Le Consentement, de Vanessa Filho, d’après le live éponyme de Vanessa Vanessa Springora, porte sur grand écran les rouages d’une emprise pédocriminelle
Vanessa Filho, la réalisatrice de Gueule d’ange (2018), réussit une adaptation fidèle, grâce à la performance incroyable de Jean-Paul Rouve, terrifiant en manipulateur pervers, et offre à l’ancien Robin des bois un rôle d’une froideur glaciale et implacable face à la jeune Kim Higelin, bouleversante en adolescente séduite, sous emprise, manipulée, utilisée puis brisée.
Quiconque s’est plongé dans la lecture du livre de Vanessa Springora, Le Consentement (Ed. Grasset), sorti début janvier 2020, s’est retrouvé en état de choc tant ce récit, personnel, intime, mais aussi salvateur et nécessaire, dévoilait avec des mots lapidaires ce que l’auteure, alors jeune adolescente, avait « vécu » – le terme exact est « subi » – dès ses treize ans.
Vanessa Springora raconte comment elle a été séduite, dans les années 80, par Gabriel Matzneff (cité que par ses initiales G.M. dans l’ouvrage), alors quinquagénaire. Tout au long des pages qui se dévorent, la jeune fille raconte comment elle a été follement amoureuse de lui, comment elle s’est sentie aimée de lui, croyant avoir rencontré son prince charmant, le prince charmant que l’on raconte aux petites filles pour les aider à s’endormir. Il faut avouer que cet homme qui vient la chercher à la sortie du collège sait merveilleusement manier les mots et bénéficie d’une aura dans le milieu littéraire parisien dans lequel travaille la mère de Vanessa. Mais la jeune fille découvrira que son prince charmant est un ogre, un pédophile patenté qui œuvre publiquement, au vu et au su de tous, en particulier de ce milieu littéraire qui le porte aux nues. Quand G. M. part aux Philippines avec un ami d’une maison d’édition, il lui laisse accès à sa garçonnière où il écrit : Vanessa, découvre qu’elle n’est qu’une de ses nombreuses victimes. Vanessa découvrira que l’ogre note tout ce qu’il fait avec elle comme avec les autres et que ses exploits sont publiés, dévoilant par le menu ses pratiques.
Cette lecture fut un choc pour la réalisatrice Vanessa Filho qui a rapidement vu l’ébauche d’un scénario d’un film à mesure qu’elle lisait l’ouvrage. La cinéaste explique la nécessité qu’elle a ressenti de porter sur grand écran les émotions qu’elle a éprouvées lors de la lecture de ce livre :
« Aux images générées par le récit de l’auteure sont venus s’associer des cauchemars. Ils se sont imposés à mon imagination, et ne m’ont pas quittée. Si des images me hantent ainsi, elles créent en moi une nécessité d’être mises en scène. »
Mais adapter ce récit autobiographique n’était pas une maigre affaire vu son contenu explosif. Il fallait réussir à faire comprendre l’emprise et les abus sexuels dont Vanessa Springora a été victime par le romancier Gabriel Matzneff depuis leur rencontre et pendant plusieurs années. Ce témoignage glaçant et souvent éprouvant révèle les pratiques pédocriminelles d’un écrivain respecté dans la profession, adulé par un milieu littéraire parisien, récompensé par de nombreux prix (on comprend les copinages des comités d’attribution des prix) et adoubé par de nombreux journalistes. Pour reconstituer l’époque à laquelle Gabriel Matzneff a sévi en toute impunité, une époque où la littérature est placée au-dessus de la morale quelqu’en soit le contenu, Vanessa Filho insère dans son film la fameuse séquence de l’émission Apostrophe, diffusée en 1990, où Bernard Pivot cite avec amusement certains passages scabreux et choquants du dernier livre de Gabriel Matzneff alors que tous les invités du plateau gloussent: seule et contre tous, Denise Bombardier s’en prend vivement à Gabriel Matzneff, soulignant que dans son pays – le Québec – il serait en prison et non couvert de prix littéraires. Sa prise de position téméraire reste mémorable et les maisons d’édition française la lui feront payer.
Dès les premières séquences, Vanessa Filho nous plonge aux côtés du prédateur et de sa victime en sélectionnant les répliques qui font mouche et qui glacent le public à mesure que l’emprise se fait sur l’adolescente. La réalisatrice a su montrer avec maestria comment Gabriel Matzneff revendiquait ses pratiques en les assumant pleinement et en se délectant à les raconter par le menu, par exemple, dans son livre Les Moins de seize ans, publié en 1974, ou encore dans l’émission Apostrophes en 1990, mentionnée plus haut.
