j:mag

lifestyle & responsible citizenship

Cinéma / KinoCulture / KulturLocarno 2023

Locarno 2023 –  Concorso internazionale : Stepne plonge dans l’âme tourmentée du Nord-Est de l’Ukraine. Rencontre avec Maryna Vroda

[Mise à jour 12.08.2023 : Maryna Vroda a remporté le Léopard de la meilleure réalisation.]

Dire que la région est rude et que les histoires et l’Histoire qui la traverse le sont aussi est un euphémisme. Pour son premier long-métrage, Maryna Vroda fait montre d’une dextérité de mise en scène époustouflante dans sa composition et courageuse dans la mesure où il n’y a pas vraiment d’actions, ajouté au fait que la cinéaste laisse le temps s’installer dans son récit. Elle a confiance en son cinéma et à celles et ceux qui le regardent, privilégiant la mise en place d’une atmosphère, d’interactions qui s’expriment autant dans les conversations que les silences, traversant l’écran pour dialoguer avec les propres sensations de la spectatrice, du spectateur. Car oui, Stepne (Steppe), se déroule en Ukraine, mais son écho n’a pour seul horizon que celui des mémoires collectives qui se forgent dans les mémoires particulières. Par petites touches, Maryna Vroda approche ce sujet pour mettre en évidence que ces agrégations de souvenirs ne produisent pas forcément un même narratif, que l’héritage mémoriel se fracture sur des positions idéologiques. On pourrait croire que cette proposition est évidente – au vu de l’état du monde actuel, il n’en est rien !

— Oleksandr Maksiakov – Stepne
© Andrii Lysetskyi

Anatoliy (Oleksandr Maksiakov), un homme qui rentre à la maison pour s’occuper de sa mère mourante, est confronté à la disparition d’un être cher qui le renvoie à son héritage matériel et immatériel – avant de mourir, sa mère lui parle d’un trésor, mais quel est ce trésor ? Un bien caché ou quelque chose de précieux qui se loge dans l’interstice dialectique de l’immanence et la transcendance ? –, sur les choix qu’il a faits dans sa vie, sur son rapport à son frère et une femme du village qu’il aime pudiquement. Ces quelques jours passés avec Anatoliy ouvrent l’espace cinématographique qui mêle fiction et documentaire, dans une photographie poétique signée Andrii Lysetskyi qui magnifie le sentiment d’isolation, d’abandon, de mélancolie. Maryna Vroda descelle, dans une scène épique de repas de funérailles, le silence des anciennes générations sur leur enfance sous régime stalinien, sur la Deuxième guerre mondiale et leur vie sous régime soviétique. Il se dessine en filigrane toutes les forces de tensions qui traversent actuellement la région, les moments historiques et politiques qui continuent d’occuper la région, ses combats physiques et territoriaux autant que ceux des mémoires, même si la cinéaste n’aborde pas de front la guerre en Ukraine.

Rencontre.

Vous n’abordez pas la guerre actuelle, mais vous la mentionnez au détour de certaines paroles, comme lorsque le frère d’Anatoliy rentre au village et que quelqu’un lui demande si tout se passe bien à la frontière…

En réalité, le frère travaille pour le SBU, l’équivalent du FSB russe (ex-KGB), le Service de sécurité d’Ukraine. Les villageois sont un peu isolés, ils n’ont pas toutes les informations et cette réplique était dans mon scénario original, écrit avant la guerre. J’ai gardé ce que j’avais écrit originellement – il répond oui – pour en faire une pointe ironique. Je l’ai aussi gardé pour faire un contrepoint en termes de personnages. L’un des frères est une sorte d’artiste, même si son métier est ingénieur, il fait de l’art pour lui-même, l’autre est issu d’un système plus brutal. Mais pour les deux frères, on ressent que leurs vies ont été cassées, qu’ils n’ont pas forcément fait ce qu’ils en voulaient.

Il y a un travail de caméra très soigné dans les espaces restreints comme le bus dans lequel il arrive ou la petite maison de sa mère. Certaines scènes sont composées comme des tableaux. Comment avez-vous conçu cet aspect avec votre directeur de la photographie ?

