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Locarno 2023 – Concorso internazionale : rencontre avec Radu Jude, en compétition avec Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii (Do Not Expect Too Much From the End of the World), qui poursuit son exploration du cinéma et son utilisation de la satire pour rendre compte de nos sociétés

[Mise à jour 12.08.2023: Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii (N’attendez pas trop de la fin du monde) a remporté le Prix spécial du jury de la 76e édition du Festival du film de Locarno.]

S’il est un cinéaste qui cherche à déconstruire le monde avec son cinéma et le cinéma avec sa vision de la marche du monde, c’est bien le réalisateur roumain Radu Jude. Chacun de ses films porte son esthétique, sa structure, l’écrin qui convient le mieux au sujet qu’il veut aborder, que ce soit dans un dispositif très artificiel et hypnotique avec Tipografic majuscul (Uppercase Print) qui entraîne les spectateurs∙rices dans la Roumanie putride de Ceausescu, ou le cinéma-vérité satirique mâtiné de tragédie grecque de Babardeală cu bucluc sau porno balamuc (Bad Luck Banging or Loony Porn) qui lui a valu l’Ours d’or à la Berlinale 2021.

— Ilinca Manolache – Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii (Do Not Expect Too Much From the End of the World)
© 4 Proof Film

Dans ce nouveau film, Radu Jude reprend la structure du collage qui constituait la seconde partie de Loony Porn (qui en compte trois) en poussant le curseur de manière ludique. Car oui, Radu Jude parle de choses sérieuse, mais il prend manifestement plaisir à jouer avec la matière de ses films et aussi, probablement, à déstabiliser son public, le défier. C’est pourquoi, comme lui, le spectateur, la spectatrice doit accepter de se perdre, de reprendre le fil là où il∙elle renoue avec lui – sur 163 minutes, il se peut que l’esprit vagabonde ou s’égare. Une fois que l’on ne se prend pas plus au sérieux que ne le fait le réalisateur, la proposition est alléchante, ouvre des espaces de liberté à la réflexion sur cette société dans laquelle on vit, tout comme son rapport à l’art et au cinéma.

Comédie dramatique, Do Not Expect Too Much From the End of the World n’est pas si absurde que son titre le laisse penser. Constitué de deux parties de longueurs inégales, le film aborde une multitude de sujets qui convergent vers le tableau d’une société étouffée par le système capitaliste, la corruption institutionnalisée mais aussi morale, l’incompétence politique, l’exploitation des travailleurs, les conditions de travail qui peuvent mener à la mort.

Dans la première partie, la plus longue, sous forme de road-movie urbain, on suit Angela (Ilinca Manolache, fantastique d’explosivité expressionniste) qui traverse Bucarest de long en large avec sa voiture, en déficit de sommeil dû à ses innombrables heures supplémentaires. Elle se rend chez des personnes qui ont eu des accidents de travail afin de les « caster » pour le clip promotionnel d’une entreprise internationale sur la sécurité au travail – magnifiquement incarnée par Nina Hoss en cheffe du marketing au cynisme enrobé dans une mince couche de civilité. Entre deux, pour décharger sa frustration, elle poste des vidéos TikTok vulgaires et sexuellement agressives avec pour avatar Bobitză, une tête qui n’a rien à envier à celle d’Andrew Tate qui est d’ailleurs cité. Marian, un travailleur paraplégique, a le rôle. Cette partie est couplée à des extraits d’un film roumain des années huitante sur une taxieuse qui s’appelle également Angela.
Dans la seconde partie, dans un plan fixe d’une quarantaine de minutes, Marian (Ovidiu Pîrșan) doit raconter son histoire, sur les lieux de son accident, entouré de sa famille. Lorsqu’il s’avère, durant le tournage, que l’entreprise pour laquelle le clip est fait est responsable de son accident, son histoire est détournée de manière malhonnête par les responsables du projet.
Entre les deux parties, une séquence muette de quatre minutes qui montre les croix installées par les familles de victimes d’accidents le long de la route la plus dangereuse du pays.

Rencontre avec un cinéaste qui pense et parle cinéma, dans un français parfait et avec beaucoup d’auto-ironie.

Vous êtes un cinéaste qui allie le style cinématographique au signifié de son film, vous réfléchissez au contenant autant qu’au contenu et avec Do Not Expect Too Much From the End of the World vous allez encore plus loin, ici, vous jouez aussi sur la couleur et le noir et blanc, on dirait que vous jouez avec la matière et que vous y prenez plaisir…

Oui, c’est bien de dire le mot plaisir, car j’ai fait ce film avec plaisir et je voulais que cela traverse l’écran, se ressente. Il y a toujours une dimension ludique dans toutes les formes d’art. Je trouve que le cinéma, parfois à cause de l’argent, des formes de financement et des attentes, perd un peu ce côté jouissif. Je ne veux pas perdre cet esprit, je veux jouer comme vous dites, mais pour moi cela fait partie du sérieux qu’il y a dans mes films. Ce mélange m’intéresse, entre les différents styles, la structure du film qui fait partie de son esthétique, la matière, les couleurs, les différentes textures…

Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii (Do Not Expect Too Much From the End of the World) de Radu Jude
© 4 Proof Film

Vous questionnez les images, vous connectez à travers elles le passé et le présent, vous brouillez parfois leur réception, on en vient à douter des archives tant elles correspondent à la réalité que vous filmez en parallèle. Comment travaillez-vous ces différents matériaux ?

