Locarno 2024 – Piazza Grande : Les Graines du figuier sauvage (The Seed of the Sacred Fig) de Mohammad Rasoulof, un frisson collectif au cœur du festival. Rencontre
Depuis l’arrivée de Mohammad Rasoulof à Locarno, une vague d’émotion déferle sur le festival. À la conférence de presse, une question sur son exil, qui l’a ému alors qu’il y répondait, a bouleversé l’assemblée, provoquant une ovation spontanée. Sur la Piazza Grande, bondée et vibrante, le réalisateur a été accueilli par des acclamations retentissantes. Partout où il passe, des spectateurs∙trices l’arrêtent pour le remercier ou l’encourager, tout aussi touché∙s par son parcours d’homme qui a traversé les montagnes à pieds pour fuir son pays, autant que par son œuvre consacrée.
Comme son collègue cinéaste et ami Jafar Panahi (réalisateur de Taxi, Ours d’or de la Berlinale en 2015, et d’Aucun ours, Prix spécial du jury de la Mostra de Venise en 2022), Mohammad Rasoulof a connu les affres de la prison iranienne. Comme Panahi, il a été interdit de travailler, a tourné des films dans l’illégalité, et a vu ses œuvres présentées dans les plus grands festivals internationaux. Cependant, il a souvent été empêché de s’y rendre, étant interdit de voyager, comme en 2020 à la Berlinale où There Is No Evil (Le Diable n’existe pas) avait remporté l’Ours d’or. Le suspense est resté entier jusqu’au dernier moment quant à sa présence à la projection de son film au Festival de Cannes 2024 (Prix spécial du jury). Finalement, il a réussi à se rendre sur place après avoir traversé plusieurs pays dans le plus grand secret, trouvant refuge en Allemagne. Il a ainsi pu monter les marches, portant les photos des membres de son équipe toujours détenus en Iran.
Digne d’un thriller psychologique, sa fuite est dictée par un choix existentiel : affronter la prison ou continuer à faire des films. Le 8 mai 2024, la sentence tombe : Mohammad Rasoulof est condamné à huit ans de prison, à une amende, et à la confiscation de ses biens pour « collusion contre la sécurité nationale ». Ce n’est pas tant la perspective de la prison qui lui fait peur — il confie même que son expérience carcérale lui a fourni la matière pour son film — mais plutôt la perte de sa liberté d’expression. Il quitte donc l’Iran le 12 mai et, le 13, publie une vidéo depuis les montagnes où il déclare être désormais citoyen de « l’Iran culturel », un concept qui transcende les frontières géographiques.
Comme pour son précédent film, Le Diable n’existe pas, Rasoulof nous plonge avec Les Graines du figuier sauvage au cœur de l’appareil d’État, en explorant les dilemmes d’un protagoniste confronté à sa responsabilité individuelle face aux ordres de la hiérarchie. Cette fois, il s’agit d’Iman (Misagh Zare), un fonctionnaire de l’appareil judiciaire qui vient d’être nommé juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Pour lui et son épouse, Najmeh (Soheila Golestani), cette promotion tant attendue représente une ascension sociale, avec le respect et les avantages qui l’accompagnent, notamment la promesse d’un déménagement dans un quartier sécurisé et d’un appartement plus spacieux. Pour ses filles, en revanche, qui n’avaient jusqu’alors pas connaissance de la nature du travail de leur père, cette nouvelle va bouleverser leur vie. Najmeh demande à Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki) de se conformer encore plus strictement aux exigences de respectabilité : bien porter le hijab, ne pas se faire remarquer, surveiller leurs fréquentations, et surtout, ne pas révéler la profession de leur père.
Cette promotion survient alors que les manifestations populaires, notamment celles de la jeunesse, prennent de l’ampleur suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Bien que les filles d’Iman et Najmeh n’y participent pas directement, elles ont une amie qui est victime de la brutalité policière. Elles suivent les événements sur les réseaux sociaux, où une multitude de vidéos, toutes plus révoltantes les unes que les autres, sont postées. Les arrestations se multiplient, et Iman se retrouve acteur de cette répression féroce. Sa nouvelle fonction l’oblige à valider arbitrairement des condamnations à mort. Pour sa sécurité, on lui attribue une arme afin de protéger sa famille et lui-même. Mais un matin, il découvre que l’arme a disparu. Cette découverte le plonge dans une grande inquiétude, car la perte de cette arme pourrait entraîner non seulement son renvoi, mais aussi une peine de prison.
