Le septième art tunisien est en deuil : Moufida Tatli, réalisatrice de Les silences du palais, a tiré sa révérence
La presse tunisienne a annoncé la nouvelle ce dimanche 7 février 2021: la réalisatrice scénariste et monteuse Moufida Tlatli est décédée, à l’âge de septante-quatre ans, après un long combat contre la maladie. Née en 1947 dans le quartier aux maisons joyeuses blanches et bleu ciel de Sidi Bou Saïd, Moufida Tlatli a fait ses études de montage à la fameuse école de cinéma de Paris, l’IDHEC qui sera intégrée à la FEMIS en 1988.
Lors de sa venue en 1995 en Suisse romande, à l’invitation du distributeur Trigon film, Moufida Tatli se confiait sur la période de ses études :
« J’ai vécu une époque charnière et dans ma vie en vivant ces deux modes de culture parallèlement : je sortais d’un milieu arabo-musulman traditionnel et, lors de mon arrivée en France pour mes études, j’ai tout de suite basculé dans le monde occidental avec Paris, Mai 68 et tout l’enthousiasme de cette révolution. J’avais déjà ressenti ce même enthousiasme à mes vingt ans, juste après l’indépendance du pays; cette période était euphorique et nous donnait l’impression d’avoir un pays à reconstruire après la colonisation.»
Après ses études, Moufida Tatli travaille à la télévision française comme scénariste et directrice de production. De retour à Tunis en 1968, Moufida Tatli travaille au montage de plusieurs films tunisiens dont Les baliseurs du désert de Nacer Khemir (le premier film d’une trilogie, qui est suivi par Le Collier perdu de la colombe (1991) puis par Bab’Aziz, le prince qui contemplait son âme (2005) et Halfaouine de Férid Boughedir; N.D.L.R.)
En 1994, Moufida Tatli passe derrière la caméra et réaliser son premier long métrage, Les silences du palais, co-écrit avec Nouri Bouzid, un chef-d’œuvre qui dévoile avec pudeur et finesse une triste réalité méconnue. Présenté au Festival de Cannes en 1994, puis au Festival de Fribourg, ce film était sorti sur les écrans romands en 1995.
Lors d’un entretien réalisé en audio pour Radio Cité et transcrit par écrit pour Scènes Magazine par la soussignée qui avait interrogée Moufida Tatli sur les origines de ce premier film en tant que réalisatrice, elle disait avec sincérité :
« Les silences du palais est un film né d’un besoin vital de répondre à des questions très privées que je me posais. C’était plus un travail sur moi-même, un questionnement dans lequel j’avais besoin de me retrouver en tant que femme entre deux générations, celle des années quatre-vingt-dix et celle des années cinquante. Je me sentais déchirée entre ce que j’avais reçu comme héritage des années cinquante et ce que je devais transmettre à la génération des années quatre-vingt-dix par rapport à ma fille. Le film dépasse mes intentions en résonnant avec la condition de la femme, avec l’intégrisme qui touche énormément la situation des femmes. Les femmes dont parle mon film ont vécu dans le non-dit, dans le silence et ont anesthésié leurs souvenirs.»
Ce film obtiendra un immense succès populaire en Tunisie et glanera une bonne dizaine de distinctions dans les plus grands festivals de cinéma tels que Cannes, Chicago, Milan et Istanbul et les Journées de Carthage.
Hors microphone, Moufida Tatli nous avait confié partager sa vie avec un géologue qui faisait des forages en mer parfois durant trois semaines. Elle avouait avoir le bonheur de vivre une relation paritaire : ainsi, si son mari partait en mer pendant trois semaines, elle assumait la tenue de la maison et s’occupait des enfants. A contrario, quand elle devait partir sur un tournage pendant plusieurs semaines, son mari prenait complètement le relais.
En l’an 2000, elle réalisera son second film, La saison des hommes et Nadia et Sarra (2004).
Comme monteuse, Moufida Tlatli a collaboré avec plusieurs réalisateurs tunisiens et étrangers de renoms, à l’instar du cinéaste algérien Merzak Allouache dans Omar Gatlatou (1977), Farouk Belloufa (figure célébrée et maudite du cinéma algérien, mort en avril 2018, N.D.L.R.) dans Nahla, Tayeb El Ouahichi dans Dhil el Ard (1982), Michel Khelifi dans Edh’Dhakira el khesba (1968), Mahmoud Ben Mahmoud dans Abbour (Traversée, 1982), Nacer Khemir dans El Haïmoun (Les baliseurs du désert, 1984) et Farid Boughedir dans Halfaouine, l’enfant des terrasses,1990).
En 2011, Moufida Tatli a été nommée au poste de ministre de la Culture dans le gouvernement de Mohamed El Ghennouchi.
Chapeau bas à une fière représentante de la femme orientale moderne, qui revendique et défend son statut à part entière dans la société orientale et qui a toute sa vie mis en garde face à la confusion entre Islam et fanatisme religieux:
« Je suis musulmane et pratiquante; par exemple je fais le ramadan, quand mon travail me le permet. Mais si je dois travailler durant la période du jeûne, je ne culpabilise pas. La religion doit rester une affaire privée. Mais le fanatisme religieux n’a rien à voir avec l’islam et sa pratique. Il y a beaucoup de musulmans pratiquants qui ne deviennent pas fanatiques. Je pense que, comme pour tout extrémisme, il faut lutter contre les dérives comme les intégrismes, quels qu’ils soient. »
Firouz E. Pillet
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