Locarno 2025 – Concorso : With Hasan in Gaza de Kamal Aljafari, ou l’archive vive qui défie l’effacement – Rencontre
Présenté en Compétition internationale au Festival de Locarno 2025, With Hasan in Gaza de Kamal Aljafari n’est pas qu’un film : c’est un sursaut de mémoire, une résurrection fragile d’un monde à présent en ruine. Conçu à partir de trois cassettes MiniDV tournées en 2001 et miraculeusement redécouvertes en pleine destruction de Gaza, ce documentaire est autant un poème qui transcende le simple témoignage qu’une archive à brûle-pourpoint. À travers l’objectif d’Aljafari, on déambule avec Hasan, dans son taxi, dans une Gaza aujourd’hui disparue — marchés grouillants, étals achalandés, enfants espiègles jouant et courant vers la mer, hommes attablés devant des jeux de cartes —, les images d’un quotidien déjà meurtri par le conflit, celui de l’Intifada de 2001, mais irradié d’une vitalité qui, aujourd’hui, prend des allures de requiem. Les images captent les nuances, les textures, les rires et les gestes ; elles deviennent la chair et la mémoire d’une ville qui, quelque 20 ans plus tard, sera méthodiquement effacée.
Image courtoisie Kamal Aljafari Productions
Le réalisateur palestinien transforme ces fragments oubliés en un exercice de mémoire qui se cogne brutalement sur les images qui nous parviennent de Gaza depuis 20 mois. La quête initiale — retrouver un ancien compagnon de geôle israélienne lorsqu’il avait 17 ans — se mue en road-trip poignant aux côtés de Hasan, guide énigmatique dont le destin reste suspendu. Sans montage, le film épouse la chronologie brute des rushs, offrant une reconstruction archivistique qui marque par son authenticité. La banalité de cette fresque est d’autant plus déchirante qu’avec nos yeux d’août 2025, nous savons que l’espace filmé n’existe plus, comme probablement un certain nombre de ces visages incrustés sur la bande magnétique.
Les images présentées se retrouvent – malgré elles, puisqu’elles n’avaient pas vocation à être montrées – à servir de rappel de la tragédie constante qui ponctue la vie des Palestinien∙nes depuis la Nakba. Entre le témoignage du cinéaste lui-même, arrêté arbitrairement et détenu illégalement sous un régime militaire autorisant l’emprisonnement sans procès, et les séquences d’une population assiégée par les colonies, dépendante des accès au travail de l’autre côté du mur – avec des scènes d’humiliations, de traitements dégradants, de violence institutionnelles, hors champ, perçus seulement au son –, tous les stigmates de l’apartheid et de la déshumanisation sont déjà palpables. Si la mémoire résiste, c’est aussi parce que les enfants cherchent la caméra, veulent être filmés : ces visages sont le reflet de ceux que le génocide en cours cherche à effacer. Mais ils sont désormais inscrits dans l’histoire, ils sont vus et regardés.
Aljafari fusionne témoignage, archive, poésie et musique palestiniennes dans un acte de résistance qui réhumanise la tragédie. Loin de toute abstraction, son film rappelle que sous les ruines, les bombes et la famine, il n’y a pas une « entité » indéfinissable, mais des individus semblables à tout un chacun. C’est l’oubli que nos consciences acceptent trop facilement – et que ces images nous arrachent avec une cruelle nécessité.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le dimanche 10 août 2025, Anas al-Sharif, célèbre correspondant palestinien d’Al Jazeera à Gaza, a été assassiné lors d’une frappe israélienne, aux abords de l’hôpital al-Shifa dans la ville de Gaza, ciblant une tente de presse avec quatre collègues — tous journalistes ou cameramen pour la chaîne qatarie. Il avait 28 ans, était marié et père de deux jeunes enfants, et était l’un des derniers visages médiatiques locaux à documenter le conflit au quotidien dans l’enclave palestinienne puisque la presse internationale est interdite d’accès à Gaza par Israël.
Face à la menace constante pesant sur lui depuis le conflit, Anas al-Sharif avait rédigé un texte-testament au mois d’avril 2025 sur le réseau ex-Twitter, demandé à être publié en cas de décès qu’il finissait par :
« N’oubliez pas Gaza ».
Rencontre :
Votre film souligne l’importance cruciale des archives, comme ces registres d’état civil des réfugié·es de la Nakba sauvés in extremis par l’ONU avant le bouclage de la bande de Gaza. Ces images sont capitales en ce moment où un pays tente d’invisibiliser toute une population en proie à un génocide. Pourquoi avez-vous choisi de les montrer maintenant ? Pourquoi pas auparavant ?
