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Locarno 2023 – Concorso internazionale : Cours, Shlomi, cours ! Rencontre avec Dani Rosenberg, réalisateur de The Vanishing Soldier

« On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » disait le poète*… Et quand on en a dix-huit, est-ce que l’ivresse amoureuse s’estompe dans les balbutiements de l’âge adulte ? Est-ce que la frénésie de la vie se noie dans les attentes de la société à son égard ? Pour Shlomi (Ido Tako, bouillonnant de justesse dans son rôle), la question est tranchée : il a faim et soif de la vie, il dévore d’ailleurs tout sur son passage et s’abreuve littéralement comme un enfant. Son appétence est inextinguible. Il a dix-huit et il veut vivre sa meilleure vie.

— Ido Tako et Mika Reiss – The Vanishing Soldier
Image courtoisie Festival du film de Locarno

Le problème de Shlomi est qu’il ne grandit pas dans un pays où son intensité vitale peut s’exprimer comme il le souhaite. Il est Israélien et, à dix-huit ans, on ne vit pas sa vie choisie, on fait son service militaire obligatoire et on sert sur les terrains de combat. Lors d’une opération à Gaza, Shlomi est séparé de son unité, il en profite pour s’enfuir du champ de bataille. C’est ici que va commencer sa course folle de 24 heures. De la maison de ses parents, vide, pour une raison mystérieuse qui s’expliquera plus tard, à Tel Aviv dans le restaurant où sa bonne amie travaille, en passant par la plage où, dans une scène à la fois drôle dans sa mise en scène et tragique dans son signifié, il va rencontrer deux touristes français∙es s’extasiant d’être en présence de ce jeune soldat qui représente pour eux « l’esprit du peuple juif ». Leur fascination va faire long feu lorsque le jeune homme se délestera de ses habits de soldat et volera ceux du touriste, ne gardant en bandoulière que sa mitraillette.

Dani Rosenberg nous entraîne avec virtuosité dans un enchaînement de séquences où Shlomi court et saute avec une énergie vitale d’un endroit à l’autre de sa vie, énergie qui va petit à petit s’étioler,;au fil du film, il se dépouille de ses illusions de jeunesse, de l’innocence qu’il avait encore. L’adolescent qu’il était au début de la journée va physiquement être marqué par la fatigue de cette course sans fin, son visage va s’émacier, les oripeaux de l’enfance vont disparaître dans le bourbier dans lequel il s’est mis en désertant, puisque tout le pays pense qu’il a été enlevé par des combattants de Gaza. Le traumatisme Gilad Shalit (soldat capturé par des combattants palestiniens en 2006 et libéré en 2011 en échange de la libération de centaines de prisonnier∙es palestinien∙nes) se réveille, les médias d’infos en continu obtiennent le nom du soldat soi-disant disparu, commencent à faire le pied de grue devant le domicile de Shlomi, pendant que l’armée intensifie ses attaques sur Gaza.

— Ido Tako – The Vanishing Soldier
Image courtoisie Festival du film de Locarno

Dani Rosenberg, avec son second long métrage, projette à travers l’écran une réalité cruelle qui mange les élans de vie des enfants de son pays, acculés à devoir partir, comme la petite amie de Shlomi, ou à servir l’armée et risquer leur vie dans des combats dont ils et elles ne connaissent pas les finalités. Évidemment, si leur horizon est obstrué, n’oublions pas que celui de ceux qui sont de l’autre côté du mur est, lui, sans aucun débouché.

Rencontre avec un cinéaste à la conscience aigüe des enjeux de son cinéma.

Très efficacement, par une sorte de séquences qui se succèdent de façon cohérente, vous montrez l’enchaînement des réactions qui entraînent les gens et le pays dans un cercle vicieux de violence. Quel est le défi en termes d’écriture pour que ces séquences soient aussi fluides et portent l’idée jusqu’à sa finalité ?

Notre intention première était de suivre le désir de vie, de liberté du protagoniste. Sa course le mène de lieux en lieux, et je voulais jouer un peu avec cet aspect de comédie romantique, car lui-même, d’une certaine manière, se voit comme un héros de comédie romantique. Il se retrouve en fait dans un film de Jacques Tati, il comprend petit à petit qu’il est entré dans un cauchemar. Il cherche à construire le narratif de sa vie, mais les choses s’écroulent les unes après les autres. Cela commence par son retour à la maison, qui fait écho au fils prodigue qui rentre, mais il n’y a personne à la maison. Il se lance alors dans un nouveau narratif, celui du jeune homme qui va retrouver sa petite amie, et ensuite de suite, pour finalement se retrouver tout seul.

Vous avez donc écrit un récit dans le récit…

Oui, il y a deux forces dans le film, le narratif et l’anarchie du récit qu’il produit lui-même et qui butte sur la réalité du narratif global.

Vous jouez un peu sur les genres, au début il y a le film de guerre, puis un aspect fantastique avec la maison vide avant de devenir un road-movie urbain…

Pour le début, j’ai juste construit le décor à partir des images exactes de Gaza après la guerre de 2014. Je reproduis l’état des rues et des destructions qui ont eu lieu.

Et l’idée de la maison vide ?

Cela vient d’un cauchemar que j’ai eu, revenir dans une maison vide, mais c’est aussi un hommage à un des grands films de l’histoire du cinéma, le film ukrainien The One Who Goes Into the Sea (1965).

