Le dernier film de Julian Schnabel, « At Eternity’s Gate », retrace les dernières années de Vincent van Gogh
Le biopic de Julian Schnabel relate admirablement les dernières années de la vie troublée de l’artiste, incompris et en avance sur son époque, soulignant son amitié extrêmement douloureuse avec Gauguin.
Julian Schnabel s’est d’abord intéressé à l’art. Il étudie les Beaux-Arts à l’université de Houston (1969 à 1983) où il obtient son Bachelor of Fine Arts puis une bourse d’études du Whitney Museum of American Art . Son succès foudroyant sur le marché de l’art est cependant remis en question par l’arrivée de Jean-Michel Basquiat, son benjamin de neuf ans, ce que Schnabel racontera dans son film Basquiat en 1996, dans ce film biographique sur l’artiste afro-américain, un film qui marque le début de sa carrière de réalisateur.
Il semblait évident que Julian Schnabel allie un jour ses deux amours : la peinture et le cinéma. Voilà qui est chose faire avec At Eternity’s Gate qui offre un voyage très réussi dans l’esprit et l’univers d’un homme qui, malgré le scepticisme ambiant, l’incompréhension de ses contemporains, l’indigence et la maladie, a créé l’une des œuvres les plus incroyables et admirées au monde. Sans se vouloir une biographie officielle, le film s’inspire des lettres de Vincent van Gogh, d’événements de sa vie, des rencontres avec son frère Theo, de rumeurs et de moments réels ou peut-être purement imaginaires.
Les cinéphiles s’interrogeront : « Encore un film sur van Gogh ? » On se souvient bien évidemment de La vie passionnée de Vincent van Gogh (titre original : Lust for Life), film américain réalisé par Vincente Minelli , sorti en 1956. Le film était très classique tant dans sa forme que dans sa façon d’aborder l’artiste à travers sa piété, ses amours déchues, l’amour qu’il porte à son frère, son caractère torturé et, surtout, sa dévotion obsessionnelle à la peinture et au dessin, responsables de sa « folie ».
Le film de Minelli commence lorsque Vincent van Gogh est envoyé en tant que prédicateur dans la région minière du Borinage, en Belgique. Vincent y découvre le dur labeur des mineurs et y cherche sa voie. Son frère Theo lui conseille de retourner chez leurs parents aux Pays-Bas et là Vincent y vit paisiblement en dessinant tout ce qu’il observe. Il tombe amoureux de sa cousine, mais celle-ci le repousse malgré son insistance.
Les cinéphiles se souviennent aussi du film Van Gogh, sorti en 1991, de Maurice Pialat. Très agité et très sombre, le film de Pialat se déroule en 1890 et présente les soixante-sept derniers jours1 de la vie de Vincent van Gogh , depuis son arrivée en train à Anvers-Sur-oise, où il est soigné et protégé par le Docteur Gachet jusqu’à sa mort consécutive à sa tentative de suicide. Pialat souligne l’apothéose de l’art du peinte postimpressionniste mise en parallèle avec la détérioration lente de son état mental, l’emprise de l’absinthe et ses rapports avec les femmes. Il imagine une histoire d’amour avec Marguerite, la fille du Dr Gachet.
At Eternity’s Gate, nominé aux Oscars, offre un voyage dans l’univers pictural et dans l’esprit de Vincent van Gogh, merveilleusement interprété par William Dafoe dont la ressemblance physique avec Vincent van Gogh, en particulier la forme maniée du visage et le regard, trouble. Dafoe s’avère être le meilleur acteur pour exprimer une vie intérieure toujours sur la tangente. Avec ce rôle, William Dafoe ajoute une autre performance magistrale à sa longue filmographie d’acteur. Il excelle dans un travail peaufiné dans les détails des attitudes et des expressions, profond et intense qui n’est pas sans rappeler sa performance dans La dernière tentation du Christ (1988). Incompris, jugé, stigmatisé mais écouté parfois par des personnes curieuses, de petites gens qui acceptent de poser pour lui comme Madame Ginoux (Emmanuelle Seigner), l’aubergiste qui pose pour Vincent van Gogh pour L’Arlésienne.
