Locarno 2024 – Concorso internazionale : Green Line de Sylvie Ballyot remporte le MUBI Award du premier film. Rencontre
Chaque film qui aborde le Liban nous rappelle à quel point la guerre civile, qui a déchiré ce pays de 1975 à 1990, continue de produire ses répliques sur la plaque tectonique géopolitique de la région du Proche-Orient. Récemment, le documentaire Diaries From Lebanon de Myriam El Hajj, présenté à la Berlinale et à Visions du Réel 2024, mettait en scène parmi ses protagonistes un vétéran de la guerre civile en contrepoint à deux personnages féminins représentant le présent et l’avenir d’un pays qui n’en finit pas de faire sa révolution. La dernière image de Sylvie Ballyot, où l’on voit son personnage principal Fida Bizri portant le drapeau libanais sur le dos en marge d’une manifestation de rue, semble faire écho à celle de Myriam El Hajj, tant on a l’impression qu’elle pourrait s’intégrer au corpus narratif de Diaries From Lebanon et rentrer dans son film.
Mais on pourrait également remonter plus loin, en 1980, en pleine guerre civile. Volker Schlöndorff s’est rendu à Beyrouth pour y tourner Le Faussaire (Die Fälschung, 1981) avec toute son équipe. Ce film raconte l’histoire d’un journaliste allemand (interprété par Bruno Ganz) venu enquêter sur les causes du conflit, mais qui, en parallèle de ses recherches et de la rencontre avec un ancien amour (Hanna Schygulla), se trouve confronté aux horreurs de la guerre civile dont il devient partie prenante. Ce film illustre avant tout l’absurdité de la guerre, d’autant plus lorsqu’elle est fratricide, et l’effet de la topographie reconfigurée d’une ville sur ses habitant·es à la merci des snipers — un effet que l’on retrouve dans toutes les zones de guerres urbaines, comme à Sarajevo durant la guerre de Bosnie-Herzégovine au début des années nonante.
Et c’est bien par l’évocation du jour où la ville a été coupée en deux que le film commence. D’un côté, Beyrouth-Est, aux mains des phalangistes chrétiens, et de l’autre, Beyrouth-Ouest, contrôlée par les miliciens musulmans et les Palestiniens. La Ligne verte marque la ligne de démarcation entre les deux parties de la ville, où la végétation a repris ses droits, puisque cette zone n’est plus habitée que par les combattant·es des deux camps et traversée en courant par celles et ceux qui osent s’y aventurer, sous le regard menaçant des snipers de tous bords. C’est là que Fida grandit, dans les années 1980, dans la partie Ouest de la ville, que sa grand-mère appelait « l’enfer rouge ». Ses souvenirs d’enfance sont marqués par les cadavres qu’elle doit enjamber en rentrant de l’école, les miliciens postés en bas de chez elle, censés la protéger, et la peur omniprésente qui plane sur la vie quotidienne.
Dans un dispositif documentaire classique, composé de prises de vue réelles, d’images d’archives et de techniques de stop-motion, Sylvie Ballyot introduit une originalité déterminante dans le déroulement du récit : les figurines utilisées pour la partie animée du film servent également à illustrer, dans les phases analogiques où Fida Bizri rencontre les milicien·nes, phalangistes et autres témoins de l’époque, la situation factuelle de la ville à l’aide d’une maquette, ainsi que l’état subjectif qu’elle ressent à travers sa mémoire traumatisée. Cette approche, à hauteur d’enfant, permet à Fida Bizri de progressivement engager le dialogue avec les protagonistes, de briser la chape de plomb qui pesait sur leur parole, et d’aborder les atrocités commises sous un nouvel angle. Le processus est cependant long. Combien de fois Fida Bizri répète-t-elle à l’un·e ou l’autre : « Ne parle pas à l’adulte que je suis, explique à l’enfant que j’étais. » Ou encore, tenant la figurine qui la représente sur la maquette lors d’une situation : « Que dirais-tu à cette enfant ? »
Évidemment, certaines questions ne peuvent que rester sans réponses. Dans cette guerre interminable, où la mort était aussi banale qu’un lever ou un coucher de soleil, interroger les belligérant·es sur la valeur de la vie et le sens d’un conflit traversé par de multiples « causes » et intérêts, qu’ils soient régionaux — l’implication d’Israël et de la Syrie en premier lieu — ou internationaux (n’oublions pas que cette guerre s’inscrit dans la dernière phase de la Guerre froide), reste une entreprise délicate, voire impossible. Il est difficile de demander à ceux qui ont vécu et survécu à ce chaos de rationaliser l’irrationalité, de donner un sens à un monde où les certitudes annihilaient toute valeur, sans se heurter aux murs de leurs contradictions et mécanismes de survie mentale.