Début 2020, Gabriel Matzneff est visé par une enquête pour viols sur mineurs de moins de quinze ans. En septembre 2021, l’ancienne journaliste Francesca Gee raconte avoir elle aussi eu une relation avec lui quand elle avait quinze ans, dans les années 1970 : on découvre que l’ogre a sévi pendant de nombreuses décennies. En août 2022, Gabriel Matzneff est entendu en audition libre par des policiers de l’Office central de répression des violences aux personnes.
Mais l’affaire Matzneff n’a aucune suite judiciaire, notamment parce que les faits dénoncés sont prescrits… Une aberration que les victimes ne cessent de dénoncer. À la sortie de son livre, les accusations de Vanessa Springora ont créé une onde de choc, ce que retrace le film, en soulignant comment les mentalités ont évolué.
Vanessa Filho a opté pour une adaptation fidèle au récit tout en relatant comment Vanessa Springora est devenue un objet sexuel non consentant et un objet de littérature malléable à souhait, remarquablement interprétée par Kim Higelin dont la silhouette gracile donne une immense crédibilité et une vulnérabilité, semant constamment le trouble dans le regard du public. Elle a veillé à ne jamais s’écarter de la vérité des personnages du livre, en particulier dans la méthode rodée avec laquelle Gabriel Matzneff chasse et ferre ses victimes.
Le choix de deux comédiens principaux était cruciale : les performances de Kim Higelin comme de Jean-Paul Rouve sont remarquables, tellement crédibles qu’elles figent le public dans un terrible effroi. Kim Higelin est d’une profondeur absolue, extrêmement sensible, brillante et très mûre intellectuellement et c’est sa soif de lectures qui la rend si sensible au verbiage autocentré de l’écrivain prédateur.
La cinéaste ne voulait en aucun cas faire jouer une adolescente et créer un traumatisme sur une jeune actrice de l’âge de Vanessa à l’époque des faits. L’aspect juvénile de Kim Higelin nous fait oublier qu’elle a vingt ans durant le tournage et suscite la confusion, le trouble et progressivement le malaise dans l’esprit du public.
Dans la peau de Gabriel Matzneff, le public découvre un Jean-Paul Rouve méconnaissable, qui livre ici une interprétation magistrale …. Peut-être le rôle de sa vie ! Le comédien a été bouleversé par le récit de Vanessa Springora, qu’il avait trouvé « fin, intelligent, jamais manichéen et éclairant sur la mécanique d’emprise » Quand Vanessa Filho lui a proposé d’endosser le rôle de Matzneff, Jean-Paul Rouve a eu envie d’essayer de comprendre qui était cet homme. Le comédien a travaillé sur ses attitudes, sa gestuelle, son phrasé et sa voix de velours. Il précise :
« Il parle assez doucement, comme un hypnotiseur. Sa voix est plus aiguë que la mienne, mais, une fois encore, il ne s’agissait pas de l’imiter. J’ai joué avec l’idée qu’il était conscient qu’il était brillant à l’oral et que sa voix était son arme. J’ai fait beaucoup de lectures avec Vanessa Filho ; nous avons cherché ensemble son phrasé, comme si nous faisions du chant parlé. »
Sur grand écran, le résultat est tout simplement bluffant, mis en lumière par le choix de mise en scène de Vanessa Filho : la cinéaste se place à la hauteur de la vulnérabilité de Vanessa et nous fait ressentir et comprendre sa confusion entre amour et une sexualité brutale, en décalage avec son âge et son inexpérience. Effectuant un travail peaufiné sur le jeu des émotions sur les visages, suggérant le mouvement des corps, la réalisatrice a privilégié les plans serrés.
Jean-Paul Rouve avoue ne pas être ressorti indemne de ce tournage et se confie sur sa préparation physique pour l’incarner :
« Matzneff est assez précieux. Il se tient très droit, ce qu’accentuent ses vestes militaires ou de safari. Je me suis dit qu’il avait conscience d’avoir de belles mains et qu’il en jouait pour séduire son auditoire. Je me suis donc mis de la crème pour les mains, à faire des manucures et des UV. J’ai travaillé une gestuelle à la manière d’un magicien. »
À l’instar du comédien principal, on ne ressort pas indemne de cette projection. Le livre de Vanessa Springora a créé un séisme. Le film de Vanessa Filho le réactive.
Mais Gabriel Matzneff a définitivement échappé à la justice et coule des jours heureux en Italie. Seule heureuse conséquence du Consentement : les éditeurs attitrés de Matzneff renoncent à commercialiser ses œuvres.
Firouz E. Pillet
j:mag Tous droits réservés