Je n’ai pas choisi de les montrer maintenant. Je ne savais pas qu’elles existaient au départ. Je les avais complètement oubliées. Je les avais filmées à l’époque, et je n’ai jamais regardé ces rushes avant il y a un an à peine. Par un concours de circonstances, je les avais retrouvées dans une boîte, chez moi.
Image courtoisie Kamal Aljafari Productions
Vous les avez trouvées dans une boîte ?
Oui, et j’ignorais leur existence. Ces images sont remontées à la surface, ces rushes, à ce moment précis. Je ne les avais pas revus auparavant. Après mon voyage à Gaza, je suis parti étudier et j’ai commencé d’autres projets. Et j’ai oublié.
Vous les avez oubliées ?
Oui. Je les ai oubliées, et le temps a passé.
Vous rappelez-vous pourquoi vous aviez choisi, à l’époque, de filmer votre voyage ?
Parce que je m’intéressais déjà au cinéma. Mais mon intention n’était pas d’en faire un film spécifiquement.
Mais savez-vous pourquoi vous les avez oubliées ? Je veux dire, c’est quelque chose de très particulier qui émerge précisément au moment où l’on en a besoin, en réalité.
Exactement. Mais c’est le mystère de la vie, vous savez. Il existe une sorte de logique interne impossible à saisir. Pourquoi est-ce apparu aujourd’hui, il y a un an, dans ce moment d’urgence extrême, et pas il y a 10 ou 5 ans ? Je l’ignore.
Pourriez-vous nous parler de l’importance de ces images que nous voyons aujourd’hui, et qui ont été étrangement préservées ? C’est essentiel qu’elles aient été conservées. Car, l’État israélien tente de nier que les Palestinien·nes ont une histoire propre, une histoire qu’il cherche à effacer.
Je pense que ce qu’ils ont en tête est bien sûr criminel et assez fou, mais ce n’est pas réaliste. On ne peut jamais effacer des peuples ou des nations. Il subsistera toujours des traces. Malgré leur puissance, malgré tout. Faire des films, préserver des images d’archives, quel que soit le lieu ou l’histoire racontée, c’est une démarche qui me touche profondément. Comme lorsque j’ai retrouvé les cassettes VHS de vidéosurveillance chez mon père pour le projet An Unusual Sommer. Ce n’est pas quelque chose que l’on décide, cela advient. Quand cela advient, il faut suivre. C’est ce que j’ai fait avec ce film. J’étais sur d’autres projets, j’ai tout mis de côté pour me concentrer sur celui-ci et le terminer, à cause de l’urgence du moment.
Ce qui est primordial, c’est que vous avez rendu un visage aux habitant·es de Gaza. Vous avez réhumanisé ces personnes. Voyez-vous cette dimension essentielle : montrer les visages des enfants, leurs rires, leurs jeux, des femmes et leur colère, mais aussi la chambre d’un enfant, identique à celle d’un autre enfant dans une autre partie du monde – cela participe à réhumaniser toute l’histoire…
Je ne pense pas que nous ayons besoin de réhumaniser les Palestinien·nes : ils et elles sont des êtres humains.
Bien sûr, mais il y a eu un très long processus de déshumanisation qui a rendu possible le génocide en cours, c’est pourquoi j’emploie ce terme…
Oui, oui. Lorsque je filmais, intuitivement, je capturais des choses que je trouvais intéressantes et importantes. Cette scène que vous mentionnez, avec les tirs… J’ai ouvert la caméra, et je crois que Hasan m’avait dit que j’allais dormir dans la chambre de sa fille parce que sa mère l’avant emmenée ailleurs – elle ne voulait probablement pas qu’elles dorment à la maison à cause des risques. Je suis allé dans cette pièce et j’ai filmé. Et vous voyez, c’est une chambre d’enfant ordinaire, et pendant que je filmais, les tirs retentissaient. Je n’ai rien monté, c’est l’enregistrement brut, tel que je l’ai capté sur le moment. Je l’ai filmé parce que oui, il y avait des peluches, des photos au mur… C’est là où dormait une petite fille.
Les médias ne vous montrent jamais cela. Les grands médias font autre chose. Ils participent activement à cette dénormalisation des Palestinien·nes.
À quel point ?
