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Berlinale 2017 compétition jour #4: Spoor (Pokot) / Viceroy’s House / Una Mujer Fantástica (A fantastic Woman)

Ce 4è jour de la compétition est exceptionnel : deux films susceptibles d’avoir une récompense et un film de midi de bonne facture – même si, restons quand même mesuré, ce n’est pas un chef-d’œuvre. Le plus frappant à la fin de cette journée, c’est de constater que le fil rouge tendu entre ces 3 films qui traitent pourtant de sujets différents, dans des époques et continents différents, prêt à craquer et à libérer les énergies les plus néfastes sur notre temps, représente la même cohorte de damnés, visibles ou invisibles, de cette terre.

Spoor (Pokot)

La grande réalisatrice polonaise Agnieszka Holland nous présente cette année un film qui mixe à peu près tous les genres du cinéma avec une exultation non dissimulée et l’habileté de l’expérience qui procure de la liberté si on en joue avec légèreté. Ce western-thriller-comédie-drame-fantastique écologique est basé sur le bestseller d’Olga Tokarczuk, traduit en français sous le titre Sur les ossements des morts–  l’écrivaine ayant également co-écrit le scénario.

Dans une région reculée de Pologne frontalière avec la Tchéquie, Duszejko, une ingénieure en génie civil à la retraite, végétarienne, astrologue, institutrice d’anglais à ses heures perdues, vit seule dans une maison isolée avec ses deux chiens, au milieu de la nature, entourée de chasseurs invétérés. Un jour, ses deux chiens disparaissent et malgré des battues, des avis placardés partout dans la petite ville, ils restent introuvables. Quelques semaines plus tard, son voisin braconnier est retrouvé mort dans sa maison. Cette mort marque le début d’une série de morts violentes d’autant plus inexpliquées qu’à chaque fois, sur le lieu du crime, la seule chose que l’on retrouve ce sont des traces d’animaux. Puisque les victimes sont toutes des chasseurs, Duszejko – dans ce rôle exquis Agnieszka Mandate ressemble tantôt à une Miss Marple naturaliste, tantôt à une shérif-justicière, tantôt à une sorcière histérique – n’explique ces meurtres que d’une seule façon : ils ont été perpétrés par des animaux sauvages.

Agnieszka Mandat - Pokot | Spoor © Robert Paêka
Agnieszka Mandat – Pokot | Spoor
© Robert Paêka

Le perspective proposée par Agnieszka Holland et Olga Tokarczuk est celle que la nature se rebiffe et qu’on a à faire à une sorte de vengeance des animaux envers les êtres humains qui, malgré les lois censées régir à minima leur rapport à l’environnement, ne respectent rien, tout occupés qu’ils sont à leurs pulsions meurtrières et avides de biens matériels. Les différents angles utilisés par Agnieszka Holland pour étayer son propos s’emboîtent finement : les différents points de vue sur les animaux – vivant libres dans la nature, massacrés par des chasseurs, empaillés, enfermés dans des cages pour être dépecés vivants, en peluche, en déguisement de fêtes ou costumes bunny pour le bordel – nous ramènent également à la condition humaine indissociable de l’environnement malgré ce qu’essaie de prêcher le prêtre de la région qui béni les pratiques de ses ouailles au nom de la sacro-sainte supériorité de l’Homme sur l’animal. Les considérations historiques, principalement en référence à la Deuxième guerre mondiale, qui émaillent le récit participent aussi du constat que ce film veut poser.

Les réactions à la sortie de la projection de presse étaient très intéressantes : les collègues nord-américains (au sens continental et pas seulement en anglais) y ont vu pour beaucoup une légitimation à l’écoterrorisme, à la vengeance sauvage, au meurtre quand quelque chose dysfonctionne. De ce côté de l’Atlantique, on voit les choses sous une autre lumière, celle qui met le projecteur sur un problème pour permettre au plus grand nombre d’en prendre conscience et d’essayer de le circonscrire, si ce n’est le résoudre, afin de ne pas en arriver aux extrémités évoquées. Allant dans ce sens Olga Tokarczuk explique que « les animaux ici sont aussi une métaphore pour les plus faibles, ceux qui n’ont ni pouvoir ni voix », ce à quoi Agnieszka Holland ajoute : « ce no man’s land où l’action se déroule sert aussi de support à la métaphore sur l’altérité, l’exclusion. Ce n’est pas pour rien que les marginaux dans le film (Duszejko se lie avec des personnes ayant de la difficulté à s’intégrer à la société, N.D.R.) s’y sentent à l’aise. Ici, ils n’ont pas besoin de prouver quelque chose à quelqu’un. La sensibilité du film, c’est de dire qu’il faut s’ouvrir aux plus faibles, garantir leurs droits. Et les plus faibles, ce sont les femmes, les homosexuels, les handicapés, les animaux, la nature… ». Olga Tokarczuk conclu sur ce constat assez pessimiste : «nous sommes en pleine crise intellectuelle et ce film est la trame qui nous indique par où on peut se sauver, sauver nos démocraties qui ne valent rien sans les plus faibles qui en font partie. Nous sommes entourés de pouvoirs qui se veulent totalitaires et leurs premières cibles, que ce soit que ce soit en Hongrie, en Pologne ou aux États-Unis, ce sont les plus faibles et la nature. »

