Jean Ziegler – L’optimisme de la volonté
Le film de Nicolas Wadimoff, plus qu’un documentaire biographique est l’hagiographie d’un éternel révolté qui a connu le siècle comme on disait autrefois. Et qui a participé à la formation d’une flopée de cerveaux universitaires, dont Wadimoff… et moi-même. Difficile donc de ne pas se sentir concerné par cette histoire tout d’abord, et de ne pas participer – inconsciemment – à cette hagiographie. Exceptionnellement donc, et pour mettre clairement de la conscience dans les mots, le critique parle à la première personne.
Jean Ziegler a l’attribut essentiel à un être humain pour devenir ce que l’on appelle un personnage : il ne laisse personne indifférent. De manière manichéenne mais très réelle, que ce soit dans le monde politique national et international, dans le monde des médias, celui de la finance comme celui de l’Université lorsqu’il était notre professeur de sociologie, Ziegler est adulé par ceux qui boivent ses paroles et détesté par ceux qui se reconnaissent dans ses mêmes paroles. Il n’y a pas beaucoup de place aux nuances quant à l’opinion que les gens ont de lui, un peu comme le reflet de ses invectives médiatiques laissant de côté les nuances rhétoriques pour gagner en efficacité dans ses punchlines. Ce documentaire ouvre la voie de la nuance à propos de Jean Ziegler.
Même si le personnage joue sa partition avec Wadimoff, il ne peut pas éviter les questionnements – parfois même la contradiction – que lui oppose le réalisateur qui se fait même traiter de réactionnaire et de tacler au passage les médias. Mais surtout, l’intrusion du personnage privé dans sa représentation publique le ramène à l’humanité singulière, celle de toutes et tous qui sont menés par leurs convictions mais vivent dans la complexité que ces convictions portent dans leurs sillages : doutes, compromis avec la réalité, regrets, etc.
Deux piliers : Erica Deuber Ziegler et Che Guevara
Très touchant, et surtout très révélateur, la présence de sa femme Erica Deuber Ziegler dans ce voyage à Cuba qui sert de fil rouge au film, présence qui, en filigrane, dessine la présence de toute une vie. Elle est toujours à côté, un peu en retrait, le regardant parler, interroger, discourir. Son regard affectueux posé sur lui mais également parfois dubitatif. Elle est le témoin-réflexion du parcours d’un homme en mission. Celle que le Commandante Che Guevara a confié en 1964 au jeune Jean Ziegler : ne pas le suivre dans la guérilla armée mais rentrer en Suisse pour lutter dans le cerveau du monstre capitaliste. Et c’est ce qu’il n’a cessé de faire depuis lors en fustigeant le pouvoir des oligarchies capitalistes et les responsables de la faim dans le monde. A 82 ans, le combat continue même si, lors de ce voyage à Cuba, ses idées révolutionnaires sont mises à l’épreuve d’une réalité post-révolutionnaire. Alors que, par exemple, Jean voit dans la non-pollution de l’espace publique par les publicités une respiration salutaire des esprits, Erica y voit la pénurie. « Tout le temps, elle me confronte à la réalité alors que je passe mon temps à prendre la tangente » dira-t-il à la fin du film. Mais la réalité, dans son ingénuité, lui joue un bon tour et déjoue la tentation d’une critique facile et primaire de la révolution : victime d’un grave affaiblissement, Jean Ziegler se retrouve hospitalisé… ce qui lui permet à loisir – et non avec une certaine jubilation – de louer le système de santé cubain. Depuis son lit d’hôpital, il continue à interroger les personnels hospitaliers, à s’émerveiller, même si, sous le regard un peu circonspect de sa femme, face à une doctoresse qui lui dit qu’elle va partir 3 ans à Bahreïn dans le cadre de la coopération et assistance médicale, il ne cesse de dire qu’elle est animée par une mission, qu’elle est admirable puisqu’elle laisse son mari et ses enfants par solidarité, alors que sa femme soutient qu’elle ne fait qu’obéir.
Missionnaire
Jean Ziegler se voit comme une 5è colonne agissant au cœur du système, mais il finit par dire dans ce qui ressemble à un regret, n’avoir jamais fait le dernier pas, « je suis heureux, privilégié, je suis resté le petit bourgeois qui porte même un peu la gloire de ses livres. » C’est cette sorte de péché originel non surmonté qui l’oblige à s’engager. Pour lui, tout le monde doit accomplir sa tâche de solidarité. Ziegler à cet égard croit au destin singulier des 7,2 milliards d’habitant de la planète, avec chacun une mission sur cette terre. Peut-être une réminiscence de son origine protestante (il s’est converti au catholicisme lors de sa période parisienne des années 60) ? Quoi qu’il en soit le volontarisme contre le déterminisme, il ne cesse de marteler le seul sens acceptable de la vie : l’utilité sociale des actions de chacun, même s’il avoue des erreurs, de la mauvaise conscience, des sentiments de culpabilité.
Ziegler fait-il partie des vainqueurs ou des perdants, face au « Monstre » ? se demande Nicolas Wadimoff. Vraisemblablement le monstre est invincible, mais l’erreur serait de ne pas continuer à lutter contre lui, à cesser de tenter de corriger ses plus grands biais, à baisser les bras devant sa croissance tentaculaire car si on le laisse faire, l’issue inéluctable est l’autophagie.
Et ça, Professeur, c’est la meilleure leçon que vous nous avez donnés et que Nicolas Wadimoff a finement su faire ressortir : tel un écho à Guillaume d’Orange, votre parcours illustre sa célèbre phrase – Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.
de Nicolas Wadimoff; Avec la participation de Erica Deuber Ziegler, Dr. Roberto Fernández Retamar, Segis Petschen, José Alberto Hernández de la Osa, Luis Hernández Serrano, Yamila Morales Góngora, Dianelys González Sardiña; Suisse; 92 minutes.
Le film est en salles en Suisse Romande et Suisse Alémanique.
Malik Berkati
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