En ne montrant que des moments hystériques de leur condition, quand ils subissent des violences et des atrocités. Ils ne les montrent jamais dans leur normalité. Je ne veux pas généraliser, mais je parle des médias vraiment dominants. Par exemple, vous avez des images de la famine à Gaza. Et puis, vous avez une image d’un otage israélien. Et tout le monde s’emballe, car un Israélien aurait faim. Les Allemands sont très remontés par cette image. Parce que ça leur rappelle l’Holocauste. Mais l’Holocauste ne peut pas être évoqué par des images palestiniennes. C’est de la déshumanisation. Il n’y a pas de mots pour décrire cela. C’est vraiment la racine du racisme qui imprègne le système et les gouvernements. Pas nécessairement les gens, car je ne pense pas que la majorité des Allemand·es, des Européen·nes ou même des Étasunien·nes soient d’accord avec ça aujourd’hui. Mais les gouvernements sont complètement détachés de cette réalité.
Ce qui est frappant dans votre film, c’est qu’il montre que tout n’a pas commencé le 7 octobre 2023, comme Israël tente de le faire croire, que l’histoire est très longue et s’est répétée de nombreuses fois. Vous évoquez l’emprisonnement à la fois individuel et collectif, à travers l’arbitraire et l’apartheid imposé, avec cette phrase qui résonne aux deux niveaux lorsque vous dites, à propos de votre propre détention : « La vie était devenue la prison ».
Oui, bien sûr. Je pense que d’une certaine manière, la force de ce film réside en tant que document. Il existe, on peut le voir. C’est pourquoi il n’y a pas besoin d’y ajouter quoi que ce soit. Les spectateur∙trices établissent par eux-mêmes les connexions. C’est d’autant plus puissant que ce sont vos propres connexions en tant que public. Cela reste ancré en vous, dans votre conscience, dans vos sentiments en tant qu’être humain.
Image courtoisie Kamal Aljafari Productions
Vous n’utilisez pas de voix off, mais vous inscrivez des éléments de votre biographie à l’écran. Pourquoi ce choix ?
Je trouve que c’est une manière plus douce, plus discrète, d’introduire une narration dans le film. Il y avait déjà beaucoup de dialogues. Je pense que ces textes ajoutent une dimension très contemplative. On aurait pu ajouter une voix off, je n’ai rien contre cela, mais dans ce cas précis, écrire des fragments de souvenirs était plus approprié. Comme je le mentionne, j’écrivais des souhaits, des pensées en prison. Je les ai laissés là-bas, mais l’écrit à l’écran en garde l’écho.
Vous cultivez aussi une certaine manière mystérieuse de raconter l’histoire, car au début, on ne sait pas trop où vous allez dans cette voiture, on comprend que vous cherchez quelqu’un, mais jusqu’à la fin, on manque d’éléments précis, une sorte de suspense se crée…
Oui, et je pense que cela reflète très fidèlement le voyage lui-même. Mon objectif initial était de retrouver une personne spécifique, mais en filmant, je découvrais autre chose. Tout a été filmé entre le 1er et le 2 novembre 2001. Chaque étape me menait plus loin, ou ailleurs. Oui, c’était aussi un suspens pour moi. Par exemple, après la nuit passée chez Hasan, le lendemain, nous nous sommes retrouvés à filmer et il m’a dit que mon ami vivait peut-être dans un autre endroit. Et nous avons continué.
Dans votre film, l’utilisation de la poésie et de la musique rappelle qu’il existe une forte tradition culturelle en Palestine, une richesse que l’on cherche aussi à effacer – comme en témoigne, par exemple, le cas de la jeune poétesse Fatma Hassona, assassinée avant le Festival de Cannes et la présentation du film Put Your Soul In Your Hand de Sepideh Farsi, dont elle est la protagoniste…
Dans chaque ville, dans chaque quartier, il y a un·e poète. J’ai grandi avec cela. Pour moi, quelqu’un comme Darwish, sa poésie est profondément cinématographique. Cela a été une source d’inspiration pour mon travail de cinéaste. Il était donc important de partager dans le film, à travers la musique et la poésie, tout cet héritage culturel palestinien. C’est constitutif de la condition dans laquelle nous vivons, de notre société, de tout. C’est un pays d’une très ancienne civilisation. Il est crucial de le souligner à chaque instant, parce qu’ils essaient de prétendre qu’il n’y avait rien avant eux.
N’avez-vous jamais eu de contact après votre séjour, après avoir filmé ?
Non, c’était la première et la dernière fois que j’ai rencontré Hasan. Je ne sais pas quel a été son destin, ni celui de sa famille. Et maintenant, j’ai peur de demander…
De Kamal Aljafari; Palestine, Allemagne, France, Qatar ; 2025 ; 106 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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