Dans le film, alors que les braconniers posent des pièges dans la forêt, Duszejko, elle, pose des attrape-rêves. Alors dans l’action, rêvons, nous aussi, d’un monde qui préserve quelques valeurs fondamentales d’humanité et de solidarité…

De Agnieszka Holland ; avec Agnieszka Mandat, Wiktor Zborowski, Miroslav Krobot, Jakub Gierszał, Patricia Volny, Tomasz Kot, Borys Szyc, Andrzej Grabowski ; Pologne, Allemagne, République Tchèque, Suède, Slovaquie ; 2017 ; 128 minutes.

Viceroy’s House (hors compétition)

Pour ceux qui aiment le genre – mélodrame historique – le récit de la partition de l’Inde racontée par la réalisatrice britannique Gurinder Chadha devrait plaire. De bonne facture, profitant d’une bonne distribution, il est à même de faire couler quelques chaudes larmes dans les multiplexes, même si on n’est jamais sûr que ce soit pour la bonne raison (mais y a-t-il une raison plus valable qu’une autre pour pleurer ?), à savoir pour l’histoire d’amour contrariée ou pour les innombrables victimes qui ne cessent de tomber jusqu’à nos jours des suites de ce jeu géostratégique opportuniste.

Lily Travers, Hugh Bonneville, Gillian Anderson, Huma Qureshi, Manish Dayal - Viceroy’s House © Kerry Monteen Photography
Lily Travers, Hugh Bonneville, Gillian Anderson, Huma Qureshi, Manish Dayal – Viceroy’s House
© Kerry Monteen Photography

L’histoire se déroule en 1947 à la fin du régime colonial britannique en Inde. Lord Mountbatten est envoyé à Dehli dans la résidence du vice-roi avec sa femme et sa fille. Sa mission : mettre en place la transition et amener à terme l’indépendance du pays. Dès son arrivée, il est confronté aux luttes stratégiques des britanniques, aux revendications identitaires des régions, aux représentants des différentes forces politiques qui veulent s’approprier le pouvoir à venir. Á ceci s’ajoute la violence qui éclate entre les communautés hindoues, sikhs, musulmanes. L’idée de la réalisatrice et de son coscénariste Paul Mayeda Berges est de montrer ces conflits qui secouent le pays à travers le microcosme de la résidence du vice-roi qui emploie 500 personnes de toutes origines indiennes et dans laquelle toutes les grandes figures de l’époque (Nehru, Jinnah, Gandhi) viennent négocier.
Cette histoire qui touche de très près la réalisatrice puisque sa famille a été victime de la partition du pays, fait écho à toutes les forces impérialistes et colonisatrices qui ont sévit à travers l’époque moderne et contemporaine et façonné le monde actuel, avec les problèmes inhérents créés. Les frontières de l’Afrique, du Moyen et proche Orient tracées pour servir les intérêts hégémoniques des uns et des autres avec pour résultats, de nos jours, des guerres et conflits qui n’en finissent pas de continuer et se multiplier, mais aussi les murs qu’on a à peine le temps d’abattre d’un côté que de l’autre un autre s’érige, mais aussi cette Europe tendue sur des forces qui cherchent à la rediviser et morceler, et bien sûr, tel un leitmotiv qui court sur toute cette Berlinale, à l’issu de chaque projection, quel que soit le sujet (c’est dire si le problème est grand), à chaque conférence de presse, la menace que fait peser Donald J. Trump sur le monde fragilisé, puisque c’est bel et bien l’apanage des système autoritaires – et plus si affinité : diviser pour mieux régner.