À partir de ce moment, le film prend une nouvelle tournure. D’abord père de famille, Iman se transforme progressivement en enquêteur, déterminé à découvrir qui a pris son arme, dans une reproduction adoucie sur sa famille de ce que subissent les personnes interpellées ordinaires. Ne parvenant pas à identifier « la menteuse » parmi les membres de sa famille, il décide de reprendre le contrôle de celle-ci. C’est ainsi que le film entame une troisième partie, où Iman sombre dans une paranoïa extrême, reflet de la paranoïa d’un régime autocratique aux abois. Cette dernière partie, marquée par une atmosphère de fièvre croissante, se déroule hors de Téhéran, dans un décor aride avec des maisons isolées et d’autres intégrées dans un réseau de cavités troglodytiques, un cadre propice à la représentation fantasmagorique de l’état psychique des protagonistes.
Comme à son habitude, Mohammad Rasoulof dépeint des individus ordinaires, ni fondamentalement mauvais, ni exempts de défauts, mais qui finissent par s’intégrer à un système auquel ils adhèrent, soit par conviction, soit par opportunisme. Iman est un bon père, et il éprouve même des états d’âme lorsqu’il doit apposer sa signature sur un dossier sans avoir le temps de l’étudier. Pourtant, en fin de compte, il reste fidèle à cet appareil autoritaire en lequel il croit. Il en va de même pour Najmeh, la mère, pour qui le bien-être de sa famille – puis sa propre survie – prime avant tout. Tandis qu’elle regarde la télévision, qui relaie le discours officiel sur le mouvement de protestation, ses filles, révoltées par la réalité qu’elles découvrent sur leurs téléphones (Rasoulof ayant utilisé des images et vidéos authentiques des manifestations de 2022), se rebellent. Elles s’inscrivent ainsi, même indirectement, dans le mouvement Femme, Vie, Liberté.
Un film qui tient en haleine et saisit aux tripes, même si sa durée un peu excessive peut, par moments, diluer la force narrative.
Rencontre.
Pouvez-vous nous dire comment vous vivez votre exil ?
Vous savez, j’ai passé ces 14 dernières années en Iran sous une menace constante. J’ai été plusieurs fois interdit de travailler, de voyager, mon passeport m’a été confisqué, et j’ai même été emprisonné. Finalement, j’ai dû faire le choix de l’exil. J’avais deux options : passer les prochaines années en prison, accepter de devenir une victime politique du régime dans ses geôles, mais renoncer à travailler, ou bien essayer de quitter l’Iran — une entreprise dont le succès n’était pas garanti — pour continuer de travailler et de m’exprimer depuis l’extérieur. J’ai fait ce choix en pleine conscience, et je suis satisfait de l’avoir pris. Maintenant, voyons ce que l’avenir nous réserve !
Vous avez filmé ce film de manière clandestine. Comment y êtes-vous parvenu ?
Je ne sais pas moi-même comment j’ai réussi (rires). Cela tient probablement beaucoup au fait que j’avais une petite équipe, mais une équipe exceptionnelle. Nous étions tous sur la même longueur d’onde. Nous avons fait face à tant de difficultés, à commencer par le manque d’équipement, mais aussi par la nécessité de rester discrets sur les lieux de tournage. Nous avons suivi des procédures de sécurité très strictes : je n’utilisais jamais ma carte bancaire, je ne conduisais pas ma voiture, et j’évitais tout appareil susceptible de révéler ma position. Il a fallu faire preuve d’inventivité pour éviter les arrestations. Par exemple, nous tournions parfois une scène que je dirigeais depuis un autre lieu. Le plus compliqué a été lorsque j’ai contracté le Covid. J’avais 40 degrés de fièvre, et nous filmions des scènes dans le désert. Je ne pouvais pas me rendre à l’hôpital sous ma véritable identité, car si les autorités découvraient ma présence dans cette région, elles auraient immédiatement compris que je réalisais un film illégalement. J’étais tellement malade que nous avons dû interrompre le tournage. J’ai fini par obtenir une carte d’identité d’un homme du village, et je suis allé à l’hôpital, non rasé, avec un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, pour ne pas être reconnu. Je pense que je n’aurais jamais pu faire ce film sans ce groupe de personnes extraordinaires et courageuses, à qui je suis profondément redevable. Les Graines du figuier sauvage n’est pas seulement mon film, c’est notre film, que nous avons réalisé ensemble.
