eux-mêmes que pour celles et ceux qu’ils sont censé∙es aider ? Est-ce que lorsque l’on est dépositaire du pouvoir sécuritaire, on peut se cacher derrière les discours officiels pour s’affranchir de sa responsabilité dans des exactions ? Lorsque l’on fait partie d’un corps d’autorité, peut-on sortir du rang au risque de mettre en péril les conditions de vie de sa famille ? Toutes ces nuances, Agnieszka Holland les formule sur l’écran, sans omettre d’y insérer une dernière perspective, celle d’une jeunesse avide de vivre-ensemble, dans une scène énergisante et plus optimiste qui fait se rencontrer de jeunes migrants africains avec deux jeunes franco-polonais qui se retrouvent sur le terrain d’une culture commune, celle du hip-hop et des chansons de rap qui traversent toutes les frontières.

Green Border d’Agnieszka Holland
Image courtoisie trigon-film

Avant même la Première du film à la Mostra de Venise 2023, Green Border a fait l’objet d’une violente campagne à charge des nationalistes polonais, y compris par le gouvernement alors aux affaires mené par le parti ultra-conservateur PiS (Droit et Justice). Le ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, issu du parti d’extrême-droite Pologne souveraine, allié au PiS, a comparé le travail d’Agnieszka Holland aux films de propagande nazie sur le réseau social X (ex-Twitter) ; la réalisatrice a déposé plainte contre lui pour diffamation. Elle a également été la cible d’une campagne de haine en ligne, de menaces de mort qui l’a obligée pendant un certain temps à avoir des gardes du corps.

Cette œuvre implacable et indispensable a remporté à la 80e  Mostra de Venise le Prix Spécial du Jury. On se demande bien ce que faisaient les membres du jury lors des projections pour avoir donné le Lion d’Or à Poor Things (Pauvres Créatures) de Yorgos Lanthimos !

De Agnieszka Holland; avec Jalal Altawil, Maja Ostaszewska, Behi Djanati Atai, Mohamad Al Rashi, Dalia Naous, Tomasz Włosok; Pologne; 2023; 152 min.

Malik Berkati

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