Avec Andrii Lysetskyi, nous avons étudié ensemble. On a beaucoup discuté de la facture visuelle du film, sachant que nous n’avions qu’au maximum 26 jours de tournage, avec un ou deux jours de pause, dans un lieu qui n’avait aucune infrastructure pour recevoir une équipe cinématographique  – il n’y avait pas d’hôtel dans les environs par exemple. Mon père a trouvé un sanatorium désaffecté dans lequel on a pu s’installer, mais cela était compliqué. Nous devions donc tout planifier avec une extrême précision. Chaque composition des scènes également. Il y a quelques décisions spontanées que j’ai prises, avec son accord, car on tournait non loin de la frontière et il y avait des impératifs, mais autrement, tout était planifié. Pour revenir aux lieux du tournage, j’avais dit à Andrii que je savais qu’il adorerait tourner ici, mais que c’était compliqué et que cela allait coûter plus cher. J’ai suggéré qu’éventuellement, ce serait mieux de trouver un lieu plus proche de Kiyv, avec une meilleure infrastructure. On a cherché des lieux plus propices à un tournage, mais ni l’un ni l’autre n’étions content·e. Cette route abandonnée, ce paysage, cette terre où il n’y a rien d’autre que la terre justement, nous en avions besoin. Cette terre qui sert de métaphore de la vie qui est plus grande que l’individu. J’avais besoin de cette sensation de quelque chose qui est plus grand que ma propre personne et qui continue à exister, que je sois là ou pas. Puisque nous ne trouvions pas un autre endroit, nous sommes revenu·es sur le lieu initial.

On a vraiment l’impression que certaines scènes sont composées comme des tableaux des classiques néerlandais…

Oui, une de nos références a été Bruegel ainsi que Jérôme Bosch. Nous voulions montrer une Ukraine à la fois contemporaine dans le contexte et intemporelle, qui pourrait se situer n’importe où ailleurs. Car le centre du récit, c’est l’idée d’héritage en lien avec son pays et le reste du monde.

Stepne de Maryna Vroda
© Andrii Lysetskyi

Le travail de la lumière est aussi impressionnant, avec des sources indirectes, les intérieurs chauds et les extérieurs froids la procession funéraire entièrement filmée en contre-jour…

Pour les extérieurs, nous avons utilisé la lumière naturelle. Il est courant dans les villages en Ukraine qu’il y ait des coupures d’électricité, dans chaque maison, il y a encore des lampes au cas où cela se produit. Pour les intérieurs, nous avons donc utilisé cette réalité et l’avons ajustée au récit : tant que la mère est en vie, nous avons cette lumière diffuse. Une fois qu’elle n’est plus, on utilise un peu plus l’électricité. Au fur et à mesure que les gens sortent, la lumière devient plus froide, soulignant l’espace qui se vide. Nous avions discuté de faire le film éventuellement en noir et blanc, mais j’ai opté pour la couleur, car je trouvais important de montrer les contrastes lumineux de l’hiver et aussi de montrer qu’au fil du récit, la couleur s’estompe.

Votre film est très naturaliste, presque documentaire, comme la vente de pain à l’épicerie ambulante, la lecture du carnet des récoltes des parents d’Anatoliy, l’arrivée en bus, les repas collectifs. Ces scènes sont aussi longues, vous laissez l’espace au temps dans la narration. Est-ce que ces éléments étaient dans le scénario ou avez-vous laissé la place à l’improvisation, simplement laisser tourner la caméra ?

