Mostra 2022 – Settimana Internazionale della Critica : Dogborn d’Isabella Carbonell – Un film coup de poing sur la marchandisation de l’être humain
Depuis quelque temps, les films et séries ayant pour sujet la traite humaine et les réseaux pédophiles se multiplient, avec plus ou moins de réussites et différentes perspectives, les deux derniers, Blanquita présenté à la Mostra dans la section Orizzonti à travers un scandale réel qui s’est déroulé au Chili au début des années 2000, et Paradise Highway d’Anna Gutto, présenté à Locarno sur la Piazza Grande, une grosse production insipide, avec une Juliette Binoche qui l’est autant dans son rôle d’héroïne. Avec Dogborn, Isabella Carbonell, également scénariste du film, entre dans le sujet frontalement tout en soignant son objet cinématographique. Et c’est percutant !
L’utilisation du hors champ voix, du cinéma soigné dans sa photo (signée Maja Dennhag), ses cadres, ses choix de lumières. Il est toujours réconfortant de ne pas subir du misérabilisme cinématographique qui appuie sur une histoire de misère sociale et humaine. Pour son premier long métrage, Isabella Carbonell trouve un ton artistique juste pour aborder son sujet, ne tombant pas non plus dans l’autre extrême, celui du mauvais goût esthétisant le sordide. La narration visuelle joue avec les variations de couleurs bleues, vertes, rouges qui transpercent l’atmosphère de la nuit et des mondes interlopes, sur un mode de saturation/désaturation constant, en effet miroir chromatique des comportements et des états intérieurs des petites mains des bas-fonds du commerce de la nuit.
Des jumeaux, sans abri, sans statut légal dans le pays, survivent au jour le jour. Il fonctionne comme les deux pôles opposés d’un aimant : la sœur (interprétée par l’actrice et rappeuse suédoise Silvana Imam) a une personnalité extravertie, dans le couple qu’elle forme avec son frère, c’est elle qui parle, qui crie pour se faire entendre, se débat pour trouver une solution et, lorsqu’il faut laisser sortir la vapeur de la cocotte-minute qu’elle est, qui cherche la bagarre physique. Son frère (Philip Oros) est passif, muet, renfermé ; au-delà du traumatisme dont il semble souffrir, on a parfois envie de le secouer ! La sœur contacte son cousin qui travaille pour un homme qui a pignon sur rue dans la ville. Il leur propose un travail a priori simple : transporter des marchandises d’un point A à un point B. L’offre est trop belle pour être honnête, ils le pressentent mais noient ce sentiment jamais explicitement exprimé dans une soirée de fête avant leur première nuit de travail.
Le lendemain soir, première livraison. La marchandise est humaine. Il s’agit d’amener des femmes chez des clients particuliers, puis de les ramener au bercail. Difficile pour les jumeaux de soutenir le regard des femmes – pour les spectateurs.trices également, leurs yeux nous prenant à témoin de manière implacable. Dogborn conjugue les situations désespérées. Les regards se croisent, se détournent, finissent par s’accrocher, mais que faire ? La survie primale s’impose sur la conscience, jusqu’à ce que deux sœurs chinoises, une ado (Emma lu) et une enfant d’une dizaine d’années (Mia Liu), deviennent la marchandise à livrer. Pour enfoncer le clou, c’est la période des fêtes de fin d’année, l’ignominie culmine quand des hommes récupèrent les filles à côté d’un sapin de Noël décoré.
Les événements vont s’accélérer pour les deux entités liées par le sang, les amenant à rendre des comptes au chef du réseau, un bon père de famille qui aime parler de sa fille, sa princesse. Il personnifie, de manière parfaitement réaliste, la capacité de l’être humain à considérer celles et ceux qui ne sont pas lui et son extension comme des marchandises, des sans noms, des sans âmes, des sans corps, des sans dignité et vie à préserver. Avec ce revirement prévisible, néanmoins nécessaire à la relance de l’histoire, la réalisatrice va casser la dynamique de ces deux couples de frères et sœurs en les intervertissant ses composantes : puni.es par le chef, le frère va rester avec la petite fille dans sa chambre rose et violette, pendant que sa sœur doit rattraper ses erreurs avec l’adolescente.
Ces quatre personnages, qui faisaient front face aux vicissitudes du monde avec leur binôme, doivent apprendre à survivre quelques heures avec un.e étranger.ère. Les scènes qui s’ensuivent sont porteuses d’une grande richesse narrative symbolique. Dans la voiture, l’adolescente parle à la jumelle en chinois. C’est la spectaculaire affirmation du gouffre entre leurs deux mondes. On regrettera qu’Isabella Carbonell n’ait pas entièrement fait confiance à cet excellent procédé en incrustant pour le public la traduction de ses paroles : « Il n’y a rien que je pourrais te dire que tu puisses comprendre. » Le jeu de langage s’initie également entre le frère et la petite fille, mais ici sur le ton de l’apaisement. Comment se réparer, ne serait-ce que pour un moment suspendu, volé au réel ? Ce sera la petite fille qui entraînera le jumeau dans son univers rose bonbon de danse cathartique sur une chanson d’anime. Bouleversant.
D’Isabella Carbonell; avec Silvana Imam, Philip Oros, Mia Liu, Emma Lu ; Suède ; 2022 ; 84 minutes.
Malik Berkati
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