De Gurinder Chadha ; avec Hugh Bonneville, Gillian Anderson, Manish Dayal, Huma Qureshi, Om Puri ; Inde, Grande-Bretagne ; 2016 ; 106 minutes.

Una Mujer Fantástica (A fantastic Woman)

Comme Pokot (Spoor), ce film est « oursisable ». Très même. Car Sebastián Lelio sait admirablement filmer les femmes – il avait d’ailleurs permis à Paulina Garciá, l’interprète de Gloria, de gagner l’Ours d’argent de la meilleure actrice en 2013 – et raconter des histoires simples et universelles sans surexposer son propos.
L’histoire, c’est celle de Marina et Orlando, un couple d’amoureux avec une grande différence d’âge mais qui compte s’installer ensemble pour le reste de la vie. Un soir, ils fêtent l’anniversaire de Marina dans un restaurant puis rentrent chez. Au milieu de la nuit Orlando ne se sent pas bien et lorsqu’ils arrivent à l’hôpital, Orlando meurt des suites de sa rupture d’anévrisme.
La femme c’est Marina.
Mais si Marina est bel et bien une femme, certaines personnes ne la reconnaissent pas comme telle. Marina, quotidiennement, même si la plupart des gens la traitent normalement, est confrontée à la définition de son identité par les autres. Mais la mort d’Orlando va la jeter en pâture à tous ceux qui ne supporte pas l’altérité et se donnent le droit de décider quel est l’ordre des choses. Évidemment, cette histoire aurait pris le même cours si Orlando, mari et père de famille bourgeois, était mort dans les bras de sa maîtresse. Elle aurait également dû se battre pour avoir le droit de prendre congé de son amant au même titre que sa famille et ses amis. Elle aurait également dû affronter les préjugés de classe, puisqu’en réalité tout est rapport de force dans nos sociétés. Néanmoins une petite différence caractérise cette hypothétique maîtresse et Marina : l’essence de son identité n’aurait pas été questionnée, mise à nue par les constantes humiliations censées, pour les uns venger la terrible tache de sa présence auprès d’Orlando, pour les autres affirmer une position de pouvoir, pour d’autres encore légitimer l’exclusion. Á la peine d’avoir perdu son amour, à l’ostracisme social, on ajoute au fardeau de cette femme l’outrage.

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Il n’existe pas une multitude de moyens pour sortir des ornières du mépris dans lesquelles une partie de nos contemporains jettent ceux qui n’entrent pas dans leurs cadres. En gros, deux. L’abandon et le lutte. Marina est de la trempe de ceux qui luttent pour leurs droits, pour leur liberté et avant tout pour leur dignité. Une courte mais très emblématique scène expose en image cette volonté de fer dont elle fait preuve : dans un travelling onirique, elle marche dans une rue dans un vent contraire qui forcit à mesure qu’elle avance et balaie son visage des feuilles mortes qu’il soulève. Le vent est si violent qu’elle n’arrive plus à avancer, mais penchée vers le vent, elle résiste et son corps refuse de reculer, de tomber.
Plusieurs fois le terme de civilisation (« réglons ce problèmes de manière civilisée », « tu ne peux pas être civilisée et respecter le deuil de la famille », etc.) revient dans la bouche de ceux qui, sans vergogne, se croient autorisés à refuser à d’autres la part indivisible et fondamentale qui fonde l’humanité. Le problème est que cette civilisation dont ils se revendiquent se réduit à peau de chagrin. Nous sommes tous des êtres humains. C’est tout. Le reste n’est que dogmatisme et pauvreté d’esprit.
Et parce que Marina est incarnée avec autant de force et de prestance, que Sebastián Lelio la filme avec autant de délicatesse et d’attention, il serait fantastique que Daniela Vega reçoive, après Paulina Garciá, un Ours d’argent de la meilleure actrice pour cette mujer fantástica.

De Sebastián Lelio ; avec Daniela Vega, Francisco Reyes, Luis Gnecco, Aline Kuppenheim, Nicolas Saavedra, Amparo Noguera, Nestor Cantillana, Alejandro Goic, Antonia Zegers ; Chili, États-Unis, Allemagne, Espagne ; 2017 ; 104 minutes.

Malik Berkati, Berlin                                      

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Malik Berkati

Journaliste / Journalist - Rédacteur en chef j:mag / Editor-in-Chief j:mag

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