Tout le rythme du film était dans le scénario – depuis le départ, il était clair que nous faisions un film d’observation. Pour moi, certaines scènes n’ont aucun sens si elles sont courtes, elles prennent de l’intérêt si on laisse le temps aux gens d’y entrer plus profondément, de s’y abandonner en quelque sorte. J’avais un cadre donné par le scénario, mais dans certaines scènes, il est arrivé que nous expérimentions, comme dans la scène de bus et bien sûr celle du repas d’après-funérailles. Tout était planifié bien entendu, certaines personnes savaient ce qu’elles pouvaient dire ou pas, mais le reste de la scène est plus expérimental. Le plus difficile en termes de réalisation a été cette scène de funérailles, pour créer un espace où les choses peuvent advenir, ainsi qu’un climat de l’ordre de l’intimité avec celles et ceux qui la jouent. J’ai beaucoup communiqué avec chaque personne, expliqué comment cette scène allait se dérouler et qu’elle reposait sur leurs interactions, que je ne donnerai pas d’indications pendant qu’elle serait filmée. Les acteurs·ices ont naturellement besoin d’indications, de savoir quand la scène commence, quand elle finit et ici, nous leur avons juste donné à manger et à boire et demandé de parler de leurs souvenirs. C’est ainsi que cela s’est enclenché, puis nous avons laissé tourner la caméra.

Ce sont leurs propres histoires ?

Oui. J’ai casté ces non-professionnel·les avec une assistante de la région, car ils n’habitent pas le même village, certain·es ne s’étaient jamais rencontré·es. Nous les avons rencontré·es dans leurs maisons, nous avons discuté de ce que j’attendais d’eux pour cette scène, chacun·e est venu·e avec ses propres habits. En réalité, cette scène était une idée, j’avais quelques répliques de départ, mais je ne savais pas ce qu’elle allait devenir. La pire situation qui aurait pu arriver est que les acteur·.rices disent ces quelques dialogues écrits et qu’il ne se passe rien derrière. Je ne savais pas si quelque chose allait advenir, je ne pouvais que l’espérer. J’ai été très heureuse que quelque chose ait réellement surgi pendant cette scène !

Vous dîtes que vous leur avez juste donné à manger et à boire pendant la scène : les acteurs·rices ont vraiment bu de l’alcool ?

C’était de l’eau, mais il y avait aussi de l’alcool pour le bortsch. Surtout les hommes en avaient besoin, les femmes ont parfois trempé leurs lèvres pour s’encourager. Nous avions un médecin sur le tournage, ainsi qu’une ambulance, car ces personnes sont très âgées. J’avais prévu de l’alcool, parce que je savais que certain·es allaient demander où il est : pour eux, cette scène était comme la réalité, et dans la réalité, quand on se remémore ses souvenirs et ceux de sa famille, on boit de l’alcool. Ils et elles devaient puiser dans la mémoire de ce qu’il s’était passé pendant l’Holodomor (littéralement « extermination par la faim », la grande famine en Ukraine orchestrée par Staline entre 1931 et 1933 qui a fait entre 3 et 5 millions de mort.es, N.D.A.), avant et après la Deuxième guerre mondiale. Ils et elles étaient enfants et sont passé·es par cette période. Celle de la guerre était aussi importante, car je recherchais des réponses par rapport à ce qu’il se passe de nos jours. D’ailleurs l’équipe de tournage m’a remerciée à la fin de la journée, cela a été un moment important pour eux d’entendre ces aîné·es.

Cette scène est la matrice du film, d’une puissance incroyable…

Il y a un autre moment émouvant à la fin de cette scène, quand les gens partent, il y a cette vieille femme qui chantait déjà à l’enterrement, faux, dans une langue à elle, qui n’est pas vraiment du russe ni de l’ukrainien : c’est un mélange très joli qui est aussi amusant à entendre quand on comprend les langues slaves, car elle a créé sa propre poésie. Ici, par exemple, nous avons créé les conditions de la scène en leur disant, vous vous dîtes au revoir, tout le reste est simplement arrivé : elle s’est mise à chanter et la chienne est arrivée, cela a produit un instant magique.
Au passage, la chienne est maintenant la mienne, on l’a trouvée dans un refuge, on n’avait pas de budget pour en prendre une professionnelle, mais elle a été immédiatement parfaite, elle s’assied au bon moment, regarde comme il faut les acteurs·rices, cela a été un cadeau de la trouver.

Les personnages parlent en ukrainien ou en russe ?

La majorité parle en ukrainien, mais il y a cet homme dans le bus au début qui parle russe et une des vieilles femmes à la tablée.