Ce qui est formidable, c’est que, sans faire de compromis ni dans l’histoire, ni dans la retranscription de la réalité et des émotions, toute cette pression, ces peurs, ces incertitudes et les difficultés du processus de tournage se retrouvent dans l’énergie que le film dégage.
Et qu’en est-il des membres de votre équipe qui sont encore en Iran ?
Ils et elles subissent d’énormes pressions : ils n’ont ni le droit de travailler, ni celui de voyager. Le régime tente par tous les moyens de leur rendre la vie impossible. Ce qui continue de m’étonner, c’est de voir à quel point un régime peut avoir autant peur d’un simple film…
Où avez-vous puisé l’idée de ce film ?
L’idée m’est venue en prison ! J’étais avec Jafar Panahi lorsqu’un détenu politique est entré en grève de la faim. Une personne du système judiciaire est venue vérifier l’état de santé de ce prisonnier. Un des gardiens de cette délégation est venu me parler. Au début, je ne voulais pas entrer en contact avec lui, mais finalement, il m’a parlé pendant 5 à 7 minutes et m’a expliqué qu’à chaque fois qu’il entrait dans la prison, il cherchait un endroit où se pendre, car il ne supportait plus les critiques de sa famille et de ses enfants chaque fois qu’il rentrait chez lui, à cause de son métier.
Avec Panahi, nous suivions la révolte de la jeunesse dans les rues d’Iran. Lorsque je suis sorti de prison, j’ai vu toutes les vidéos des manifestations publiées par les jeunes. Même si le mouvement avait perdu de l’ampleur, j’ai décidé de bâtir mon histoire sur ces deux expériences, qui se rejoignent dans mon questionnement sur le système judiciaire, les conditions carcérales, et le comportement de la police.
Ce qui est très intéressant, et ce qui évolue le plus, c’est le personnage de la mère de famille. Pouvez-vous nous parler de ce personnage, qui représente un pivot dans cette famille que l’on pourrait symboliquement étendre à la société ?
Non, je ne pense pas qu’elle évolue véritablement. Pour moi, ce sont les filles qui sont à l’avant-garde et qui jouent un rôle central. La mère est plutôt un personnage en proie à la confusion. Elle ne sait pas trop comment se positionner, coincée entre les pôles de tradition et de modernité. Son objectif principal est de préserver l’unité familiale en tant qu’entité. Elle incarne les personnes qui refusent de voir les choses sous un autre angle, qui souhaitent que tout continue selon la même logique. Bien sûr, il y a une certaine évolution, mais elle se manifeste très tard, non seulement dans le film, mais aussi dans le récit, et est provoquée par le danger imminent auquel ses filles sont confrontées.
Pouvez-vous nous parler de l’esthétique du film, qui n’utilise plus la métaphore mais le réalisme ?
J’ai choisi de ne plus recourir aux métaphores, car elles nécessitent une construction complexe de la pensée pour leur donner du sens. Dans mes premiers films, j’ai beaucoup employé la métaphore, comme de nombreux∙ses cinéastes iranien∙nes. Cependant, cela pose le problème d’adapter une esthétique à un environnement autoritaire, ce qui peut conduire à se conformer par peur, entraînant ainsi une forme d’auto-censure. Lorsque j’ai décidé de confronter la réalité de manière directe, cela a libéré mon cinéma.
De Mohammad Rasoulof; avec Misagh Zare, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki; Iran; 2024; 167 minutes.
Le film sortira sur les écrans de Suisse romande le 18 septembre 2024.
Malik Berkati, Locarno
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