Certain·es préféreraient que Fida oublie, tout comme eux tentent de le faire, car les êtres humains « ont le don d’oublier », comme le dit l’un d’eux. C’est précisément ce que Fida Bizri refuse. Pour elle, le salut, qu’il soit individuel — ce projet cinématographique s’apparentant à une forme de thérapie — ou collectif, ne peut se faire que par des tentatives d’explication et par le devoir de mémoire. Avec Green Line, Sylvie Ballyot et Fida Bizri offrent bien plus qu’un simple outil pédagogique sur la complexité du Liban et de sa guerre civile ; elles créent un espace puissant pour un dialogue possible, ainsi qu’une matérialisation de l’emprise des idéologies sur les populations.
Rencontre avec Sylvie Ballyot :
Comment avez-vous conceptualisé le dispositif par rapport au sujet de votre film ?
La première idée qui a émergé était de travailler avec l’animation pour mettre en scène les souvenirs d’enfance de Fida, ou du moins ce qu’elle m’avait raconté. À partir de là, nous avons construit ces scènes d’enfance, accompagnées d’une voix off pour les enrichir. Mais à un moment donné, je me suis dit : il ne suffit pas de raconter ses souvenirs, il faut rencontrer les acteurs de ces souvenirs, les témoins.
L’impulsion est donc venue de vous…
Oui. Cependant, à chaque étape, c’était comme un jeu de questions-réponses entre Fida et moi. Elle s’est approprié ce que je lui proposais, et je me suis emparée de ce qu’elle me racontait. Cet aller-retour a été constant tout au long du travail. Nous avons d’abord décidé d’interroger des personnes de son quartier, puis nous nous sommes dit qu’il fallait rencontrer les miliciens, notamment celui qui lui avait fait peur lorsqu’elle était sortie de l’école. Nous avons convenu qu’il fallait peut-être rencontrer non pas lui en particulier, car comment le retrouver ? Mais cette figure du milicien. Nous avons cherché à rencontrer quelqu’un du camp de ce milicien à Beyrouth-Ouest. Cela a donné lieu à de nombreuses rencontres, et nous avons été surprises qu’ils acceptent de parler aussi librement. Nous avons utilisé les figurines car cela permettait une parole moins frontale, différée. On ne mesure pas la force de cet instrument, car c’est tout petit, mais tout ce qui est miniature a beaucoup de puissance. Nous nous sommes aperçues que les figurines libéraient la parole et permettaient d’éviter la confrontation directe, car elles semblent simples, inoffensives, elles permettent une sorte de transfert.
Nous avons d’abord rencontré les miliciens de Beyrouth-Ouest, puis nous avons décidé qu’il fallait absolument aller voir de l’autre côté, à l’Est, chez « l’ennemi », entre guillemets.
Comment s’est déroulé l’approche avec les miliciens ?
Fida les rencontrait d’abord hors caméra pour déterminer si cela était possible, car bien sûr, certains refusaient.
Comment leur a-t-elle expliqué le projet ?
Elle leur a beaucoup parlé d’elle, de son enfance, de ce qu’elle avait vécu. Elle leur a surtout expliqué ce qu’elle cherchait à comprendre. Elle ne cherchait pas à savoir ce qu’ils avaient fait, ni à les accuser ou à régler des comptes, car au Liban, il n’y a jamais eu de jugements. Aucun responsable de guerre, aucun criminel n’a jamais été tenu pour responsable.
C’est ce que dit une intervenante de la Croix-Rouge, qui est plus tard allée en Bosnie-Herzégovine…
Oui, à Sarajevo, il y a eu un tribunal, au Rwanda aussi. Je ne sais même pas si cela serait possible au Liban, car pratiquement toute la population a été impliquée. Peut-être quatre hommes sur cinq étaient miliciens, c’est énorme… Pour revenir à la question du dispositif, à partir de ce moment-là, c’est Fida qui s’en est emparée. J’ai proposé ces figurines et ces plans de Beyrouth pour créer de vraies rencontres autour de ces outils. Fida a pris possession du dispositif, de la matière et des outils que je proposais pour réactiver la mémoire qui, surtout lorsqu’elle est douloureuse, agit comme des clichés d’images fixes, figées – dans une sorte de balancier, les mouvements de figurines fluidifie le mouvement des souvenirs et cela à contribuer à créer ces échanges.
Les intervenant·es semblent oublier la caméra. Comment vous êtes-vous faite oublier ?