Cela se fait à la fois à l’écriture et au montage. Je définis ce film comme un collage. S’il y a certaines parties que l’on ne comprend pas ou qui semblent confuses, ou même certaines parties peut être moins bien effectuées, j’espère que l’ensemble ressemble à une œuvre qui se comprend dans son entité, comme celle d’un collage d’artiste, de peintre. Ce qui compte, c’est ce qui existe à la fin, ce ne sont pas chaque partie. Parfois on me dit, je ne comprends pas bien tel ou tel passage, je dis, moi non plus je ne comprends pas très bien parfois (rires), mais l’important, c’est l’impression générale. Ce problème de compréhension totale est très lié au cinéma : dans une peinture, dans un collage d’artiste, ce n’est pas un problème si tu ne comprends pas les petites choses dans un coin, la même chose dans la musique, dans le théâtre, dans la littérature, c’est souvent le cas. Si tu n’es pas un spécialiste de l’œuvre de James Joyce, c’est impossible de comprendre tous les jeux de mots et toutes les références d’Ulysse. J’ai lu le livre, j’y ai ressenti beaucoup d’humour, j’ai beaucoup aimé sans pour autant tout comprendre. C’est l’ensemble qui compte !

Vous laissez tourner la caméra sur la longueur…

Fixer la caméra est libérateur pour moi. C’est l’influence du cinéma muet, j’aime explorer cette esthétique qui continue à évoluer à travers la forme amateur du cinéma que sont les vidéos YouTube ou TikTok par exemple. C’est un peu comme du Méliès, avec d’autres moyens, certes, mais avec l’énergie des origines du cinéma. Je suis devenu un professionnel, mais j’essaie de redevenir un amateur pour être meilleur (rires).

Dans Loony Porn, l’actrice principale, Katia Pascariu, était une actrice de théâtre militant. Dans ce film, votre actrice est extraordinaire aussi, mais dans un registre plus expressif, pouvez-vous me parler d’elle ?

Katia Pascariu joue aussi dans ce film, elle est la femme de Marian, mais comme dans Loony Porn elle pourtait souvent un masque, peut-être qu’on ne la reconnaît pas immédiatement !
Ilinca Manolache est une actrice de théâtre également, j’ai déjà travaillé avec elle pour de petits rôles dans mes précédents films, je l’admire beaucoup. D’une certaine manière, j’ai organisé le film autour d’elle, son avatar Bobitză est une idée très intéressante sur le processus de création d’un personnage. Qu’est-ce que cela signifie de créer un personnage dans sa vie ? Car ce mec un peu crétin, c’est son vrai avatar depuis deux ans, quand je l’ai invitée à jouer, j’ai en quelque sorte pris l’avatar avec elle. Elle explique qu’elle recycle ainsi cette toxicité masculine que les femmes expérimentent au quotidien, cela lui permet de se libérer de sa colère et de critiquer cette domination.
C’est une actrice avec de grandes qualités physiques, une certaine manière de vivre qui va au-delà du jeu, d’occuper et de matérialiser l’espace, elle est très photogénique, très expressive aussi, tout cela est la marque d’une grande actrice. Elle a vraiment beaucoup d’énergie. Et surtout, elle n’essaie pas de se préserver : parfois les comédien∙nes essaient de garder une certaine contenance quand ils doivent faire des choses un peu stupides ou gênantes, elle, elle a le courage d’être ridicule, d’aller au bout de l’idée.

Est-ce qu’il y a des comédien∙nes non-professionel∙les ?

Les acteurs qui ont des problèmes physiques sont des amateurs. Ovidiu qui est présent à Locarno est réellement paraplégique. Ce n’est pas son histoire qu’il raconte, mais c’est inspiré d’une histoire vraie dont j’avais pris connaissance il y a quelques années dans les journaux. D’ailleurs l’histoire d’Angela avec ses nombreuses heures supplémentaires est aussi basée sur celle d’une personne qui avait tant travaillé sur le tournage d’une publicité qu’elle en est morte ! Dans ma jeunesse, j’ai aussi travaillé comme un fou, j’étais runner (assistant·e de production, l’homme/la femme à tout faire dans une production, indispensable ; N.D.A.) et j’étais exploité, mais je ne le voyais pas sous cet angle, car faire du cinéma, c’était comme faire un acte héroïque !