La musique est analogique aux images, la grand-mère qui chante comme vous venez de le dire, un disque passe sur le tourne-disque, il y a ce chant collectif après l’enterrement, cela donne une intensité impressionnante au récit. Pouvez-vous parler de ce choix ?

Au départ, l’idée était de ne mettre aucune musique. Mais à un moment, j’ai trouvé l’atmosphère lourde, je ne voulais pas que les personnages ne fassent que parler et que le reste du temps, il n’y ait que du silence. Un jour, nous répétions et je trouvais que cela ne fonctionnait pas. J’ai demandé au directeur artistique ce que nous avions sur place, et j’ai trouvé un vinyle que j’ai écouté. Cela parlait de Dnipro, cela sonnait un peu soviétique, mais en ukrainien, avec une touche de nostalgie sentimentale, je trouvais que cela correspondait bien à l’histoire. Quant au chant pendant l’enterrement, cela s’est passé d’une manière incroyable : les gens qui formaient la procession ont simplement commencé à chanter !
Quand lors du repas, ils parlent de la faim et que la grand-mère commence à chanter, je me suis dit que cela serait une très belle façon de terminer la scène qui a commencé avec le récit de choses horribles. C’est très ukrainien, cette manière de vivre les choses – quelque chose fait du mal, mais rapproche les gens les uns des autres.

Stepne de Maryna Vroda
© Andrii Lysetskyi

Une âme mélancolique traverse le film, cette sensation de ce qui disparaît, ce qui a été et ne sera plus jamais comme avant, un monde qui se dissout, loin du tumulte et de la modernité…

C’est aussi la beauté du temps, la connexion que l’on a avec le présent, les changements que le temps procure aux choses, aux plantes, aux corps, le cercle de la vie. Dans ce film, il y a ce thème de la circularité. Je ressens aussi que dans le monde moderne, avec les moyens de communication qui changent, les niveaux de communication changent aussi. Le monde ancien a d’autres règles, un autre langage, plus direct, et je voulais fixer ce monde en image, car il me touche.

Vous êtes mélancolique ?

Non, je ne dirais pas cela, mais je veux garder quelque chose du passé, autrement le monde serait trop froid. Même de nos jours, les gens ont de vieilles photographies, un héritage culturel, pourquoi autant de gens vont dans des musées regarder d’anciennes peintures ?

Il y a une grande discussion entre deux personnes qui avaient des parents instituteurs sur la transmission des traditions: l’une pense que c’est essentiel, l’autre non, car elles ne survivraient pas aux révolutions. Qu’avez-vous voulu dire dans cette séquence ?

C’était simplement une provocation de mentionner le communisme et de se poser la question : la Révolution de 1917 était juste ou non ? Je l’ai inscrite dans une conversation entre deux personnes saoules, mais je ne prends pas position entre les deux. Anatoliy dit à son interlocuteur que son père était également instituteur et qu’il avait transmis les traditions selon sa propre vision, mais l’autre, qui faisait partie de l’élite soviétique, voulait lui le statu quo. Ils sont du même âge, mais n’ont pas la même vision du monde, c’est ce que je voulais montrer. Provoquer une discussion, sur l’art et la révolution, comment cela est connecté, s’il est possible de faire de l’art qui n’est pas politique. C’est aussi une question d’ouverture d’esprit, avec celles et ceux qui acceptent que l’Ukraine soit indépendante et se transforme selon ses propres dynamiques, et celles et ceux qui ne l’acceptent pas justement avec pour argument les traditions. Mais que sont ces traditions ?

De Maryna Vroda; avec Oleksandr Maksiakov, Nina Antonova, Oleg Primogenov, Radmila Schegoleva; Ukraine, Allemagne, Pologne, Slovaquie; 2023; 114 minutes.

Malik Berkati, Locarno

j:mag Tous droits réservés

Malik Berkati

Journaliste / Journalist - Rédacteur en chef j:mag / Editor-in-Chief j:mag

Malik Berkati has 847 posts and counting. See all posts by Malik Berkati

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*