Julian Schnabel a effectué un choix judicieux pour incarner les différents protagonistes, même dans les rôles secondaires. On découvre ainsi Niels Arestruo en Madman, allongés dans des baignoires, cloisonnées par des planches en bois dont seule émerge la tête, conversant avec van Gogh. Schnabel a choisi de montrer les méthodes barbares usitées à l’époque pour « guérir » kes personnes considérées comme aliénées. Un peu plus tard, on découvre des patients d’un asile, en promenade à la queue leu leu, complètement engoncés dans des camisole de force.
Schnabel le peintre s’efforce de nous laisser voir les toiles seules, in situ, dans des champs ou des vergers, la peinture de van Gogh, presque scintillante et lumineuse, se met en concurrence avec la lumière du soleil elle-même. Lors d’une scène où le peintre a planté son chevalet en pleine nature, déboulent, en chahutant, des écoliers qui se mettent à observer le peintre en plein ouvrage. Soudain, l’institutrice (Anne Consigny), affolée, leur ordonne de ne pas regarder la toile et de partir. Cette scène résume parfaitement l’incompréhension que subissait l’artiste, beaucoup trop en avance sur son temps. La scène a dû être cocasse à interpréter pour l’actrice, mariée à un historien de l’art.
La qualité d’interprétation élégiaque de Dafoe suggère la mélancolie et la tristesse de van Gogh et pourquoi l’artiste était en avance sur son temps. William Dafoe, souvent silencieux, distille une présence magnétique, posant un regard profond à travers ses yeux bleus brillants, atteint un paroxysme lorsque les mots se dissipent de ses lèvres serrées et que Van Gogh interagit avec un monde qui risque de le rendre fou. Même dans les moments d’amitié avec Paul Gauguin (Oscar Isaac). Schnabel souligne l’importance de cette amitié entre ces deux artistes et insiste sur la dimensions organique de la peinture de van Gogh, qui semble travailler et malaxer la peinture comme un potier travaille l’argile. Quand van Gogh pose ses souliers délassés sur le plancher de sa chambre, le regard de Dafoe semble à la fois agité et inspiré alors que l’artiste se met à peindre sa paire de chaussures. Le cinéaste souligne l’immense tendresse et la présence de Theo (Rupert Friend) dans les moments difficiles, en particulier lors des hospitalisations : le frère accourt au chevet de Vincent de puis Paris, y laissant sa femme (Amira Casar). Ici aussi, lors des derniers jours de l’artiste à Auvers-sur-Oise, Vincent van Gogh peint énormement de tableaux dont des portraits du Dr Gachet (Mathieu Amalric) avec lequel il échange beaucoup d’idées.
Beau, émouvant et turbulent, le film distille avec subtilité, par touches à l’instar du peintre, une énergie de chute libre dont tous connaissent la finalité, d’où le titre.
Moments inventés, Instants réels ? Moments savoureux qui soulignent l’intelligence supérieur de van Gogh, capable de désarçonner son interlocuteur comme dans cette scène avec un chanoine (Mads Mikkelsen, en soutane) censé évaluer si l’artiste peut sortir de l’asile psychiatrique ou non. Vincent van Gogh répond aux questions du religieux, citant des passages et des paraboles de la Bible et argumentant avec nombre d’exemples issus des textes sacrés. Le curé s’en étonne et Vicent van Gogh de lui rétorquer : »Je suis fils de pasteur, j’ai grandi avec ces textes. » L’artiste vient de plaider sa sortie de l’asile.
At Eternity’s Gate brosse le portrait exaltant d’un homme qui se laisse submergé par les émotions. Le film, empli de beaux moments en pleine nature mais aussi des affres de l’artiste – ses internements, son oreille coupée – semble retranscrire les états d’âme de l’artiste dans ses moments d’inspiration et de création. Schnabel réussit un coup de maître en transcrivant les émois d’une âme qui souffre et dépeignant une oeuvre artistique radicale et exaltée.
On aurait souhaité rencontré Julian Schnabel sur son approche en tant que cinéaste et tant que peintre mais, malheureusement, j:mag n’a pas été sollicité pour un entretien, contrairement à d’autres médias romands.
En salle en Romandie.
Firouz E. Pillet
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