Ce qui résonne dramatiquement avec l’actualité, c’est que Shlomi essaie de s’échapper du cercle vicieux, cela fait écho à ce que nous voyons en ce moment dans les nouvelles israéliennes avec les manifestations, les menaces de refus de servir par les réservistes… mais vous avez écrit ce film bien avant ces manifestations…

Oui, ce qu’il se passe en ce moment est une des choses les plus excitantes de l’histoire d’Israël, la jeune génération se lève et peut-être comprend qu’elle vit dans une sorte de démocratie qui depuis longtemps se délite. J’ai écrit ce personnage qui correspond à ce que la jeunesse revendique maintenant, mais je ne sais pas, je ne suis pas un prophète.

Vous avez capturé le Zeitgeist…

Oui, exactement.

Shlomi s’enfuit après que sa vie qui lui a été confisquée, il y a ce poids énorme qui pèse sur ses épaules (la sécurité du pays, l’honneur de la famille, le gardien de l’esprit juif) alors qu’il sort à peine de l’adolescence, c’est un fardeau qu’il ne veut pas et ne peut pas porter. Il semble qu’il n’y ait que deux possibilités pour les jeunes : partir comme sa petite amie ou faire ce qu’on est censé faire pour son pays…

C’est la réalité, mais quitter le pays, c’est la plupart du temps pour les privilégiés. Il faut de l’argent pour construire une nouvelle vie. Je ne parle pas des réfugiés, mais pour migrer normalement, il faut des moyens. La plupart des gens ne vont pas quitter le pays et restent dans cette réalité, mais peut-être qu’à présent, ils vont sortir de la paralysie et essayer de changer la réalité.

Il y a un sondage récent qui dit qu’environ 30% des Israéliens envisagent de quitter le pays…

Bien sûr ! Les habitants de la classe moyenne de Tel Aviv se réveillent soudainement et comprennent qu’ils vivent dans un pays qui peut bientôt perdre son statut de démocratie. Ils vont perdre leurs droits également. Au début du mouvement de protestation, j’étais très critique, car je me disais, « ah oui, maintenant vous vous réveillez quand cela vous affecte directement ! », mais au fond, à présent, je pense que l’important est qu’ils se réveillent !

The Vanishing Soldier de Dani Rosenberg
Image courtoisie Festival du film de Locarno

Ido Tako incarne de manière incandescente Shlomi et son évolution graduelle vers la perte de ses illusions de l’enfance. Pouvez-vous nous parler un peu de lui ?

J’avais Schlomi depuis des années en tête, mais je ne le trouvais pas. Un jour, Ido est entré dans la pièce où je faisais le casting et j’ai su immédiatement qu’il était Schlomi. On pouvait enfin faire le film ! Vous pouvez le voir sur l’écran, il le traverse ! Cela ne pouvait être que lui. Il a cette folle énergie que l’on voit à l’écran, à l’époque il était encore au service militaire, il est arrivé avec ses chaussures de l’armée ! Il était déjà immergé dans cette atmosphère. Nous n’avons pas eu besoin de faire beaucoup de répétitions avec lui, il a tout de suite compris le personnage et sa situation, de manière profonde. Nous avons plutôt parlé des aspects physiques de son personnage, il court beaucoup, fait du vélo…

Il saute aussi pour accéder aux lieux où il veut entrer…

Oui, il a cette libido qui fait exploser toute son énergie.

Les Palestinien∙nes sont omniprésent∙es dans les nouvelles télévisées, dans les conversations, mais leur destin est mis à distance, derrière les écrans de télévision, les gens entendent que des enfants sont morts dans les raids par exemple, mais on a l’impression que c’est abstrait pour eux…

Vous avez raison. Ce qu’il se passe en Israël depuis des années, peut-être que cela a débuté à la deuxième Intifada, quand le Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon, a construit le Mur de séparation, les Palestinien∙nes sont devenus pour les Israélien∙nes une sorte d’idée. Les gens de ma génération ont grandi, au contraire des générations précédentes, sans contact avec les Palestinien∙nes. Le seul moment où les jeunes générations voient des Palestinien∙nes, c’est aux informations – mais là, ils sont seulement décrits comme terroristes – ou, quand elles sont amenées à faire leur service militaire. Quand vous êtes soldat∙es, vous les voyez seulement à travers la lunette de votre arme ou les caméras des avions et des drones. Les Palestinien∙nes deviennent une idée vague de personnes réelles. Quand les gens perdent de leur réalité, il est beaucoup facile de les ignorer. Vous savez, à Gaza, il y a deux millions de personnes qui sont enfermées derrière des murs et des clôtures. C’est la plus grande prison du monde qui est à une heure de Tel Aviv, ville considérée comme l’une des plus libres du monde qui célèbre la vie. Mais on célèbre la vie en fermant nos yeux sur la réalité. C’était important pour moi de définir les frontières entre la vie civile et la guerre, entre Tel Aviv et Gaza.

— Ido Tako – The Vanishing Soldier
Image courtoisie Festival du film de Locarno

Le couple de touristes français ajoute encore plus de pression sur les épaules de Shlomi en l’investissant de « l’esprit du peuple juif » qu’il le défend en tant que soldat. D’où vient cette scène ?

Cette idée est venue de la réalité. Dans notre tout petit pays, il y a le grand mythe qui veut que le peuple juif retourne en Israël après 2000 ans ; de nombreuses personnes regardent Israël ou viennent en Israël avec cet idéal en tête, ces images du film Exodus (1960) avec Paul Newman et qui ne comprennent pas notre réalité quotidienne. Ils nous regardent comme si on était une représentation de ce mythe. Et cela contribue à ce que nous restions collé∙es à ce récit.

De Dani Rosenberg; avec Ido Tako, Mika Reiss, Efrat Ben Zur, Tiki Dayan, Shmulik Cohen; Israël; 2023; 98 minutes.

Malik Berkati, Locarno

*Premier vers du  poème Roman (1870) d’Arthur Rimbaud

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Malik Berkati

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