Toujours dans Loony Porn, l’héroïne marchait dans son quartier, on l’accompagnait dans son univers quotidien, ici le spectre s’élargit à toute la ville, on est en voiture, mais on ne la voit pas vraiment, on est en plan rapproché dans la voiture sur ce que la ville produit comme énergie sur cette femme, la ville, on la voit dans le film d’archive de Lucian Bratu…

Dans le film d’archive, c’est une ville qui est représentée avec l’accord de la censure, ce que je montre, c’est donc une représentation de notre contemporanéité vers une représentation de la dictature. Ce qui est intéressant, c’est qu’en regardant bien ce film d’archive, des détails ont échappé à la censure, de très courts instants, une seconde et demie, où l’on voit par exemple des habitant∙es faire la queue devant un magasin, ou des lieux où l’on aperçoit la pauvreté, c’est pourquoi j’ai utilisé le ralenti, voire l’extrême ralenti, dans ces séquences, pour mettre en lumière ces détails qui ont échappé à la censure et dépeignent une autre réalité que celle qu’ils ont autorisée. Il pouvait y avoir de la subversion dans les films qui passaient la censure, c’est passionnant de traquer ces instants.
C’est bien sûr un film sur la ville, oui, et la question qui se pose au montage est pourquoi une ville qui dans les années quatre-vingt était dans cet état-là, pourquoi 33 ans après la révolution, elle n’est pas plus agréable ? Avant, on disait que c’était la dictature qui la rendait ainsi, mais c’est quoi qui, en pleine liberté, rend cette ville irrespirable ?

Et très agressive…

Extrêmement agressive !

Vous faites la critique du fonctionnement de la Roumanie actuelle, certes, mais vous n’épargnez pas l’occident représenté ici par l’entreprise autrichienne qui se déleste de toute responsabilité, que ce soit les conditions de travail ou le pillage des forêts roumaines, puisque comme le dit le personnage de Nina Hoss, c’est le gouvernement roumain qui leur donne les autorisations…

Oui, ce film est d’une certaine manière assez descriptif de cette situation. C’est un mélange de responsabilités. Je montre que tout est lié et fonctionne ensemble : la corruption et l’incompétence du gouvernement, de l’administration, la cupidité des entreprises, le système capitaliste qui lie les petites entreprises locales aux volontés des entreprises étrangères, c’est un système plus large que la Roumanie mais qui d’une certaine manière la détruit. Quand on dit ça en Roumanie, on te reproche de vouloir le retour à la dictature. Mais bien sûr que non ! Ce n’est pas l’éloge de la dictature, c’est seulement voir les choses comme elles sont. C’est une frustration pour beaucoup de gens et je veux exprimer cette colère et cette frustration, car si on ne le fait pas, ce sont les extrémistes qui le font. Et on ne doit pas laisser aux extrémistes le monopole de la critique.

— Nina Hoss – Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii (Do Not Expect Too Much From the End of the World)
© 4 Proof Film

Il y a cette coupure entre les deux parties qui est insolite, avec cette sorte de cimetière symbolique, avec ce collage d’images de croix…

Oui, c’est comme un documentaire silencieux. Cela fait effectivement office de coupure, mais c’est plus que cela : les problèmes de sécurité routière sont une excellente illustration de l’état du pays, où les chauffeurs routiers sont exploités, les autorités compétentes qui devraient intervenir corrompues, les politiques qui laissent pourrir la situation.

Cette scène un peu sortie de nulle part avec le réalisateur allemand Uwe Boll (réputé pour être le roi des nanars ; N.D.A.) est très drôle. Est-ce une critique d’un cinéma dénaturé, sur écran vert ?

Oui et non, je ne sais pas si c’est une critique, c’est plutôt un hommage à Uwe Boll. Je ne me considère pas comme un très bon réalisateur, j’ai lutté contre ma mauvaise opinion de moi pendant longtemps, mais maintenant je pense que je n’ai pas besoin d’être bon. Même des mauvais films peuvent être considérés comme bons. Uwe Boll était accusé par la critique de faire de mauvais films, ce qui n’est pas nécessairement vrai, mais même si cela était vrai, je dirais que je veux avoir la permission de faire de mauvais films aussi. En fait, je me sens libéré par le fait que mes films peuvent être mauvais.

On lui assure que c’est absolument le contraire, que c’est un excellent cinéaste, il répond, accompagné d’un langage corporel de modestie, que ce n’est pas à lui de juger. Pour nous, il est un candidat sérieux au Léopard d’or !

De Radu Jude; avec Ilinca Manolache, Ovidiu Pîrșan, Nina Hoss, Dorina Lazăr, László Miske, Katia Pascariu; Roumanie, Luxembourg, France, Croatie; 2023; 163 minutes.

Malik Berkati, Locarno

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Malik Berkati

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