Locarno 2022 – Concorso Cineasti del presente : Yak Tam Katia? (How Is Katia) de la cinéaste ukrainienne Christina Tynkevych pose la question de la morale face à l’injustice
Kiyv, Ukraine avant l’invasion russe. À l’image des fléaux qui gangrènent les sociétés post-soviétiques, la corruption règne dans l’espace public, les institutions en sont affaiblies, ceux qui appartiennent à la classe moyenne enchaînent les boulots et les combines pour atteindre le but symbolisant la liberté : avoir son propre appartement. La vie semble être une course poursuite incessante contre les dettes qui s’accumulent dès qu’un pépin survient : il faut payer pour tout, les médicaments à l’hôpital, un avocat même lorsque l’on est partie civile, tout le monde reçoit des bonnes mains, de la professeure principale de Katia à sa mère, Anna, médecin urgentiste.
Anna est une mère célibataire qui vit avec sa sœur et sa mère atteinte de troubles de la mémoire, elle a un amant et veut offrir à sa fille Katia une vie agréable et ambitieuse. Cela commence par un prêt pour l’achat d’un appartement qui en est encore aux fondations. La route semble ardue, mais tout à fait praticable pour cette docteure active et volontaire. Hélas, le grain de sable qui fait dérailler son destin va s’avérer être un énorme coup de massue : en quête de justice, elle se heurte à la brute réalité d’un monde dans lequel tout se négocie. Elle se débat comme elle peut, tournant en rond dans un labyrinthe où l’éthique et la déontologie sont phagocytées par un système sclérosé, ne trouvant ni la sortie ni le repos.
Le premier film de la cinéaste ukrainienne est artistiquement remarquable, alliant, avec fluidité, la caméra à l’épaule du réalisme social et de magnifiques scènes fixes, mises en scène avec minutie, ouvrant sur différentes perspectives grâces aux effets miroirs, aux reflets qui donnent de la profondeur au récit. Ce travail d’orfèvre est d’autant plus remarquable que la réalisatrice a décidé de ne tourner chaque scène qu’une seule fois ! La mise en abîme de la douleur ultime, de la distorsion du temps, dans laquelle elle entraîne celles et ceux qu’elle mord dans la chaire de leurs âmes, est rendue avec finesse, sobriété et maîtrise, sans rajouter du pathos au drame, à travers une musique hyper lyrique, un jeu appuyé ou des effets véhiculant des réflexes émotifs. De ce point de vue, How Is Katia doit également beaucoup au jeu d’Anastasia Karpenko, tout en intériorité.
Loin des postures morales, Christina Tynkevych se contente de décrire une situation à travers un destin singulier, sans juger les un.es et les autres, chacun.e étant empêché.e dans leur chemin de vie, chacun.e faisant tout son possible pour avancer. Les revirements, les trahisons sont certes insupportables, mais sommes-nous vraiment à même de pouvoir dire que nous ferions mieux, plus juste ? Quand Anna demande au policier comment font les autres, il lui répond « ils cherchent de l’argent ! » ; quand sa sœur lui demande d’accepter l’argent qu’on lui propose, elle lui assène, désespérée, en espérant qu’Anna cède : « Je veux vieillir dans la dignité ! » Il n’y a pas de happy end à attendre d’une telle histoire, la fin, à la fois sombre et à la fois ouverte, laisse chacun.e face à ses propres obligations morales. On y réfléchit encore une fois, les lumières de la salle rallumées. C’est aussi pour cela que l’on va au cinéma…
De Christina Tynkevych; avec Anastasia Karpenko, Yekateryna Kozlova, Tetyana Krulikovskaya, Oleksii Cherevatenko, Iryna Verenych-Ostrovska, Elena Khokhlatkina, Ihor Koltovskyi, Tatiana Ostretsova, Sergiy Kiyashko, Viktor Zhdanov, Yurii Felipenko; Ukraine; 2022; 101 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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