C’est un travail commun à tous les documentaristes de faire en sorte que la caméra soit un outil et non un objet intimidant. J’apprécie beaucoup filmer la parole, car souvent, quelque chose émerge qui n’a jamais été dit auparavant, ou pas de cette manière. C’est ce que j’ai ressenti avec ces combattant·es : quelque chose était dit – qui avait peut-être déjà été exprimé auparavant, mais autrement – pour la première fois. Et je pense que la caméra permet cette première fois, car le temps est plus court qu’une discussion. Certain·es étaient réticent·es au départ, mais je pense que c’est la rencontre préalable avec Fida qui les a convaincu·es. Ils et elles ont vu en elle quelqu’un qui ne cherchait pas à politiser le débat, mais qui ramenait les choses à l’enfance, à la guerre et aux ressentis. C’est le talent de Fida. Elle parle une trentaine de langues, et j’ai compris très vite, lorsque je l’ai rencontrée il y a plus de vingt ans, que c’était quelqu’un qui maîtrisait non seulement les langues, mais aussi les langages de la vie, de la mort, de la violence. Elle a cette grammaire de la violence en elle, et elle sait donc comment leur parler. Je pense qu’ils ont oublié la caméra parce qu’ils parlaient à Fida. J’ai su être discrète, bien sûr, mais il y avait aussi le dispositif des maquettes : ils étaient très concentrés dessus.
Il y a trois femmes dans le film : la sœur de Fida, mais aussi deux autres qui ont participé à la guerre. L’une était membre de la Croix-Rouge, et l’autre, la plus étonnante, est une phalangiste qui semble touchée par la grâce. Elle pourrait presque être une sœur religieuse, et pourtant, elle nous explique comment elle a tué des gens… C’était difficile de la trouver ?
Elle est très connue au Liban, mais il a été difficile de la convaincre de participer. Elle est consciente des contradictions que cela peut créer entre son propos et sa posture de quelqu’un qui croit profondément en Dieu et en ce qu’elle a fait, qui dit avoir beaucoup d’amour et de compassion, tout en ayant tué beaucoup de gens, notamment des Palestinien·nes. C’est une personne habitée par une grande contradiction. Je suis fascinée par sa croyance absolue en ce qu’elle a fait et en son Dieu. Cette rencontre était très intéressante, car elle se trouvait confrontée à Fida, qui a ses propres convictions sur ce qu’elle aurait fait ou non dans une situation similaire. Il était important d’avoir ces deux femmes en miroir, chacune ayant une approche de la compassion envers l’autre, mais de manière totalement opposée. Elles se parlent, elles se comprennent, mais elles sont à des extrêmes opposés de l’échelle. Convaincre cette phalangiste n’a pas été simple ; il a fallu la voir plusieurs fois.
Le dispositif est un peu différent avec elle ?
Cela commence comme avec les autres, avec les figurines lorsqu’on évoque les personnes qu’elle a tuées, mais cela évolue ensuite vers un dialogue. C’est aussi pour cela qu’elle apparaît à la fin du film. Je pense que, dans cette scène, Fida est confrontée à ce qu’elle veut affirmer — car Fida évolue au fil du film, c’est un cheminement. À ce moment-là, elle dit : « Moi, je préfère mourir que tuer. » C’est très fort. Que fait-on quand quelqu’un de proche meurt à côté de soi ? Je ne sais pas ce que je ferais dans une telle situation. C’est une grande question.
Mais elle, elle a cette conviction…
Après tout ce qu’elle a vécu, elle sait d’où elle parle et de quoi elle parle. Elle a vu tant de morts lorsqu’elle était enfant…
Les miliciens que l’on voit dans le film continuent la guerre d’une manière ou d’une autre. La dame de la Croix-Rouge est allée en Bosnie, un autre milicien est parti en Syrie, et un autre encore a participé à des conflits en Afrique. Ce sont des gens qui ne parviennent pas à se défaire de la guerre…
Certain·es sont encore en activité, effectivement. C’est terrible à dire, mais le Liban est un pays constamment pris dans des guerres. On pourrait dire que l’état du pays se résume à quelques trêves dans un état de guerre. Pour celles et ceux qui ne sont plus en activité, ils ne le disent pas dans le film, mais je sais que tous les combattant·es de l’Ouest reprendraient les armes demain s’il le fallait. Il est évident que quelque chose n’a pas été résolu. Cela est particulièrement pertinent en ce moment, dans un contexte mondial où ces questions sont d’actualité. Avec ce film, nous essayons de mettre en lumière cette grammaire de la violence en donnant la parole aux combattant·es sur le terrain, simples milicien·nes ou ayant des responsabilités, comme cet homme co-responsable du massacre de Sabra et Chatila (en 1982, du 16 au 18 septembre, des milliers de Palestinien·nes, en majorité des femmes et des enfants, ont été massacrés par les phalanges chrétiennes dans les camps de réfugié·es de Sabra et Chatila dans Beyrouth-Ouest, sous le contrôle de l’armée israélienne, n.d.a.). Notre travail avec Fida consistait à réintroduire la complexité dans un sujet que l’on a tendance à simplifier aujourd’hui. C’est bien plus complexe qu’une simple posture consistant à être « pour ou contre ».
De Sylvie Ballyot ; scénario de Sylvie Ballyot avec la collaboration de Fida Bizri ; France, Liban, Qatar ; 2024 ; 150 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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